Entretien

" La construction européenne est plus que jamais nécessaire "

9 min
Josep Borrell président du Parlement européen
Zoom Josep Borrell, président du Parlement européen

Josep Borrell Fontelles est né le 24 avril 1947 dans un village des Pyrénées catalanes. A dix ans, il abandonne l’école primaire. A partir de 16 ans, il prépare le baccalauréat à la maison, tout en travaillant dans la boulangerie familiale. Devenu ingénieur aéronautique et docteur en sciences économiques, il a participé à différents gouvernements socialistes à Madrid. D’abord comme secrétaire d’Etat aux Finances, puis comme ministre des Travaux publics, des Transports et de l’Environnement. Il a participé aux travaux la Convention européenne en tant que délégué du Parlement espagnol. Tête de liste du Parti socialiste espagnol lors des dernières élections au Parlement européen, il a été élu président du Parlement européen en 2004.

Où en est aujourd’hui la construction européenne ?

Elle est dans l’impasse, une impasse dont on ne sait pas comment sortir. Le projet de traité constitutionnel est aujourd’hui en quelque sorte congelé. Les " Non " français et néerlandais, qui n’étaient absolument pas prévus, ont fait remonter à la surface toutes les contradictions latentes de la construction européenne. C’est pourquoi la période de réflexion ouverte aujourd’hui va se prolonger au-delà du mois de juin, sans doute jusqu’à juin 2007. Le projet européen a réussi à faire advenir ce que les pères fondateurs attendaient de lui, mais l’Union est aujourd’hui en panne d’objectifs, de projets partagés. Sur chaque sujet, les points de vue diffèrent.

Ne pourrait-on pas tenter de sortir du blocage institutionnel actuel en tentant de développer des politiques concrètes, qui donnent une visibilité au projet européen ?

Certains développent effectivement l’idée qu’il faudrait donner un contenu concret à l’Europe, faire renaître l’intérêt des citoyens en développant des projets dont chacun pourrait voir les résultats. Mais les politiques ne poussent pas dans les arbres, elles ne sont pas le fruit de la nature, elles ne tombent pas du ciel quand il pleut ! Les politiques se font à travers les institutions. Par quel miracle aurait-on demain de bonnes politiques avec de mauvaises institutions ? Les institutions de Nice ne sont pas adaptées à une Europe à vingt-cinq, demain à vingt-sept. Je souhaite ardemment qu’on fasse de bonnes politiques, mais si l’Union est en panne de projets aujourd’hui, c’est aussi qu’elle n’a pas les institutions nécessaires pour les définir et les porter. On ne peut donc négliger les questions institutionnelles au motif qu’elles n’intéresseraient pas les gens.

Vous voulez dire que les désaccords sur les institutions reflètent en fait en grande partie des désaccords sur les objectifs...

Absolument.

Mais l’idée que le débat institutionnel est primordial est difficile à faire passer...

C’est normal. Dans le débat politique national, l’architecture institutionnelle est une donnée. Les gens discutent de questions politiques concrètes, parce que les procédures et les institutions sont là. Nous avons un gouvernement, un Parlement, des institutions judiciaires, et les gens comprennent comment ça marche. Ce n’est pas le cas en Europe ; Montesquieu n’est pas passé par Bruxelles et tout est encore à construire. Mais le fait est là : la mise en oeuvre de nouvelles politiques suppose l’existence de procédures adéquates.

Précisément, puisque l’essentiel est dans les procédures, ne pourrait-on dissocier les différentes parties du traité constitutionnel afin de conserver les parties 1 et 2, qui traitent des institutions et des principes, et laisser de côté la partie 3, la plus contestée, qui entre dans le concret des politiques ?

Cela n’aurait pas de sens de dire " on enlève la partie 3 et on adopte les parties 1 et 2 ", puisque cela aboutirait au final à la conserver dans la forme adoptée à Nice. Il faut au contraire engager le débat sur la partie 3 et ne pas se contenter de chercher à intégrer les éléments nouveaux apportés par le traité constitutionnel. On ne sortira pas de la situation actuelle sans revoir l’ensemble du texte, c’est-à-dire sans reprendre tout ce qui a été construit dans le passé. La situation présente nous offre la possibilité de jouer une sorte de deuxième tour des traités de Maastricht et d’Amsterdam, de rouvrir le débat sur l’architecture politique, économique et sociale associée à l’euro. Le débat a montré qu’une partie importante des citoyens français, et pas seulement français, pense que l’Union n’est pas un bouclier face à la mondialisation, mais au contraire le cheval de Troie d’une libéralisation forcenée.

Vous donnez raison aux partisans du " Non " français ?

Non. J’ai fait campagne pour le " Oui " en Espagne, en France et aux Pays-Bas. Je dis simplement qu’une partie de l’opinion a bien la conviction que l’Union ne leur apporte aucune protection. De même, si les Néerlandais ont voté " Non ", c’est qu’ils ont aujourd’hui peur de perdre leur identité nationale, d’être submergés par l’immigration. Et ils disent " c’est la faute de l’Europe qui s’élargit trop, qui ouvre les frontières ". Ils ont tort, mais c’est ce que pense une grande partie de l’opinion néerlandaise.

Et quand les médias nous montrent les manifestants qui s’opposent à la directive " Services portuaires " ou à la directive Bolkestein sur la libéralisation des services, l’image qui nous est donnée est bien celle d’une mobilisation populaire contre les politiques européennes. De fait, l’Union européenne n’a pas assez débattu de ce que devait être sa réponse à la mondialisation. Les solutions données jusqu’à présent ont trop souvent penché du côté de la thèse néoclassique qui veut qu’il suffit d’ouvrir les marchés à la concurrence et tout le reste nous sera donné par surcroît. On ne peut plus en rester là, dque l’euro n’a pas tenu ses promesses en termes de croissance et d’emploi, ce qui pèse beaucoup dans l’appréciation négative portée aujourd’hui par une large partie de l’opinion sur l’Europe.

La faiblesse de la croissance alimente effectivement la peur de la mondialisation. Mais comment relancer l’activité ? Quelle part doit revenir aux mesures structurelles et à la politique économique ?

L’Union européenne n’arrête pas de parler des réformes structurelles, et notamment de la nécessaire réforme du marché du travail sans jamais se poser la question de la qualité du policy mix* mis en oeuvre au sein de l’Union. La réalité est pourtant que de multiples réformes du marché du travail ont été mises en oeuvre dans nos différents pays tandis que, dans le même temps, la coordination des politiques monétaire et budgétaire demeurait toujours gravement défaillante. C’est là une des raisons majeures de la faiblesse de la croissance en Europe. On ne pourra faire cohabiter durablement une politique monétaire centralisée, qui échappe à tout contrôle politique des Etats, et des politiques budgétaires très décentralisées, sans aucun lien entre elles.

S’il y a une leçon à tirer de l’expérience du Royaume-Uni au cours de ces dernières années, elle réside dans les effets positifs d’une bonne coordination des politiques monétaire et budgétaire. Ce ne sont pas tant les réformes du marché du travail qui ont été à l’origine de la croissance de l’activité au Royaume-Uni que la qualité de la gestion macroéconomique, qui a échappé aux contraintes d’un pacte de stabilité inadapté à la situation conjoncturelle de l’Union européenne. Certes, nous venons de l’assouplir, mais on continue de mettre l’accent sur les réformes structurelles plutôt que d’agir pour améliorer la qualité de la politique économique.

Une bonne politique économique suffirait-elle à régler tous les problèmes ?

Non. La contradiction entre le marché unique et les systèmes sociaux de certains pays est en train d’éclater. L’affaire Laval en fournit une bonne illustration, où l’on a vu une entreprise lettone retenue pour réaliser des travaux en Suède, à Vaxholm, en détachant des travailleurs qui échappaient aux règles des conventions collectives suédoises. Dans les pays où le système social repose sur la négociation collective et non sur la loi, le droit du marché intérieur peut entrer en collision avec le système social. On s’en rend compte aujourd’hui, parce que l’élargissement a mis en contact des pays où les normes sociales et les niveaux de développement sont très différents.

Les politiques structurelles doivent justement contribuer à aider les régions en retard tout en développant l’effort de recherche européen. C’était un des enjeux de la négociation autour des perspectives budgétaires 2007-2013. Le compromis auquel sont parvenus les chefs d’Etat et de gouvernement demeure très décevant. Est-ce la raison qui a poussé le Parlement à le refuser ?

Oui, mais c’est un refus plus nominal que réel, puisque le Parlement a accepté de négocier sur la base de l’accord intervenu entre chefs d’Etat et de gouvernement.

Justement, un budget européen limité à 1,046 % du produit intérieur brut (PIB), est-ce bien raisonnable ? Ce niveau est inférieur au niveau atteint à la fin des années 80 et même au budget 2006 !

Lors du Conseil européen de décembre dernier, j’ai dit aux membres du Conseil : " Si vous n’êtes pas capables de négocier sur une autre base que la volonté d’améliorer le solde net** de votre contribution au budget européen, il n’y aura jamais d’accord, sinon un accord a minima ". Et c’est ce qu’on a eu. Les Etats sont restés enfermés dans une logique perverse puisque tout le monde ne peut, par définition, améliorer son solde net à la fois ! Les Etats membres se sont révélés incapables de prendre en compte la valeur ajoutée commune que peut apporter le développement de politiques au niveau européen, une valeur ajoutée qui profiterait à tous.

Sortir de cette situation suppose de donner au budget européen des ressources propres. Les Britanniques y sont fortement opposés. Mais il faudra bien finir par instaurer un impôt européen, voté par le Parlement européen. L’adage dit : " No taxation without representation ", je serai tenté de le retourner et de dire " No representation without taxation ".

Au fond, vous n’êtes pas si pessimiste...

Non, le traité constitutionnel a été en partie victime de ses propres ambiguïtés. On a parlé trop vite de constitution, alors que le texte soumis à la ratification avait encore largement les caractéristiques d’un traité, notamment du fait de sa procédure de révision, à l’una nimité. On a trop dramatisé la portée du texte et cela a eu un effet boomerang. Mais il y a un avenir pour la construction européenne, car le besoin est là. Regardez les effets de la crise du gaz en Ukraine : les mêmes qui refusaient hier toute discussion en matière énergétique réclament désormais une politique énergétique commune...

Plus au fond, l’histoire nous apprend que les nations européennes ne s’entendent jamais aussi bien que lorsqu’elles doivent faire face à un défi extérieur commun. Longtemps, la menace soviétique a joué ce rôle. Aujourd’hui, on peut espérer que le développement accéléré de la Chine et de l’Inde va nous obliger à nous réveiller, à voir le monde en face, à nous rendre compte que nous ne sommes que 5 % de la population mondiale, avec une moyenne d’âge élevée, une forte dépendance énergétique et, de plus en plus, un retard en matière technologique. Il serait temps d’oublier nos petites querelles avant qu’il ne soit trop tard.

Propos recueillis par Philippe Frémeaux
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