Entretien

" Des indices pour enrichir le débat "

4 min
Jean Gadrey Professeur honoraire d'économie à l'Université Lille 1

Le produit intérieur brut (PIB) ne mesure pas le bien-être. Faut-il pour autant le jeter à la poubelle ?

Non, il est irremplaçable pour des analyses purement économiques : pour comprendre l’évolution de l’emploi ou pour mesurer les marges de manoeuvre des politiques publiques, je pense par exemple aux projections de croissance qui ont servi de base au débat national sur les retraites. Ce qui est en cause, c’est l’usage politique et médiatique excessif de la croissance pour signifier le progrès social.

Comment la diversification des indicateurs peut-elle contribuer à enrichir le débat économique et social ?

Il y a plusieurs façons de quantifier des réalités complexes. La première est de construire des tableaux de bord avec des batteries d’indicateurs. C’est le moyen le plus sérieux sur le plan de l’expertise. Une deuxième possibilité consiste à réaliser une synthèse dans des domaines plus ou moins vastes, en agrégeant différents indices. C’est la voie suivie par les indicateurs centrés sur les valeurs humaines et sociales. Certes, ces indicateurs synthétiques sont des outils rudimentaires, mais ils ont des qualités irremplaçables pour le débat public, grâce à la clarté et à la simplicité que possède le chiffre final.

Leur avantage majeur est de rééquilibrer l’information dans un contexte où les citoyens sont gavés de statistiques monétaires et financières. Il est vrai qu’ils agrègent des dimensions hétérogènes et les affectent de pondérations discutables, mais ils sont très transparents. C’est pourquoi ils se prêtent bien au débat démocratique sur ce qu’il faut compter et sur ce qui compte. Amartya Sen était au départ assez réservé concernant l’indice de développement humain (IDH)*, qu’il jugeait trop rudimentaire, mais il s’est par la suite félicité de sa capacité à attirer l’attention et à faire comprendre le caractère pluridimensionnel du développement.

Enfin, une troisième piste consiste à enrichir les comptes nationaux, en monétarisant certains éléments, comme le travail domestique ou la destruction du patrimoine naturel. C’est la voie suivie par la plupart des indicateurs à composante environnementale. Mais elle a un inconvénient majeur, c’est d’être très opaque vis-à-vis du débat public. Et particulièrement manipulable. Comment évaluer en termes monétaires le trou dans la couche d’ozone ou encore la destruction de ressources naturelles ? Quand on se fonde sur le prix de marché actuel de ces ressources - quand il existe - ou sur le coût estimé de la réparation des dommages causés, on sous-estime la perte collective entraînée par leur destruction, puisqu’il est vraisemblable que les prix et les dommages vont beaucoup augmenter. Or, les options sous-jacentes ne sont accessibles qu’aux experts.

Ces nouveaux indicateurs de richesse se sont multipliés ces dernières années. A quels usages politiques correspondent-ils ?

Leur vocation n’est pas de conduire des politiques ou d’organiser des régulations - encore qu’on pourrait imaginer par exemple que l’attribution des aides européennes aux régions soit fondée sur un indicateur de développement humain plutôt que sur le PIB par habitant. Leur objectif est de contribuer au débat public et de rééquilibrer les jugements de progrès. Il n’est pas indifférent que presque tous les indicateurs synthétiques montrent une divergence entre l’évolution de la richesse économique et celle du bien-être.

Qui produit ces nouveaux indicateurs ?

Ils émanent presque toujours d’alliances entre les acteurs associatifs, les organisations non gouvernementales et les centres de recherche. Ils reçoivent parfois le soutien d’organismes publics, comme au Canada ou en Suède. Mais la plupart des instituts nationaux de statistiques sont assez réticents, bien que l’OCDE cite maintenant certains travaux de ce type. Cela se comprend : ces indicateurs sont nouveaux et ne sont pas encore au point, comme d’ailleurs la comptabilité nationale à ses débuts, à qui il a fallu dix ou quinze ans pour s’imposer. Ils ont toutes sortes de défauts, mais le PIB, lui aussi, est truffé de conventions discutables. Certains seront oubliés et d’autres acquerront une légitimité fondée à la fois sur leur sérieux scientifique et sur leur portée politique. Il faut noter qu’ils suscitent aujourd’hui un intérêt croissant de la part des collectivités territoriales. Ainsi, la région Nord-Pas-de-Calais construit désormais un IDH régional. Tout cela est le signe de nouvelles pratiques politiques allant dans le sens de la décentralisation de l’initiative.

Propos recueillis par Sandra Moatti

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