L’économie sociale, l’alternative citoyenne
L'économie sociale gagnera en visibilité si elle s'affirme comme un levier de transformation sociale.
L’économie sociale emploie aujourd’hui près de deux millions de salariés, qui travaillent pour le compte d’associations, de coopératives, de mutuelles ou de fondations. Toutes ces organisations ont en commun d’être issues d’initiatives citoyennes, de servir d’abord les intérêts de leurs adhérents, associés ou sociétaires, et d’être gérées démocratiquement. Elles jouent aujourd’hui un rôle essentiel dans le secteur de l’assurance et de la banque, de l’assurance maladie complémentaire, dans l’agro-alimentaire, mais aussi dans l’ensemble des services, de la culture aux loisirs, en passant par le secteur sanitaire et social.
Historiquement issue des utopies socialistes du XIXe siècle, l’économie sociale demeure peu connue en tant que telle, comme en témoigne le contenu des manuels d’économie, qui réduisent le plus souvent l’économie à deux secteurs : d’une part, une économie marchande, dominée par les entreprises de statut capitaliste et, de l’autre, une économie publique, où Etat et collectivités locales offrent les biens et les services que le marché est incapable de produire. Les manuels oublient ainsi le rôle joué, dans le secteur marchand, par des entreprises de statut non capitaliste et, dans le secteur non marchand, par des organisations de statut privé, à commencer par les associations.
Cette faible visibilité a des raisons objectives. Même s’ils apprécient ses services, les adhérents d’une mutuelle santé ou les sociétaires d’une société d’assurance mutuelle n’ont pas toujours conscience de participer à une " autre économie ". Tout comme les patients des cliniques privées à but non lucratif ou les touristes qui bénéficient des services d’un club de vacances associatif. Cette situation s’explique par la différence souvent limitée qui sépare les prestations de l’économie sociale de celles offertes par d’autres organisations. Elle tient aussi au fait que les organisations de l’économie sociale jugent rarement utile, dans leur communication, d’expliquer que la qualité propre de leurs services est liée à leur statut.
Il faut reconnaître aussi qu’une grande partie des acteurs et des militants de l’économie sociale s’autosatisfont des vertus endogènes qui découlent des statuts de leurs organisations : parce qu’elles sont à caractère non lucratif, parce qu’elles sont gérées de manière démocratique et parce qu’on peut librement y adhérer ou en sortir, les organisations de l’économie sociale seraient bonnes en soi. Ce sont assurément de grandes qualités, qui distinguent ces organisations des entreprises capitalistes qui, elles, cherchent d’abord à maximiser leurs profits. Mais l’économie sociale, comme toute organisation productive, doit aussi être jugée à la qualité des services qu’elle rend à la société, pour aujourd’hui et pour demain. Elle sera d’autant plus visible qu’elle sera perçue comme une force de transformation sociale, qui contribue à résoudre les problèmes auxquels notre société est confrontée, qu’il s’agisse du chômage de masse, des transformations de l’Etat-providence, du développement d’un capitalisme actionnarial mondialisé dominé par la finance, ou de la montée de l’individualisme qui mine les solidarités collectives.
Le défi du chômage de masse
Répondre au chômage de masse et au développement de la pauvreté et de la précarité est sans doute le principal défi pour l’économie sociale. Le développement de ses organisations, notamment dans le domaine du crédit ou de la prise en charge des risques sociaux, a répondu aux besoins de groupes dont les membres partageaient le sentiment d’appartenir à une même communauté (professionnelle, territoriale ou autre). Il a été porteur de progrès social à une échelle plus vaste, parce qu’il a poussé les pouvoirs publics à généraliser des systèmes de protection sociale collectifs et obligatoires.
En opposant exclus et inclus, le chômage de masse a conduit à fermer l’accès aux services offerts par l’économie sociale marchande à une part croissante de la population, faute de solvabilité. Il a ainsi révélé les limites des solidarités qu’elle propose quand l’action publique ne parvient plus à intégrer l’ensemble de la population dans la société salariale.
Face à cette situation, l’économie sociale n’est pas restée inactive. Les structures associatives qui avaient historiquement joué un rôle essentiel d’aiguillon des pouvoirs publics en matière d’action sociale ont su innover, en sortant d’une démarche d’assistance pour devenir des acteurs des politiques d’emploi. Elles ont multiplié les initiatives en vue d’offrir des solutions aux exclus de l’emploi. Leur proximité du terrain et leur ancrage sociétal leur ont permis d’être à l’écoute des besoins sociaux et de proposer des réponses souvent originales et adaptées aux besoins des personnes. Tout cet ensemble d’initiatives, souvent désignées sous le terme d’économie solidaire, a par ailleurs bénéficié du soutien des banques et des mutuelles coopératives les plus engagées. L’économie sociale est ainsi venu suppléer les carences d’un Etat incapable d’assurer le plein-emploi et laissant une partie de la population tomber dans l’insécurité sociale.
Un double risque
Reste qu’au final, l’économie sociale apparaît aujourd’hui exposée à un double risque : devenir, dans sa partie marchande, le lieu de solidarités étroites qui ne contribuent que marginalement à résoudre les problèmes sociaux du moment ; et, dans sa partie non marchande, se retrouver l’auxiliaire d’un Etat-providence en repli.
Il lui faut donc aller plus loin. Elle doit se donner de nouveaux objectifs de transformation sociale en sachant profiter de ses points forts. Les pistes ne manquent pas et sont aujourd’hui explorées par ses acteurs les plus conscients. Dans le secteur financier, par exemple, les compagnies d’assurance mutuelle et les banques coopératives jouent un rôle croissant dans la gestion de l’épargne, autant individuelle que collective. L’évolution du portefeuille d’activité d’une entreprise comme la Macif, hier encore spécialisée dans la seule assurance-dommage (assurance auto et multirisque habitation), en est une illustration. Il peut sembler paradoxal de voir ces entreprises non capitalistes devenir d’importants intervenants sur les marchés financiers et rechercher, pour leurs clients, les placements les plus lucratifs... Mais la contradiction se lève quand ces structures utilisent leur puissance de feu financière pour encourager les entreprises à devenir plus responsables en matière sociale et environnementale. Ou quand elles développent leurs investissements dans les activités ayant une forte utilité sociale, via un soutien à l’épargne solidaire, comme le fait par exemple le Crédit coopératif. Au lieu de se contenter de tirer un avantage compétitif de l’absence de capitaux à rémunérer, les banques et les assureurs mutualistes peuvent ainsi contribuer à moraliser le capitalisme.
A l’écoute des besoins sociaux
Autre exemple : les difficultés de l’Etat-providence et la pression libérale qui s’exerce en vue de limiter son intervention et, avec elle, les prélèvements obligatoires. Le recul de l’Etat-providence, alors que de nouveaux besoins sociaux se développent, liés notamment au vieillissement de la population, peut apparaître comme une opportunité de développement pour l’économie sociale. Mais, là encore, ses acteurs les plus conscients ont compris que son succès dépend de la bonne articulation de son offre avec un Etat social dynamique. On le voit bien en matière d’assurance santé : les déremboursements opérés par l’assurance maladie obligatoire ont accru l’espace laissé aux mutuelles. Mais, dans le même temps, la rupture de solidarité ainsi exercée contribue à créer un climat favorable à une gestion non solidaire des risques sociaux, où chacun paye pour son propre risque, ce qui ne peut que profiter aux compagnies d’assurance de statut capitaliste.
L’économie sociale doit donc savoir jouer son rôle de prestataire de services tout en continuant à se faire l’écho des besoins sociaux et à faire bouger les pouvoirs publics. Plutôt que de se replier sur les solidarités restreintes qu’elle organise, elle doit prendre appui sur elles pour promouvoir des solidarités plus vastes. Ce qui suppose parfois des compromis difficiles : ainsi, par exemple en matière d’assurance santé, la mutualité a choisi de soutenir le principe du parcours de soins tout en continuant à lutter contre la dérive vers une médecine à deux vitesses instaurée de facto par la réforme Douste-Blazy.
Dernier exemple : les services aux personnes. Les organisations de l’économie sociale ont répondu favorablement à la volonté exprimée par le ministre des Affaires sociales, Jean-Louis Borloo, de développer le secteur. Mais, là encore, les plus impliquées d’entre elles se sont positionnées comme acteur du plan gouvernemental tout en interpellant les pouvoirs publics. La forme retenue de solvabilisation de la demande conduit en effet à privilégier les classes moyennes et supérieures aisées. De même, l’économie sociale s’est inquiétée des conditions dans lesquelles les services étaient délivrés, dans l’intérêt de leurs bénéficiaires, mais aussi des salariés, qui doivent pouvoir accéder à des emplois qualifiés et correctement rémunérés.
On voit à ces exemples que l’économie sociale, quand elle le veut, peut concilier développement d’entreprise et transformation sociale, à condition d’être à l’écoute des besoins sociaux et de demeurer fidèle à ses valeurs. Cet équilibre suppose que la démocratie y demeure vivante et que la question " A quoi servons-nous ? " soit constamment posée au sein de ses organisations.