Droit du travail : le modèle libéral à l’essai

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Le contrat première embauche modifie en profondeur le droit du travail, sans garantir un impact significatif sur l'emploi.

En rendant public, le 17 janvier dernier, son deuxième plan pour l’emploi, le Premier ministre paraissait fier de lui. Il faut dire que neuf mois consécutifs de baisse du chômage, cela vous regonfle le moral quand on est aux manettes. Même si le premier plan pour l’emploi, présenté en août dernier1, n’est pour rien dans cette amélioration. Le contrat nouvelle embauche (CNE), qui en constituait la mesure phare, n’est entré en vigueur qu’en novembre : son influence, si tant est qu’il en ait une, n’a donc pu être que marginale sur l’emploi.

Alors, quoi de neuf, dans ce deuxième plan ? Un nouveau type de contrat, dit " première embauche ", le CPE2 ; des exonérations de cotisations sociales supplémentaires pour l’embauche de tout jeune de moins de 26 ans demandeur d’emploi depuis plus de six mois ; une petite amélioration du système de rémunération des stagiaires ; une taxe sur les entreprises de plus de 250 salariés qui n’accueilleraient pas assez de jeunes en formation par alternance ; de plus grandes possibilités pour cumuler une retraite et des revenus d’activité, ou une mission d’intérim et un autre emploi.

Il ne faut pas sous-estimer ce plan fait de bric et de broc : venant après le CNE, ce nouveau contrat (ainsi que la confirmation du contrat " senior ") modifie en profondeur le droit du travail. Sans garantie que cela ait un impact significatif sur l’emploi. Pour comprendre pourquoi le gouvernement s’engage dans cette voie risquée, il faut prendre un peu de recul.

Une " exception française "

Le taux de chômage, en France, est supérieur de plus de trois points à ce qu’il est dans les autres pays de l’ancienne Union européenne à quinze. Et cela dure depuis 1994, à l’exception de la période 1999-2001, où la baisse a été plus forte en France que dans le reste de l’Union. Cet écart quasi structurel est, en outre, particulièrement fort pour les 15-24 ans : de l’ordre de 5 points3. Le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin avait cru que, pour résorber cette " exception française ", une baisse supplémentaire des cotisations sociales suffirait. Elle fut donc massive et élargie à toutes les entreprises. Sans résultat sur le chômage. D’où un retour des emplois aidés annoncé par Jean-Louis Borloo début 2005, et confirmé par Dominique de Villepin lors de son arrivée à Matignon, budget à l’appui. D’où également le plan Borloo, dont la mesure phare consiste à promouvoir les emplois de service aux personnes.

Mais entre réductions de cotisations sociales, emplois aidés, incitations fiscales à l’emploi à domicile par des particuliers, prime pour l’emploi versée aux titulaires de bas revenus d’activité et aides sociales (minima sociaux, etc.), la note commence à devenir très salée, de l’ordre de 35 milliards d’euros par an. Aller plus loin devient un exercice de corde raide dans un contexte budgétaire très tendu. Pas question évidemment non plus, pour la droite, de relancer la dynamique des 35 heures, tant diabolisée.

Une autre suggestion est alors apparue sur le marché des idées : libéraliser le licenciement. Le " coût de séparation ", c’est-à-dire le coût (en temps et en argent) supporté par l’employeur pour rompre un contrat de travail à durée indéterminée (CDI) serait excessif en France. Résultat : par crainte de commettre des erreurs d’embauche ou par souci de conserver de la flexibilité, les entreprises recruteraient peu et surtout en contrats temporaires. Notamment les jeunes. Cette situation serait à la fois injuste et inefficace. Injuste, puisque pendant que les uns sont surprotégés, les autres sont surprécarisés. Et inefficace, parce que les entreprises peinent à trouver les compétences qu’elles recherchent, tandis que les travailleurs, trop peu mobiles, ont du mal à valoriser les compétences qu’ils ont acquises. Un marché du travail plus fluide réduirait donc les inégalités et stimulerait la croissance.

Sauf que faciliter les licenciements, c’est fragiliser les uns sans forcément améliorer le sort des autres : les entreprises embauchent peut-être plus facilement, mais elles licencient aussi plus facilement. Si bien que l’effet net sur l’emploi est " incertain ", disent les économistes. Traduisons : faible, voire probablement nul. D’où le scepticisme généralisé qui avait accueilli ces propositions, mêmes habillées sous des atours alléchants4.

Précarité généralisée

Pour éviter de devoir jouer davantage sur la dépense publique pour agir en matière d’emploi, comme le président de la République l’y engageait, le Premier ministre s’en est pourtant saisi. D’abord en créant le CNE en faveur des entreprises de moins de 20 salariés (qui emploient 4,5 millions de personnes, un quart des salariés du secteur concurrentiel). Puis en lui donnant maintenant un petit frère, le CPE, à destination des jeunes de moins de 26 ans (soit 2,6 millions d’actifs). Dans les deux cas, il s’agit d’un contrat à durée indéterminée, qui peut être rompu par l’employeur au cours des deux premières années, sans justification et sans procédure particulière.

Le CPE s’accompagne, comme le CNE, d’une indemnité de rupture de 10 % du salaire brut, identique au montant actuel de l’indemnité de précarité versée en fin de contrat à durée déterminée (CDD). Et, pour les salariés licenciés entre le quatrième et le sixième mois de contrat, et qui ne seront pas couverts par l’assurance chômage (puisqu’il faut plus de six mois de cotisations pour en bénéficier), l’Etat versera une indemnité mensuelle de 460 euros par mois durant deux mois. Stages, périodes travaillées en alternance ou contrats à durée déterminée effectués dans la même entreprise seront pris en compte dans le calcul des deux ans. Enfin, si le CPE est conclu avec un jeune au chômage depuis au moins six mois, l’employeur sera totalement exonéré de cotisations patronales durant trois ans.

Ce nouveau contrat accentuera la précarité pour les jeunes travailleurs. Certes, actuellement, beaucoup d’entre eux (64 % pour la génération arrivée sur le marché du travail en 2001) commencent déjà leur parcours professionnel par un contrat temporaire. Mais, sauf faute professionnelle, le titulaire d’un CDD est assuré d’aller jusqu’au terme prévu du contrat, alors qu’avec le CPE, l’incertitude reste totale pendant deux ans. Et, surtout, pratiquement tous les jeunes (sauf ceux ayant réussi un concours d’entrée dans la fonction publique) seront désormais précaires.

Une voie risquée

Ces nouveaux dispositifs auront-ils en contrepartie un effet positif ? La réponse doit être nuancée. Il n’est pas exclu que, rassurés sur leur capacité à rompre sans délai et sans frais le contrat de travail, les employeurs se montrent un peu moins sélectifs à l’entrée. Et qu’ils embauchent plus de monde, notamment plus de jeunes. Par méfiance, ils craignaient jusqu’à présent de les embaucher, parce que peu diplômés ou sans référence antérieure. Une enquête d’un cabinet conseil, Fiducia, avance, à partir d’affirmations patronales, que 29 % des personnes embauchées avec un CNE ne l’auraient pas été si ce contrat n’avait pas existé. Si cela devait être confirmé par des études plus sérieuses, ce serait effectivement une bonne nouvelle pour les chômeurs ne disposant pas d’atouts particuliers ; ils auraient ainsi plus de facilités pour acquérir une expérience professionnelle.

Proportion de jeunes entrés sur le marché du travail en 2001, dont le premier emploi a été un emploi temporaire

L’exemple danois, souvent invoqué, va dans ce sens : la protection dont bénéficiaient jusqu’au début des années 90 les salariés y a été fortement réduite, ce qui a provoqué une augmentation des recrutements et de l’emploi. Mais la France n’est pas le Danemark. Les syndicats n’y comptent pas dans leurs rangs quatre salariés sur cinq. Le droit du travail constitue la seule barrière de sécurité pour les salariés, faute de tradition négociatrice et contractuelle. En outre, au Danemark, la collectivité assure à tous les chômeurs une garantie de revenu élevée (environ 1 400 euros par mois au moins, avant impôt il est vrai) et quasi-illimitée, sous condition d’accepter les emplois convenables proposés. En France, seul un demandeur d’emploi sur deux est indemnisé pour un montant moyen de 850 euros.

En outre, annoncer la création du CPE avant la moindre évaluation des effets du CNE, c’est donner un gage supplémentaire au libéralisme ambiant, sans être assuré de la moindre contrepartie de la part des entreprises. Le Medef ne s’y est pas trompé : il réclame que cette mesure, applicable seulement aux jeunes, soit généralisée. Une mesure prise sans concertation, sans évaluation et sans garantie. Faut-il être pressé par les échéances électorales pour s’engager aussi légèrement dans une voie aussi risquée !

  • 1. Voir Alternatives Economiques n°239, septembre 2005, et n°243, janvier 2006.
  • 2. Dénomination en partie trompeuse, car il se peut très bien que les jeunes embauchés sous ce type de contrat n’en soient pas à leur première expérience professionnelle.
  • 3. Le fort taux de chômage des jeunes en France s’explique en partie par le nombre important de jeunes qui poursuivent leurs études, si bien que, sur le marché du travail, les 15-24 ans sont majoritairement des personnes faiblement diplômées, donc davantage victimes du tri sélectif des employeurs. Mais cela n’explique qu’une partie du surchômage des jeunes par rapport aux autres pays européens.
  • 4. Ainsi, le rapport de Pierre Cahuc et Francis Kramarz, remis fin 2004 au ministre des Finances (qui était à l’époque Nicolas Sarkozy) et dont le titre (De la précarité à la mobilité : vers une sécurité sociale professionnelle) reprend une terminologie chère à la CGT.

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