Développement : un vol d’oies sauvages peu libéral
Le modèle japonais de développement dit " en vol d'oies sauvages " est à géométrie variable. Dès son envol, ce
C’est à Saburo Okita que l’on doit la popularisation de l’image du modèle de développement en " vol d’oies sauvages ". Cet " économiste bureaucrate " japonais, partisan de toujours de l’intégration économique régionale, devenu ministre des Affaires étrangères, en fit l’apologie lors de la 4e conférence du Pacific Economic Coopération Council qui se tenait à Séoul au printemps 1985. Fondé sur la substitution aux importations, puis sur la promotion des exportations, ce modèle aurait permis au Japon de se développer en remontant les filières. Il aurait de la même façon induit le développement de l’Asie orientale dans les années 60 : " Commençant à la fin du XIXe siècle, le Japon rattrapa son retard de développement d’abord dans les produits de consommation courante, puis dans les produits de consommation durable ; enfin, dans ceux à forte intensité capitalistique. Maintenant, les nouveaux pays industriels d’Asie et les pays de l’Asean [Association des nations d’Asie du Sud-Est] suivent les mêmes étapes que le Japon. "
Ode à la performance asiatique derrière le leader japonais, l’opération de communication de Saburo Okita marcha à merveille, tant elle surfait sur la réelle réussite des dragons d’Asie (Corée du Sud, Taiwan, Hongkong et Singapour) et sur la vague libérale qui prônait le développement par l’ouverture aux échanges internationaux. Et ceci d’autant plus facilement que les Japonais évitaient d’entonner le moindre couplet dominateur et les thèmes anti-occidentaux qui avaient accompagné leur impérialisme jusqu’en 1945. La poésie exotique de l’image du vol des oiseaux sauvages fit le reste. Et journalistes, historiens, économistes et géographes1 occidentaux reproduisirent schémas et petites courbes en cloche, comme autant d’escadrilles d’oies sauvages filant vers le sud à la fin de l’automne sur une estampe d’Hiroshige. Non sans naïveté pour les uns, mais en toute connaissance de cause pour les autres.
Un modèle trois en un
Le modèle et sa métaphore avaient en effet traversé à tire-d’aile les océans depuis les années 60, mais ils n’étaient alors connus que des spécialistes qui avaient pu lire des articles de son inventeur, Kaname Akamatsu (voir encadré page 70). Celui-ci, après avoir formulé sa théorie dans les années 30 (en japonais), la recyclait alors dans des articles en langage international (l’anglais), en l’adaptant aux réalités de la haute croissance japonaise d’après-guerre. D’autres auteurs, japonais et occidentaux, s’en emparèrent ensuite, combinant ce modèle avec d’autres théories : celle de Heckscher-Ohlin-Samuelson (dite HOS, 1933-1941), qui fonde les échanges internationaux sur des avantages comparatifs liés à la dotation en capital ou en travail ; celle du spécialiste des multinationales Raymond Vernon qui, dans les années 60, théorise le cycle du produit, de la phase de l’innovation à celle de la maturité, puis à celle de la standardisation où il peut être produit par des filiales délocalisées.
C’est ainsi que le vol des oies en question apparaît à géométrie variable. Il ne s’agit en fait pas d’un modèle, mais au moins de trois : d’une part, les modèles intra-industrie et interindustries, qui envisagent le Japon comme un pays en développement cherchant à rattraper l’Europe et les Etats-Unis, et d’autre part, le modèle régional où le Japon, pays développé, joue un rôle moteur dans une nouvelle division du travail asiatique, où ses firmes multinationales délocalisent leurs unités de production à forte intensité de main-d’oeuvre.
Les deux premiers modèles datent des années 1935-1943. Ils sont présentés par Akamatsu comme " une sorte de formule pour le développement industriel d’un pays moins avancé après l’ouverture de ses ports et le déploiement sur une large échelle d’échanges commerciaux avec les pays avancés ". C’est en fait, dans un premier temps, une modélisation du développement japonais depuis le début de l’ère Meiji (1868) à travers l’exemple particulier des données statistiques de l’industrie textile : le Japon, d’abord exportateur de produits traditionnels (soie surtout), importe des textiles occidentaux ; puis les producteurs locaux se substituent aux importateurs ; et, dans un troisième temps, ils se mettent à exporter, ce qui permet d’importer les matières premières et les machines nécessaires à leur développement. La substitution aux importations, puis la promotion des exportations sont présentées dans trois courbes en forme de vol d’oies sauvages.
Akamatsu applique ensuite ce modèle à la remontée des filières, des produits de consommation courante aux moyens de production, et des produits à forte intensité de travail à des produits à forte intensité de capital et à forte valeur ajoutée. Ce qui correspond effectivement à la forme prise par le décollage japonais. Dès 1885, la production de vêtements de coton dépasse les importations grâce à l’utilisation de machines anglaises. Si bien que, dans les années 20, les produits de l’industrie légère ne constituent plus que 17 % des importations, tout en représentant 80 % des exportations. Dans le même temps, la production nationale se substitue successivement aux importations dans le textile, la chimie, la métallurgie, les machines industrielles. Et les exportations montent en puissance.
L’Etat et les conglomérats en appui
Pour que cette stratégie réussisse, il faut, comme le précise Akamatsu, soit user de protectionnisme, soit, comme au Japon, bénéficier d’une main-d’oeuvre bon marché capable de se former aux nouvelles technologies. Cela suppose aussi, continue-t-il, l’existence d’un minimum de ressources énergétiques et le développement des transports. Au Japon, l’essor de l’hydroélectricité et du charbon, l’équipement du pays en chemins de fer et en chantiers navals accompagnent l’essor de l’industrie légère. De fait, en 1929, le Japon possède une flotte commerciale de même tonnage que celle de la France ou de l’Allemagne.
En filigrane apparaît ce que ne souligne pas le modèle d’Akamatsu : le rôle crucial de l’Etat en liaison avec les conglomérats (zaïbatsus), le rôle croissant du protectionnisme à partir de 1910 et le rôle important de l’industrie lourde. Dès 1877, quatre arsenaux et trois chantiers navals, développés sur des technologies anglaises, sont mis sur pieds. En 1907, ces secteurs occupent 100 000 travailleurs. De plus, bien qu’écrivant en pleine montée de l’impérialisme japonais, Akamatsu ne dit mot des rapports économiques coloniaux imposés avec violence à la Corée et à Taiwan depuis le début du siècle, puis, dans les années 30, à la Mandchourie et à toute une partie occidentale de la Chine.
Ce modèle, s’il s’inscrit clairement dans le courant " développementaliste " du nationalisme économique japonais, inspiré de Frédéric List, expose une stratégie du Japon face à l’Occident et non par rapport aux pays peu développés de la région. Soulignant l’exception de ce pays, il est davantage japoniste qu’orientaliste, pour reprendre la terminologie des spécialistes du Japon. Et cela, même si Akamatsu lui-même est chargé de recherches sur l’économie régionale à Singapour pendant la guerre, lorsque le Japon prétend organiser " la sphère de coprospérité de la grande Asie orientale " au service de sa puissance. Ce n’est pas dans la théorie économique d’Akamatsu, mais plutôt dans des théories géopolitiques plus ou moins inspirées du Lebensraum allemand qu’il faut chercher les justifications idéologiques de la violence de la colonisation selon la " voie bienveillante impériale japonaise " 2.
Un contrôle social efficace
Quant au troisième modèle développé après-guerre, il concerne à la fois le même Japon et un autre : un Japon qui, en trente ans, devient la deuxième puissance économique de la planète. Mais un Japon qui, pas plus qu’auparavant, ne se développe grâce aux seules vertus de la stratégie de substitution aux importations et de la promotion des exportations. Pas plus qu’il n’est, par le seul déploiement de ses investissements régionaux, la clé du développement des autres pays asiatiques. En parlant de " la face cachée du vol d’oies sauvages ", les économistes institutionnalistes ont souligné le rôle clé d’un système financier dirigé par l’Etat, en coordination étroite avec une poignée de groupes industriels et de groupes commerciaux en réseaux (les keiretsu). Des groupes qui exercent un contrôle social très étroit sur leurs salariés, permettant de consacrer le maximum de gains de productivité aux investissements3.
Par ailleurs, le rôle clé des Etats-Unis doit aussi être pris en compte : bailleurs de fonds essentiels pour la reconstruction et le décollage au Japon, à Taiwan, puis en Corée, ils favorisent la prospérité de la base agricole, transfèrent leurs technologies et ouvrent largement leur marché dès les années 50 aux exportations asiatiques. C’est dans le cadre de la guerre froide que l’on peut comprendre la rapidité de la substitution aux importations de l’industrie automobile japonaise, puis de l’envol de leurs exportations dans les années 70 sur le marché américain. Quant aux quatre dragons d’Asie, avant de bénéficier d’investissements japonais, ils ont bénéficié, outre du soutien américain, de leur rôle de place commerciale et financière internationale (Hongkong et Singapour) et des investissements de la diaspora chinoise (les mêmes et Taiwan).
Les différents modèles de vol d’oies sauvages ont cependant des points d’appui communs : le rôle central de l’Etat, en concertation avec de grands réseaux économiques et financiers, et un compromis social efficace. Cette continuité entre l’avant et l’après-guerre est symbolisée par Akamatsu lui-même ou, mieux encore, par Saburo Okita. Très actif pendant et après la guerre au sein des instances planificatrices du pouvoir, il est le chantre de " l’asiatisme " économique dans les années 80.
Ce sont ces structures de l’économie et de la société japonaise qui sont entrées en crise dans les années 90, laissant la place à des vols d’oies beaucoup plus sauvages dans une économie mondialisée. Avec l’essor actuel de la Chine, le Japon, qui peine à retrouver son dynamisme économique, est désormais certes toujours une oie de tête, mais une oie parmi d’autres. Et ce dans une mondialisation où l’Etat japonais n’a plus le même contrôle des migrations, des importations, des exportations et des flux de capitaux.
- 1. Voir " Chine, Corée, Japon ", la contribution de Philippe Pelletier, spécialiste du Japon, dans Géographie universelle, par Roger Brunet (dir.), éd. Belin-Reclus, 1994.
- 2. La politique de la sphère de coprospérité de la grande Asie orientale au Japon, par Kyoichi Tachikawa, 2001. En ligne sur le site de l’Institut de stratégie comparée (www.Stratisc.org/Strategique_81_10.htm).
- 3. " The Hidden Side of the Flying Geese Model of Cath-up Growth : Japan’s Dirigist Institutional Setup ", par Terutomo Ozawa, East-West Center Working Papers, Economics series n°20, mai 2001. Accessible sur www.eastwestcenter.org