Opinion

La gestion et nous

3 min
Philippe LORINO Professeur à l'Essec. Dernier ouvrage paru : Comptes et récits de la performance aux Editions d'Organisation.

Lors du débat sur la reprise de la SNCM par un fonds privé à l’automne 2005, nombre d’élus, de journalistes et de syndicalistes s’indignèrent de ce que le montant déboursé par le repreneur était sensiblement inférieur à la valeur des actifs de l’entreprise. Ils n’ont pas vu, apparemment, que la valeur des actifs ne dit pas grand-chose sur la valeur d’une entreprise, laquelle dépend autant des dettes accumulées que des anticipations de résultats futurs ! Cette anecdote n’est qu’un exemple, parmi d’autres, de la faible culture de gestion de la société française et de ses élites. L’Ecole nationale d’administration (ENA), par exemple, ne dispense de formation au management qu’à dose homéopathique - comme si l’administration de l’Etat n’avait rien à voir avec la gestion. Le terme même de " gestion " est entaché pour beaucoup d’une certaine suspicion, car il véhicule " l’horreur économique " des " logiques comptables ".

Il en résulte une sous-estimation collective systématique des enjeux politiques et sociaux attachés aux techniques de gestion, illustrée récemment par le désintérêt manifeste qui entoura l’adoption, au niveau européen en 2002, de nouvelles normes comptables dites " IFRS ". Il s’agit pourtant d’un événement majeur. Ces normes bouleversent profondément les logiques de gestion des entreprises, leur prise de risques, leurs relations avec les actionnaires et le fonctionnement des marchés financier et immobilier. Par exemple, le vieux principe de prudence comptable voulait jusque-là qu’une entreprise ne comptabilise ses actifs qu’à une valeur suffisamment basse pour qu’on ait une bonne probabilité de la réaliser en cas de besoin. Désormais, les actifs doivent être évalués " à leur juste valeur ", telle que définie par les marchés au moment de l’évaluation, au risque que les fluctuations des marchés ne se traduisent par des variations brutales de cette valeur et n’infligent ainsi de sérieuses déconvenues aux partenaires de l’entreprise (fournisseurs, créditeurs) ou ne mettent en péril l’équilibre de l’entreprise.

Jacques Chirac avait certes déploré en juillet 2003 l’inspiration financière de ces normes, mais il était trop tard pour que cela ait le moindre effet pratique. L’opinion publique et la classe politique françaises ont accueilli cet événement avec un bâillement d’ennui. Il fait pourtant partie des évolutions les plus signifiantes dans notre environnement institutionnel et économique. Le paradoxe veut ainsi que le " Non " explicite à un renforcement politique de l’Europe exprimé au référendum du 29 mai se soit accompagné d’un " Oui " implicite à un renforcement des logiques de marché mondialisées à travers ces nouveaux cadres comptables, selon une cohérence sans doute bien peu vue et encore moins voulue par la plupart de nos concitoyens... Gare aux sociétés qui perdent le goût et la compréhension du monde où elles sont plongées !

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