Le capital social : un concept flou

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Depuis une dizaine d’années, une abondante littérature s’est développée autour du concept de " capital social ". L’idée centrale est de considérer la sociabilité et la participation associative, les normes et les valeurs, comme un stock de " capital " au niveau macrosocial. La promotion du concept, notamment par le politologue américain Robert Putnam, insiste sur l’impact déterminant d’un haut niveau de capital social sur le bien-être, la croissance, la santé publique, etc. Ce discours, alliant la promesse d’un capital qui ne coûte rien et qui profite à tous et la valorisation du social, peut séduire, mais le concept reste flou. Et, contrairement à ce qu’affirment ses promoteurs, il ne débouche pas sur des prescriptions utiles pour les politiques publiques.

1. La croisade de Robert Putnam

En 1995, le politologue américain Robert Putnam publie un court essai, Bowling Alone : America’s Declining Social Capital, qui fait grand bruit outre-Atlantique. Il y dresse le constat - spectaculaire - de la baisse du stock de capital social aux Etats-Unis depuis le milieu des années 60. Par cette expression, il désigne alors " les caractéristiques de l’organisation sociale, telles que les réseaux, les normes et la confiance, qui facilitent la coordination et la coopération pour un bénéfice mutuel ". Le concept n’est pas nouveau : Pierre Bourdieu en France et James Coleman aux Etats-Unis l’avaient employé plus tôt, mais ni l’un ni l’autre n’en faisaient un attribut des sociétés au niveau macro.

Parmi les symptômes du déclin, la moindre fréquence des soirées entre amis, des dîners en famille et des réu nions associatives. Le discours, un brin passéiste, plaît énormément. S’il pointe, via le déclin du capital social, un certain malaise social, Putnam en impute principalement l’origine à des facteurs exogènes, donc très acceptables : les effets de génération et la consommation excessive de télévision.

Ses premiers travaux sur le capital social, au début des années 801, commencent avec des recherches sur les performances des régions italiennes après la décentralisation administrative. C’est à la recherche de ce qui fait " marcher la démocratie " qu’il s’attaque. Ces travaux débouchent sur Making Democracy Work, publié en 1993. Il montre que la propension de la population à l’engagement civique (forte dans le riche Nord et faible dans le pauvre Sud) est le facteur crucial dans les différences de performances institutionnelles, sociales et économiques entre les régions.

Applaudi par l’Association américaine de science politique, l’ouvrage est vivement critiqué par divers historiens, sociologues et politologues : interprétation trop rapide de statistiques peu robustes, confusion entre corrélations et causalité, traitement sélectif de l’histoire de l’Italie (de l’oubli de la présence des Normands dans le Sud il y a bien longtemps à l’épisode fasciste totalement occulté), non-prise en compte des différences politiques, circularité du raisonnement, etc. La conceptualisation du capital social aussi est mise en question : ne s’agirait-il pas, plutôt que d’un concept nouveau, d’une version modernisée d’approches culturalistes elles-mêmes fort critiquées ?

Ces réactions viendront surtout après la publication, en 1993, d’un court article, " The Prosperous Community ", qui vulgarise et généralise les résultats de l’étude sur l’Italie, et du Bowling Alone de 1995. Elles n’entraveront guère la carrière du concept, ni celle de Putnam, son principal promoteur. Bowling Alone devient l’emblème du social capital et Putnam publie en 2000 un gros ouvrage sous ce titre. Un site Internet, bowlingalone.com, assure - à coup d’affirmations choc2 - la promotion de l’ouvrage.

Il lance un séminaire virtuel, le " Saguaro Seminar ", où les participants expliquent, discutent et partagent leurs expériences en vue de restaurer le capital social ; un site associé " bettertogether .org " est créé et, en 2003, le tout débouche sur un autre ouvrage, Better Together, qui recense les efforts entrepris et les signes de résurrection du capital social aux Etats-Unis.

2. Le stock national de capital social

Tout au long de ce parcours, la rhétorique est constante : si une société3 A obtient de meilleurs résultats qu’une société B (moindre criminalité, meil leure santé, meilleurs résultats scolaires des enfants, moindre pauvreté, taux de croissance plus élevé, meil leure gouvernance, etc., y compris davantage de bonheur), alors c’est que la société A est dotée4 d’un stock de capital social supérieur à celui de la société B. La taille du stock se constate par le niveau d’un indice synthétique qui additionne des indicateurs de participation associative, électorale et politique, de bénévolat et de sociabilité (réseaux relationnels, voisinages...), que l’on agrège au niveau souhaité. A l’échelle des Etats des Etats-Unis, Putnam trouve systématiquement une corrélation forte entre toutes sortes de résultats économiques ou sociaux désirables et cet indicateur.

Taux d’adhésion des 15 ans et plus aux associations en 2002, selon le niveau de diplôme et le niveau de vie, en %

Le discours ne tombe pas dans le vide. La Banque mondiale s’intéresse de très près à l’idée ; elle y consacre un programme de travail lancé en 1996 et lui dédie, en 1998, un site Internet spécifique5. L’approche du capital social y est tellement englobante qu’elle désigne presque tout ce qui ne relève pas directement du marché et qui, avec le marché, " fait " une société. On peut penser qu’il était grand temps de prendre en compte les dimensions sociales et sociétales du développement là où le dogme de l’ajustement structurel tenait lieu de credo. Mais les choses ne sont pas si simples, car le " social " peut aussi être requalifié en tant que valeur économique. La mise en oeuvre de la notion au sein de la Banque admet ces deux interprétations : d’un côté, l’affirmation de la nécessité d’associer les populations aux projets (par exemple, pour des projets d’irrigation ou de reforestation) ; de l’autre, une théorisation qui fait du capital social (des pauvres) un substitut au capital économique et financier (des riches).

Vers la fin des années 90, l’OCDE se penche à son tour sur la question. Elle publie en 2001 un rapport étonnamment enthousiaste, mêlant constats, affirmations péremptoires et questions, mais misant sur la pertinence du concept : " Bien que les éléments d’information dont on dispose soient pour l’instant préliminaires, ils donnent effectivement à penser que la notion de capital social est utile aux fins de l’action gouvernementale " (page 45). Il y a bien quelques doutes ; par exemple, l’OCDE relève que le capital social et l’égalité sont liés, mais que le sens du lien causal est incertain. Le rapport mentionne aussi que les travaux empiriques sur les effets macroéconomiques du capital social produisent des résultats très irréguliers selon le pays et la période étudiés, et selon que les modèles intègrent ou non d’autres variables explicatives - cela peut même aller jusqu’à inverser le signe des effets ! Mais la tonalité est avant tout positive. Il ressort aussi du rapport que le capital social est affreusement difficile à mesurer, et d’ailleurs, cela pourrait expliquer, selon l’OCDE, la difficulté d’en mettre en évidence les effets.

Zoom Les théories du capital social

Une différence fondamentale entre les diverses approches du capital social se trouve dans le sens donné au terme " capital " : plutôt économique, analysé comme le résultat d’une décision déterminée par la recherche de profit, ou plutôt métaphorique, vu comme une entité exogène, relevant de la culture (Fukuyama, par exemple) ou résultant incidemment d’autres activités (une externalité).

Pierre Bourdieu1 le définit comme " l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance ; ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe (...) ". Articulé aux autres capitaux matériels et symboliques, il s’agit d’un capital au sens économique, c’est-à-dire résultant d’un investissement et orienté vers la recherche de profit : " Les profits que procure l’appartenance à un groupe sont au fondement de la solidarité qui les rend possibles. (...) L’existence d’un réseau de liaisons n’est pas un donné naturel (...) mais le produit du travail d’instauration et d’entretien qui est nécessaire pour produire et reproduire des liaisons durables et utiles, propres à procurer des profits matériels et symboliques (...). "

A l’inverse, James Coleman2, inspirateur initial de Putnam, pose le capital social essentiellement comme un sous-produit des activités des individus dans une société. Il ne dit pas précisément de quoi il se compose : " Le capital social est défini par sa fonction. Il ne s’agit pas d’une entité unique, mais d’un ensemble d’entités qui ont deux caractéristiques communes : elles relèvent toutes d’un aspect de la structure sociale, et elles facilitent les actions des individus au sein de la structure. (...) A la différence d’autres formes de capital, le capital social est inhérent à la structure des relations entre les personnes (...). "

  • 1. Dans " Le capital social-notes provisoires ", par Pierre Bourdieu, Actes de la recherche en sciences sociales, 31 : 2-3, 1980.
  • 2. Dans " Social Capital in the Creation of Human Capital ", par James Coleman, American Journal of Sociology, 94 : 95-120, 1988.

Difficile effectivement de mesurer le stock de capital social. Dans la littérature empirique, les normes, les réseaux, la réciprocité et la confiance sont le plus souvent approchés par des mesures de participation à la vie sociale (participation associative, contacts et relations sociales informelles, bénévolat, participation électorale) et/ou par des mesures de la confiance (dans des institutions, dans des groupes sociaux, en général dans les autres) et/ou des opinions sur l’honnêteté des autres, les valeurs, la tolérance, etc. Vouloir faire de tout cela un indicateur unique revient à amalgamer de multiples dimensions dont l’articulation n’est pas explicite.

La question se pose même si l’on restreint la mesure à une seule dimension, par exemple la participation associative : difficile de penser qu’appartenir à un club de golf, à une association de collectionneurs de boîtes de camembert ou à l’Association des lecteurs d’Alternatives Economiques sont équivalents. Ensuite, si l’on prend la mesure à un niveau agrégé, celui d’un pays, on néglige les possibles inégalités de composition et de distribution du capital social entre différentes catégories de population. Or, celles-ci sont manifestes dès que l’on change de perspective : au niveau individuel, de nombreuses études montrent que la participation à la vie sociale et politique est fortement corrélée au statut socio-économique. C’est assez spectaculaire pour la participation associative (voir tableau page 77) : à l’exception des clubs du 3e âge, le taux d’adhésion augmente régulièrement avec le diplôme et le niveau de vie.

3. Peut-on fabriquer du capital social ?

Admettons toutefois que c’est la taille du stock qui compte. L’important alors est de savoir en fabriquer. Là aussi le bât blesse : car si le capital social trouve ses racines dans l’organisation profonde des sociétés, autant dire que certaines sociétés ont de la chance et d’autres pas. Il y a d’ailleurs ici un mystère : comment quelque chose de si profondément ancré peut-il brutalement s’effondrer en deux générations, comme le décrit Bowling Alone ? Si l’on en croit Better Together (2003), il doit pourtant être possible de tisser du capital social. Sur ce point, il est intéressant de remarquer que l’adversité constitue manifestement un contexte favorable : Putnam montre ainsi en 2002 que les attaques du 11 septembre ont renforcé l’intérêt des Américains pour les questions publiques, et renforcé leur confiance dans leur gouvernement - ce qui laisse perplexe d’ailleurs sur les déterminants, la mesure ou la signification de cette confiance.

Mais d’où vient ce capital social ? Putnam propose une " théorie du débordement " : dans les associations volontaires (chorales, clubs de football, sociétés de lecteurs, ligues de bowling bien sûr, mais aussi syndicats, parents d’élèves, etc.), les individus apprennent la réciprocité et la confiance qui permettent de coopérer pour atteindre des objectifs communs. La suite est affaire de cercles vertueux : l’obtention de résultats satisfaisants pour tous renforce le goût de chacun pour l’action collective ; le " je " devient alors un " nous ".

Le principe actif du " nous ", c’est la réciprocité généralisée. " Nous faisons un geste pour quelqu’un non pas pour qu’il nous rende la pareille ", dit Putnam pour expliquer comment la sociabilité crée des normes de confiance et de réciprocité6, " mais en prévoyant que nous serons traités de la même façon par une tierce personne ". L’exemple qu’il choisit pour illustrer son propos n’est guère convaincant : " Lorsque nous nous arrêtons à un stop pour laisser passer une voiture, c’est en sachant qu’une autre voiture s’arrêterait pour nous "... Sociabilité ou code de la route et peur du gendarme ?

Revenons cependant à la théorie du débordement. S’il y a un tissu dense de connexions, il y a donc beaucoup de gens dans ces bonnes dispositions. Cela suffit-il pour expliquer comment, acquises dans un contexte donné, elles se généralisent ? Putnam distingue en fait deux sortes de capital social : le " bonding ", fait des liens forts entre les membres d’un groupe, et le " bridging ", qui permet les relations entre les groupes. Mais les mécaniques qu’il décrit ne permettent pas de comprendre comment les deux s’articulent, ni pourquoi la première sorte favoriserait l’éclosion de la seconde. Pourquoi la capacité de coopération qui se développe entre les membres d’une équipe de football en ferait des individus coopératifs quel que soit le contexte ? Si de multiples raisons expliquent pourquoi ceux qui se ressemblent s’assemblent, une enquête sur la participation associative (Muller et Lefebvre, voir " Pour en savoir plus ") met d’ailleurs en évidence que la motivation la plus fréquente à l’adhésion est " rencontrer des personnes ayant les mêmes préoccupations ou les mêmes goûts, se faire des amis " (il est fort probable que ce qui permet à ceux qui ne se ressemblent pas de vivre en société ne repose pas sur les mêmes bases).

Les relations, la sociabilité ou la confiance rendent la vie plus facile (et plus agréable) et procurent éventuellement des avantages (pour trouver un emploi, se faire aider, bénéficier de privilèges divers...). Ce n’est un scoop ni pour les sociologues ni pour les économistes. Les agglomérer sous l’appellation " capital social " n’apporte toutefois pas grand-chose de plus, renvoyant à des objets incommensurables (perceptions, comportements, normes et réseaux) sans dire comment ils s’articulent non seulement entre eux, mais aussi avec le marché et avec les institutions. Et en proposant une explication simpliste à des phénomènes compliqués, le social capital contribue surtout à brouiller l’analyse des inégalités.

  • 1. Il n’y est pas encore question de capital social, le mot-clé est alors culture politique.
  • 2. Par exemple, Putnam signale parmi un ensemble de " surprising facts " - et on ne le démentira pas - qu’adhérer à un groupe entraîne une diminution de moitié du risque de mourir dans l’année qui suit (p. 334), ou encore que déménager vers une région à haut capital social est presque aussi bon pour la santé que d’arrêter de fumer (p. 328).
  • 3. Le terme pouvant englober des groupes plus ou moins vastes (associations, mais aussi quartiers, communautés, régions, Etats, pays).
  • 4. Putnam utilise l’expression " blessed ", que l’on peut traduire aussi par bénie... L’essentiel étant que, dotée ou bénie, la société en question n’y est pour rien !
  • 5. Le site est en cours de rénovation... depuis près d’un an.
  • 6. Dans un entretien à Enjeux Les Echos de juillet-août 2005, page 104.

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