Urbanisme : des cités dynamitées mais pas dynamisées

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Plus de 150 opérations de rénovation de logements sociaux sont actuellement en cours dans les zones urbaines sensibles. Reportage à la cité des Flamants, à Marseille.

Derniers jours de calme pour les habitants des Flamants... avant six ans. D’ici peu, l’opération de renouvellement urbain de cet ensemble HLM de Marseille va démarrer. Un chantier de 60 millions d’euros, au bas mot, qui devrait durer jusqu’en 2011. " Il ne s’agit pas simplement de rajeunir la cité ni même le quartier, mais bien d’en revoir toute l’organisation urbaine ", claironne l’Opac-Sud, l’établissement public à qui appartiennent ces vingt-quatre immeubles. Huit d’entre eux vont être démolis, 150 à 200 logements vont être reconstruits sur place, de nouvelles voies vont être créées entre les tours... : la physionomie des Flamants devrait être transformée. Tout comme celle de nombreuses autres cités françaises, également situées en zone urbaine sensible* qui font l’objet de grands travaux dans le cadre du programme national de rénovation urbaine. Une opération lancée par le gouvernement en février 2004 afin de " restructurer, dans un objectif de développement durable et de mixité sociale ", les quartiers en difficulté.

Ce programme sans précédent prévoit, sur huit ans, la réhabilitation de 400 000 logements locatifs sociaux, la démolition de 250 000 autres et la reconstruction d’un nombre équivalent. L’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) est chargée de centraliser les crédits apportés par l’Etat (4 milliards d’euros), le 1 % logement, la Caisse des dépôts et consignations... C’est vers ce " guichet unique " que se tournent désormais les collectivités locales et les organismes HLM. Fin 2005, l’Anru a déjà approuvé 150 dossiers, concernant 1 750 000 habitants, pour 17,2 milliards d’euros, dont 5,5 milliards assurés par l’Agence. Parmi eux, le projet des Flamants, subventionné à 37 % par l’Anru et cofinancé pour le reste par l’Opac-Sud (34 %), le département, la région, la ville... Pour venir à bout du " mal vivre " dans les cités, le gouvernement dégaine l’arme lourde : des bulldozers et des toupies de béton. Comme si la transformation urbaine pouvait suffire à produire les changements sociaux espérés. Un mythe tenace...

Une vie associative riche

" Je prends le pari : avant trois ou quatre ans, on se battra pour venir habiter aux Flamants ". Pari perdu pour le président de l’Opac-Sud qui a prononcé ces mots... au milieu des années 80, avant la première grande réhabilitation de la cité. Les Flamants n’ont pourtant plus aussi mauvaise réputation qu’alors, lorsque la drogue dure faisait des ravages. Aujourd’hui, une quinzaine d’associations proposent soutien scolaire, animations sportives ou lieux de rencontre. Héritage de la précédente opération, la cité accueille également un institut de travailleurs sociaux, une école d’infirmières ou bien encore une mission locale pour l’emploi. Une cohabitation sans accrocs, si ce n’est au sujet des trop rares places de parking.

Mais les Flamants continuent à souffrir d’une forte précarité : seuls 30 % des chefs de famille travaillent, alors que 35 % perçoivent des minima sociaux (le tiers restant est constitué de demandeurs d’emploi indemnisés, de retraités, etc.). Et l’échec scolaire comme le chômage des 16-25 ans font le lit du trafic de shit. " Ce n’est pas un hasard si notre local a été incendié cet été, maugrée Patrick Jeannette, le directeur de l’Adcomeam, une association culturelle. Cela n’arrange pas ceux qui tiennent le commerce que les ados passent du temps chez nous plutôt qu’à jouer les revendeurs. "

" Le comportement irrespectueux des jeunes " suscite également bien des griefs. " L’été, il y a du bruit jusqu’à 2 heures du matin ", regrette cette trentenaire qui veut quitter la cité. " C’est vrai qu’il peut y avoir de petits problèmes de voisinage ou de bruit, mais comment n’y en aurait-il pas dans un ensemble où cohabitent 600 familles ?, tempère Mama Chenine, qui vit ici depuis 1974 et préside l’association de femmes Schebba. Aux Flamants, les gens vivent en sécurité et aspirent juste à un peu plus de tranquillité. " Une enquête auprès des locataires en 2004 a d’ailleurs montré que plus des deux tiers d’entre eux assuraient vivre " bien ou très bien " dans leur logement, bien conçu... mais insuffisamment entretenu par le bailleur. " En trente ans, l’Opac n’a quasiment rien fait : le revêtement de sol part en lambeaux, il y a des infiltrations d’eau, l’isolation est insuffisante..., insiste Hadda Berrebouh, une figure locale. La priorité, c’est de rendre nos logements plus confortables. "

Cette doléance semble avoir été entendue par l’établissement public. Il a prévu de consacrer 20 millions d’euros à leur rénovation complète. La création du guichet de l’Anru lui a permis de boucler le financement du grand projet de réhabilitation de la cité sur lequel elle planchait depuis sept ans. Après l’avoir adapté aux exigences de l’Agence. " Il s’agit de casser ces ghettos de béton, triste symbole (...) d’une architecture (...) sinistre qui a engendré toute cette désespérance et créé le ’’mal vivre’’ ", précisait le député UMP Philippe Pemezec, rapporteur du projet de loi pour la ville et la rénovation urbaine, adopté en août 2003. L’Anru conditionne donc l’octroi de ses deniers au respect de plusieurs principes : 1, démolir pour dédensifier ; 2, rebâtir autant de logements sociaux qu’il en aura été détruit ; 3, répartir ces reconstructions sur tout le territoire afin de déconcentrer l’offre sociale.

L’Opac-Sud s’est donc pliée à ces injonctions. Elle a programmé la destruction de 8 immeubles comptant 318 appartements (dont 225 occupés), soit deux fois plus que ce qu’elle prévoyait dans son projet initial. Objectif : " casser l’effet de masse " créé par l’alignement de ces blocs de dix étages, situés au milieu de la cité. A la place, s’élèveront de petits bâtiments de quatre niveaux abritant 106 logements sociaux - peut-être cinquante de plus si l’Anru l’accepte - et 52 logements locatifs intermédiaires. 318 [logements sociaux détruits] - 106 [logements sociaux reconstruits dans la cité] = 212. Pour respecter la règle du un pour un, le bailleur s’est donc engagé à bâtir plus de 200 appartements à loyer modéré sur d’autres sites.

La cité des Flamants étant enclavée entre deux routes qui la " referment sur elle-même ", les architectes ont également prévu la création de voies traversantes. Autre chantier : la " résidentialisation ", qui vise à rendre privatifs les espaces attenants aux immeubles en plantant des haies, en créant des aires de jeux... Enfin, l’Opac-Sud a décidé d’accueillir de nouvelles activités, dont une maison de la santé et le pôle pédagogique de l’école de la deuxième chance.

Collectif anti-démolitions

D’ici à 2011, la cité, qui compte aujourd’hui 722 appartements, n’en abritera donc plus qu’entre 570 et 620. Cette dédensification " permettra de gagner en tranquillité ", approuve Albert Sogoyan, président de l’Association des locataires. Mais " est-il judicieux de détruire tant de logements à loyer modéré alors qu’il y a aujourd’hui une grave pénurie ?", interroge plutôt Ahmed Aboudou, qui dirige l’Association socioculturelle, éducative et sportive. Un peu partout en France, des voix s’élèvent d’ailleurs contre cette vague de destructions. " C’est une offre qui va manquer et participer à alimenter la crise du logement ", déplore l’association Droit au logement. Surtout si la règle du un pour un n’est pas strictement respectée. Ce qui est loin d’être assuré, même si le compte y est sur le papier.

" Les démolitions se font beaucoup plus rapidement et médiatiquement que les reconstructions, constate la sociologue Marion Carrel, du Centre d’étude des mouvements sociaux. Et il ne faut pas oublier que des familles vivent dans les cités détruites, qu’elles y sont souvent attachées et que le relogement peut provoquer des drames humains. " Un collectif regroupant les habitants d’une vingtaine de cités d’Ile-de-France a ainsi occupé les locaux de l’Anru en juin 2005 pour fustiger le manque de concertation.

Aux Flamants, l’heure n’est pas à la contestation. Simplement aux interrogations. " Où va-t-on reloger tout le monde ? ", s’inquiète Ahmed Aboudou. L’Opac-Sud, qui a confié la mise en oeuvre de l’opération de relogement à un bureau d’étude, a préparé le terrain en maintenant le taux de vacance à 25 %. Mais au moins 250 ménages devront abandonner leur logement. Le choc risque d’être rude pour un certain nombre d’entre eux, installés là de longue date, depuis une vingtaine d’années pour la moitié d’entre eux.

Zoom Rénovation des quartiers : une participation des habitants a minima

La démolition de huit immeubles ? " C’est la décision de l’Opac, assume Françoise Mesliand, la coordinatrice du projet de rénovation des Flamants,

mais nous avons présenté le projet aux habitants et il n’y a pas eu d’opposition. Et nous avons mené une grande enquête auprès d’eux, qui faisait ressortir qu’ils attendaient avant tout une amélioration de leur logement. Ce dont nous avons tenu compte, en dégageant de gros moyens pour ces travaux. Nous allons maintenant les associer à la réflexion concernant, notamment, l’aménagement des espaces extérieurs. "

A Marseille comme ailleurs, la concertation a ses limites. " Les habitants sont informés des projets de rénovation urbaine, qui font l’objet de concertation, mais leur participation à la construction du projet, aux décisions, en reste le plus souvent au stade des doléances ", note le comité d’évaluation et de suivi de l’Anru.

Quelques rares communes sont cependant allées plus loin. A Arcueil et Gentilly, en banlieue parisienne, les habitants ont ainsi été appelés à choisir, par un vote " décisionnel et non consultatif ", l’un des quatre projets présentés. Le choix allait de la simple réhabilitation à la démolition d’un grand immeuble. C’est ce dernier scénario, soutenu par les décideurs locaux, qui a été " élu " avec 81 % des suffrages.

Tous ne devront cependant pas quitter la cité. Certains emménageront dans les appartements aujourd’hui vacants qui vont être réhabilités ; d’autres dans les 106 logements à loyer modéré qui seront reconstruits sur place. " Au final, seuls 30 à 80 ménages devront aller ailleurs dans le parc social, assure Françoise Mesliand, de l’Opac-Sud, qui coordonne le projet. Vu que plusieurs dizaines de familles souhaitent quitter les Flamants, l’opération devrait se dérouler sans heurts. Pour ceux qui resteront, la hausse des loyers de 10 % à 15 % sera compensée par la revalorisation de l’aide personnalisée au logement (APL)."

Mixité sociale ou réduction des inégalités

Aucun des locataires ne devrait, en revanche, pouvoir emménager dans l’un des 52 logements locatifs intermédiaires. Ces appartements, aux loyers trop élevés pour les actuels habitants des Flamants, ont vocation à accueillir des ménages plus aisés. C’est le quatrième principe de l’Anru : favoriser la mixité sociale en diversifiant l’habitat. Cette " mixité sociale repose sur l’idée que la proximité spatiale [entre groupes sociaux] favorise l’intégration des plus pauvres ", explique la sociologue et urbaniste Christine Lelévrier. En pratique, la mise en oeuvre de ce principe s’avère très difficile. Parce qu’il va à l’encontre de la tendance à " l’entre soi ".

L’économiste Eric Maurin a ainsi montré comment " chaque groupe s’évertue à fuir ou à contourner le groupe immédiatement inférieur ", notamment pour favoriser la réussite scolaire de ses enfants1. Ce qui rend audacieux le pari d’attirer des ménages plus aisés dans des logements non sociaux qui seront construits dans les cités. Surtout que les démolitions risquent d’aboutir, dans les immeubles préservés, à une concentration des plus fragiles, parce que leurs demandes de logements HLM ne seront pas acceptées ailleurs ou qu’elles ne pourront partir, faute d’avoir les moyens de payer un loyer plus élevé.

La volonté de brassage de l’Anru se heurte d’ailleurs aux réticences des bailleurs et des municipalités. Aux Flamants, ces 52 logements représentent moins de 10 % du parc de logements de la cité. Une mixité à petite dose ! Et de nombreux autres projets respectent mal les injonctions de l’Agence. En Ile-de-France notamment. A Clichy-sous-Bois et Montfermeil, par exemple, la quasi-totalité des logements sociaux démolis seront reconstruits sur place. " La pénurie du foncier sur le territoire des deux communes s’ajoute à la forte réticence des élus et des populations alentour à accueillir sur leur territoire des populations considérées comme indésirables ", pointe, dans son rapport d’étape de février 2005, le comité d’évaluation et de suivi de l’Anru, composé de personnalités inpdépendantes. " Dès lors, l’intérêt des promoteurs privés pour le site a toute chance d’être faible ".

Au fond, la démarche de l’Anru revient pour partie à inverser cause et conséquence : en imposant la mixité sociale de l’habitat, on pense réduire les inégalités sociales et favoriser l’intégration des plus pauvres. L’intention est louable, mais il faudrait parallèlement agir résolument pour améliorer la situation économique et sociale des plus défavorisés, afin d’engendrer un cercle vertueux. Or, les projets de rénovation urbaine n’apportent aucune réponse économique et sociale aux habitants des zones urbaines sensibles ! Certes, la charte d’insertion de l’Anru prévoit que le porteur du projet et les maîtres d’ouvrage doivent s’engager à réserver aux habitants des zones urbaines sensibles au moins 5 % du nombre total d’heures travaillées dans le cadre des travaux d’investissement et au moins 10 % des embauches effectuées dans le cadre de la gestion urbaine de proximité (nettoyage, etc.). Mais " faute de contrôles et de sanctions de l’Anru, ces engagements ne sont pas respectés ", déplore un des membres du comité de suivi et d’engagement. Plus généralement, la démolition d’une partie de la cité et le relogement de ses habitants dans d’autres sites n’aboutiront qu’à délocaliser les difficultés. Sur le territoire d’une autre commune de préférence...

" Pour ceux qui ne vivent pas dans ces quartiers, c’est probablement l’existence même de ceux-ci qui pose problème, analyse la Fondation Abbé Pierre (...). En revanche, ce qui pose problème à ceux qui y vivent, c’est moins les lieux que la situation qui leur est faite " 2. La crise des cités est en effet avant tout le fruit de la précarité plutôt que de mauvais choix urbains et architecturaux. " Tous les travaux ne vont pas changer grand-chose si l’échec scolaire et le taux de chômage des habitants ne diminuent pas ", résume Fatima Oulkaddour, la directrice de l’association Schebba, aux Flamants. Mais le projet de rénovation est d’abord une opération d’urbanisme et, pour le moment, aucune action d’accompagnement éducative ou économique spécifique n’a été programmée, à l’exception de l’application de la charte d’insertion.

C’est d’ailleurs bien ce que regrette, plus généralement, le comité d’évaluation et de suivi de l’Anru : pour lui, la politique de la ville est désormais scindée en deux, avec, d’un côté, l’Anru et ses projets de rénovation et, de l’autre, la délégation interministérielle de la Ville, censée porter les volets économiques et sociaux, mais en réalité marginalisée. Résultat : " Aucune vision ne pilote l’ensemble du programme. "

Le gouvernement doit donc revoir sa copie pour faire en sorte que chaque projet urbain soit conçu comme un projet global de développement. Sous peine d’avoir à relancer dans dix ou vingt ans un énième " plan Marshall " des banlieues.

  • 1. Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, coll. La République des idées, éd. du Seuil, 2004.
  • 2. L’état du mal-logement en France, rapport annuel 2005 de la Fondation Abbé Pierre.
* Zones urbaines sensibles

Espaces caractérisés par la présence de grands ensembles ou de quartiers d'habitat dégradé et par un déséquilibre accentué entre l'habitat et l'emploi. 751 territoires, où vivent 5 millions d'habitants, sont classés ZUS.

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