La croissance a-t-elle un sens ?
Quand le savoir produit plus que les machines, quand les frontières s'effacent, quand la nature s'épuise, le
Savons-nous compter ce qui compte vraiment dans l’économie d’aujourd’hui ? La comptabilité nationale est née après la Seconde Guerre mondiale, dans une époque marquée par l’impératif de reconstruction et par une immense aspiration au progrès matériel, et dans des économies relativement circonscrites à l’intérieur des frontières nationales. Mais ce cadre comptable est moins adapté pour capter les mouvements d’économies de plus en plus tertiaires, immatérielles, internationalisées et financiarisées, et qui, enfin, ne peuvent plus compter la nature comme une ressource inépuisable. La comptabilité nationale a déjà évolué par le passé ; elle continue de s’adapter aux transformations de l’économie, mais demande à être complétée par d’autres mesures de la richesse et du bien-être.
Mesurer le non-marchand
Le concept central de la comptabilité nationale, le produit, n’a en réalité rien d’évident. Quand il s’agit de mesurer une production marchande, c’est assez simple. C’est le chiffre d’affaires, diminué des consommations intermédiaires, qui donne la contribution de chaque entreprise à la production. Jusqu’en 1976, le produit intérieur brut (PIB) ne comptabilisait que des activités marchandes. Cette définition du produit excluant les services publics a fini par apparaître trop restrictive. Bel exemple d’un changement de convention de richesse. Les administrations publiques sont désormais une production comptabilisée dans le PIB. Mais problème : comment estimer une production qui n’a pas de prix de marché ? La convention retenue est de valoriser ces activités à la somme de leur coût de production, soit la rémunération des salariés, augmentée des impôts et les amortissements.
D’autres productions non marchandes sont aussi incluses dans le PIB, avec d’autres conventions de mesure. Les " services de logement " produits par les ménages sont les plus importantes. Il s’agit pourtant là d’une pure fiction comptable imaginée pour que le statut juridique de l’occupant soit neutre sur les comptes : on impute ainsi aux propriétaires occupants une production de services de logement mesurée par des loyers fictifs, évalués en référence aux loyers pratiqués sur le marché pour un logement équivalent. Ainsi un locataire qui achète son logement, en privant son ancien propriétaire d’un revenu comptabilisé dans le PIB, ne fait pas baisser ce dernier.
Si la production des jardins potagers est évaluée et intégrée dans le PIB, celle du travail domestique. Pourtant la première ne représente presque plus rien, tandis que la seconde accapare un temps quasiment équivalent au temps de travail, d’après l’enquête " Emploi du temps " de l’Insee. Comment expliquer une telle différence de traitement ? Des féministes y virent dans les années 70 le signe du dédain pour les activités féminines, tant il est vrai que les tâches domestiques étaient - et restent - le fait des femmes. Bref, le PIB est macho, mais il a encore beaucoup de défauts.
Les services insaisissables
Mesurer la valeur de la production ne suffit pas. Une augmentation de la production en valeur peut en effet très bien venir d’une forte augmentation des prix, alors que les quantités produites stagnent. Il faut donc faire la part de ce qui relève des prix et de ce qui dépend des volumes produits. Il existe deux voies pour évaluer le volume d’une production : soit compter directement les quantités produites, soit utiliser un indice de prix qui permet de corriger (les économistes disent " déflater ") la variation de la valeur par la variation des prix. Or, dans de nombreux services, il est difficile d’identifier et de dénombrer des opérations techniques standardisées. C’est le cas des services publics : comment quantifier la production de l’éducation nationale, de la police ou des hôpitaux ? Faute de pouvoir évaluer directement le volume de la production, il faut donc corriger les variations de valeur par celle d’un indice des prix de production.
Dans la production des services non marchands, on utilise un indice de coût salarial. Mais on voit bien les limites de cette convention : si la valeur de la production dépend principalement des salaires, comme c’est le cas dans la majeure partie des services publics, la variation de volume (obtenue après correction de l’évolution des coûts salariaux) sera calquée sur celle des effectifs. Dans ces conditions, la productivité du travail telle que mesurée par la comptabilité nationale n’a à peu près aucun sens.
Ces problèmes ne se limitent pas au non-marchand. La production des services marchands est évaluée par une série de conventions tout aussi discutables. Comment mesurer par exemple la production d’une banque ? Certains services sont faciles à évaluer, comme les cartes bancaires payantes. Mais les comptes courants et les chèques sont gratuits. Beaucoup de services bancaires ne sont pas facturés directement. Comme le service d’intermédiation financière consiste à collecter des dépôts, puis à les prêter ou à les placer, on évalue sa production par la différence entre les intérêts reçus et les intérêts versés. Mais cette mesure est très imparfaite. Plus généralement, mesurer la production se révèle problématique dans de très nombreux services marchands, comme les assurances ou les services aux entreprises (audit, services informatiques, etc.).
Là encore, l’évaluation du volume peut difficilement s’appuyer sur un dénombrement des prestations, qui sont souvent multiformes et diversifiées. Tout repose donc sur le choix d’un déflateur largement conventionnel. Et qui échoue à capter les gains de productivité. On ne s’en est guère soucié tant qu’on considérait que les gains de productivité dans les services étaient minimes. Mais cela devient problématique depuis que l’introduction des technologies de l’information et des communications (TIC) a révolutionné des secteurs entiers, de la finance à la grande distribution.
On se souvient de la fameuse phrase de Robert Solow : " Les ordinateurs sont partout sauf dans les statistiques de productivité ". Les TIC ont permis des gains d’efficacité extraordinaires, dans le traitement de l’information, le nombre de transactions ou de dossiers traités, la qualité du service rendu (qu’on pense par exemple à la banque en ligne). Mais ce saut qualitatif n’est pas mesuré. Comme le souligne Anton Brender, directeur des études économiques chez Dexia, " les activités qui consistent à faire circuler de l’information ou à transférer du risque échappent à la mesure ; or elles sont au coeur du service rendu par les services d’intermédiation commerciale ou financière ".
Grosso modo, " la moitié de l’économie française (en termes de poids relatif dans l’emploi) est aujourd’hui analysée sur la base d’indicateurs de produit et de productivité plus ou moins défaillants ", évalue Jean Gadrey, professeur émérite à l’université Lille I. Or ces services sont aussi la part de l’économie qui se développe le plus rapidement.
Immobiliser l’immatériel ?
Les investissements immatériels défient, eux aussi, les cadres comptables. Comment comptabiliser les dépenses croissantes des entreprises en logiciel, en recherche et développement (R&D) et plus largement dans la production et la diffusion de connaissances ? Faut-il les considérer comme des investissements, qui entrent dans le PIB, ou comme des consommations intermédiaires utilisées dans le processus de production, qui, eux, n’y entrent pas. Traditionnellement, les comptables nationaux considéraient qu’aucun service ne pouvait être capitalisé comme investissement. Mais la montée des investissements immatériels a conduit à comptabiliser certains d’entre eux, notamment les achats et la création de logiciels. En revanche, les dépenses de R&D continuent d’être traitées comme des consommations intermédiaires. C’est le cas plus largement de tout un pan de dépenses qui peuvent être considérées, du point de vue économique, comme des investissements : la formation, certaines dépenses d’organisation ou de marketing (publicité...).
Une récente étude américaine estime à près de 12 % du PIB le montant du capital immatériel des sociétés. Mais une telle estimation ne peut être qu’approximative. Comment, par exemple, faire la part, dans le budget commercial d’une entreprise, entre ce qui relève de la gestion courante et ce qui prépare l’implantation sur de nouveaux marchés ? Et même en considérant que ce partage soit possible, seule une partie de ces investissements peut être considérée comme des actifs susceptibles d’être cédés, à l’instar d’une machine ou d’un bâtiment. On peut vendre une marque, mais pas le capital humain concentré dans la tête des salariés.
Les vraies richesses se mesurent-elles ?
La richesse, telle que le PIB la définit, se mesure par les flux monétaires. Cette évaluation est certes d’une importance centrale dans une économie fondée principalement sur les échanges monétaires, mais elle a nécessairement les défauts de l’évaluation monétaire. Lui échappent d’abord toutes sortes d’activités créatrices de richesse et qui concourent au bien-être sans être pour autant rémunérées, comme le bénévolat ou le travail domestique. En outre, la monnaie jette le voile de la neutralité sur la nature des dépenses, comme sur leur répartition : 100 euros dans la poche d’un pauvre ont la même valeur que dans celle d’un riche, même si cette somme contribue davantage au bien-être du second.
La " qualité " des dépenses est tout aussi indifférente : les installations de portes blindées, les assurances contre le vol ou les appointements des gardiens de prison augmentent le PIB, au même titre que les achats de parasols, de places de concert ou la construction d’une école. Et l’acquisition d’un 4X4 contribue plus au PIB que celle d’un vélo. C’est le marché qui, dans nos sociétés, établit les valeurs, et non quelque grand planificateur.
Mais, pour autant, le marché est défaillant à établir certaines valeurs. Les nappes phréatiques n’ont pas de prix et leur pollution par une agriculture productiviste n’est pas décomptée à la production de cette dernière. Au contraire, celle-ci contribue dplus au PIB qu’elle a rendu l’eau du robinet imbuvable au point de relancer la vente d’eau minérale ! Les dégâts écologiques de la croissance ne lui sont à aucun moment décomptés. Comme si les activités productives pouvaient tirer sans limite sur les ressources naturelles et rejeter indéfiniment ses pollutions dans la nature.
D’où les tentatives pour promouvoir une conception pluridimensionnelle de la richesse. Une conception qui ne se limite pas aux flux monétaires, mais prend en compte tout un capital naturel, humain et social que le marché ne valorise pas ou est incapable de valoriser, tout en contribuant pourtant au bien-être d’aujourd’hui et à la prospérité de demain. Mais ces tentatives pour quantifier une richesse élargie, enrichie en quelque sorte, doivent nécessairement s’affranchir des évaluations monétaires fournies directement par le marché. Or, les économistes ont depuis longtemps échoué à trouver un autre étalon de la valeur que la monnaie. Dès lors, tout espoir de mesurer " les vraies richesses " doit être mis au rancard.
Les indicateurs de développement humain, de bien-être ou de développement durable traduisent donc nécessairement des systèmes de valeurs et de préférences plus ou moins implicites. Comme le souligne Jean Gadrey, ces indicateurs " ne prétendent pas à la neutralité ". C’est pourquoi leur légitimité ne peut leur être conférée que par le débat, non seulement scientifique, mais aussi politique. Cette difficulté est aussi ce qui fait leur intérêt : en cherchant à définir de nouvelles conventions de richesse, elles enrichissent le débat démocratique sur ce qui fait la qualité d’une société.