Cinq priorités pour réduire les inégalités
Rendre la société plus juste passe par des mesures concrètes en faveur de l'égalité des chances et des hiérarchies moins pesantes.
Peut-on rendre la société plus juste ? Il existe deux façons simples de refuser le débat. La première est apparemment pragmatique : c’est la montée du chômage qui fragilise les moins qualifiés et rouvre le débat sur les inégalités : il " suffirait " de réduire le chômage pour que tout rentre dans l’ordre. La seconde, plus idéologique, accuse la faille de notre modèle occidental de capitalisme régulé et prône un changement radical de système.
Pour ceux qui veulent agir sans attendre le plein-emploi ou le grand soir, une société plus juste passe par l’accès de chacun à tous les possibles, l’abolition de tous les privilèges de l’argent ou de l’école. Mais la véritable égalité des chances passe aussi par un fonctionnement d’ensemble lui-même moins inégalitaire, où les hiérarchies sont moins pesantes et où la collaboration joue un rôle accru au détriment de la compétition.
1. Ecole : agir à la racine
Mieux vaut prévenir que guérir. De plus en plus d’experts s’accordent pour dire qu’il faut agir à la racine, en particulier via le système scolaire, et donner véritablement des chances à chacun. Les moyens consacrés aux enfants en difficulté ne sont pas à la hauteur : le gouvernement veut les " concentrer " sur les publics les plus en difficulté tout en soulignant que l’échec scolaire concerne un public très large !
Il faudrait mettre le paquet dès l’école maternelle, grande oubliée des réformes scolaires actuelles. Par ailleurs, au lieu d’introduire de plus en plus de matières de plus en plus tôt (comme l’anglais), au profit des bons élèves, il serait préférable d’allonger les cursus conformément à l’allongement de la vie et se concentrer sur les savoirs de base. Pourquoi par exemple ne pas apprendre à lire à 7 ans, comme c’est le cas dans les pays scandinaves, au lieu de 5 ou 6 ans ? La proposition paraît incongrue, mais on sait que pour maîtriser la lecture, il faut connaître un certain nombre de mots, et que plus on apprend tôt, plus les enfants de milieux défavorisés ont de chances de se trouver en échec faute de posséder un vocabulaire suffisant1.
Par la suite, tout semble fait au profit des enfants les plus favorisés. Notre système d’évaluation rigide et permanente dès le collège produit une " constante macabre " d’élèves en échec, comme l’a dénoncé le professeur André Antibi. Dans les comparaisons internationales, les élèves français apparaissent de bon niveau mais peu autonomes, anxieux et très scolaires. Des générations entières ont été placées sur la touche faute de maîtriser suffisamment l’outil mathématique, dont tout le monde constate le rôle trop important dans la sélection, mais qu’aucun ne songe sérieusement à réduire...
2. Redonner du pouvoir aux salariés
Les inégalités de revenus reflètent notamment le pouvoir de négociation des salariés au sein de l’entreprise. Le chômage de masse et la précarité ont fait basculer le rapport de force en faveur des directions d’entreprise, au détriment des salariés les plus fragiles et les moins qualifiés.
"Ne pas faire l’impasse sur les inégalités sociales"
Sans attendre le retour du plein-emploi, il est pourtant possible de mieux respecter le droit du travail. Les inspecteurs n’ont pas les moyens de jouer leur rôle, notamment dans le domaine des conditions de travail et des statuts. Personne ne conteste que les contrats à durée déterminée, par exemple, sont pour une bonne part renouvelés de façon illégale, pas seulement par des petits entrepreneurs soumis à une concurrence forcenée, mais aussi par de grandes entreprises comme La Poste. Il en est de même du droit d’information et de représentation des salariés, qui se réduit lentement comme peau de chagrin.
L’émergence de nouveaux droits, associés à la personne plutôt qu’à son emploi, permettrait-elle de redonner des pouvoirs aux salariés, malgré la précarisation des emplois ? Le droit individuel à la formation de vingt heures par an, nouvellement mis en place, va dans ce sens, mais il demeure encore insuffisant pour les moins qualifiés.
3. Mieux redistribuer, à tous les niveaux
Un débat oppose ceux qui voudraient redistribuer la richesse et ceux qui pensent qu’il faut réduire les inégalités " primaires " (avant redistribution). Mais il n’y a rien de tel pour réduire les inégalités à la base que de redistribuer la richesse pour permettre à tous les citoyens d’accéder à un niveau de vie décent. Les prestations du système de protection sociale, du RMI aux allocations logement en passant par les allocations familiales, jouent un rôle essentiel pour amortir les conséquences du chômage pour des millions de foyers. Réduire les inégalités passe sans doute d’abord par l’élévation de minima sociaux parmi les plus faibles en Europe.
La redistribution de la richesse passe non seulement par la façon dont on distribue, mais aussi par le mode de prélèvement. De ce côté, depuis six ans, les politiques fiscales consistent essentiellement à réduire l’impôt sur le revenu ; or, c’est celui qui corrige le plus les inégalités... Comment mieux distribuer ? D’abord en supprimant au maximum les dispositifs de " niches fiscales " qui constituent de véritables privilèges pour certains contribuables (dont les journalistes). Sans oublier la mesure la plus coûteuse pour l’Etat, le mécanisme du quotient familial, qui n’existe qu’en France et qui consiste à alléger l’impôt des familles en proportion croissante de leur niveau de revenu (avec un plafond tout de même) ! Enfin, la TVA, qui constitue la plus importante des ressources fiscales de l’Etat, pourrait jouer un rôle davantage redistributif, par une modulation des taux en fonction des biens.
4. Renforcer les services publics
En diminuant les impôts, la France choisit d’accroître le pouvoir d’achat des catégories aisées, plutôt que d’améliorer la qualité de ses services collectifs, du niveau national au niveau local. Or, les services collectifs, de l’éducation à la santé, en passant par les transports, le logement et la culture, sont des facteurs de réduction structurelle des inégalités et porteurs de mobilité sociale.
Encore faut-il permettre à chacun d’avoir accès aux services publics existants. De l’enseignement supérieur aux politiques culturelles, certains profitent avant tout à une minorité aisée. Doit-on faire " payer les riches " à l’université ou à l’opéra ? Ce serait renoncer au fond à l’objectif, peut être irréaliste, d’une réelle démocratisation.
Il faut aussi se donner les moyens de répondre à des besoins collectifs nouveaux. Tout le monde dénonce par exemple l’insuffisance des capacités d’accueil en crèche, qui permettraient aux femmes de mieux conjuguer vie professionnelle et vie familiale, compte tenu de l’inégal partage des tâches domestiques (voir encadré). Mais les politiques publiques n’ont jamais été à la hauteur depuis vingt ans. Il en est de même dans le domaine du logement social, dont le parc ne progresse guère en dépit des annonces du gouvernement.
5. Lutter contre les discriminations
La politique de lutte contre les discriminations est l’objet d’une grande hypocrisie. Nombreux sont ceux qui se satisferaient de compter autant de femmes " pédégères " que d’hommes et quelques présentateurs de couleur au journal télévisé. Que les femmes et les étrangers soient aux premières loges de la précarité et des bas salaires, que le système scolaire soit taillé sur mesure pour les enfants des catégories aisées n’inquiètent pas grand monde.
Même si l’arbre des discriminations cache souvent la forêt des inégalités sociales, leur existence constitue une plaie de la société française2. Les outils en la matière ont été multipliés : les chartes et autre labels fleurissent, une Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité a été créée. En juin dernier, le gouvernement se voit même doté d’un ministre délégué à la promotion de l’égalité des chances, Azouz Begag, en plus de Catherine Vautrin, nommée ministre déléguée à la parité et la cohésion sociale.
Mais quand les choses sérieuses se présentent, les labels et autres chartes de bonne volonté que met en place, à grand renfort de publicité, une poignée de grandes entreprises, sont mises au rencard. Dans le secteur privé, le fait qu’une seule femme figure au conseil de surveillance et d’administration de PSA Peugeot Citroën n’a pas empêché d’accorder à l’entreprise le label égalité. La diversité n’empêche en rien la précarité, que les mêmes patrons revendiquent et qui frappe en premier lieu les femmes et les moins qualifiés, dont une grande part de personnes issues de l’immigration. " Les femmes sont les premières victimes de la déstructuration du marché du travail ", commente Françoise Milewski, économiste à l’OFCE3 ; les mesures qui les pénalisent au premier chef, comme le récent contrat nouvelle embauche, passent pourtant comme une lettre à la poste.
Cette hypocrisie est largement partagée : les principaux partis politiques eux-mêmes préfèrent payer des amendes plutôt que d’appliquer la loi sur la parité qu’ils ont votée. " L’essentiel est de faire appliquer le droit, et pour cela de mobiliser la police et la justice dont on sait qu’elles restent trop souvent passives devant une forme de délinquance qui ronge notre tissu social ", commente Gwénaële Calvès, professeur de droit à l’université de Cergy-Pontoise (voir page 64). Ce qui n’est pas facile, car ce type d’infraction demeure le plus souvent particulièrement difficile à prouver.
- 1. Voir " Apprendre à lire, un chemin aride ", par Alain Bentolila, Le Monde du 15 juin 2005.
- 2. Voir " Les entreprises doivent prendre des couleurs ", Alternatives Economiques n°242, décembre 2005.
- 3. Et auteure du rapport Les inégalités entre les femmes et les hommes : les facteurs de précarité, éd. La Documentation française.