Les syndicats en mal de jeunes

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Les organisations syndicales peinent à recruter des jeunes au mo ment où les baby-boomers partent en retraite.

Ils sont prêts à se mobiliser contre le CPE, mais rechignent à se syndiquer une fois entrés sur le marché du travail. De fait, la jeunesse déserte les bastions syndicaux : environ 2 % des 18-30 ans sont syndiqués, contre 8 % pour l’ensemble des salariés français. Au sein de la CGT, cette tranche d’âge ne regroupe que 10 % des effectifs. De son côté, la CFDT compte 8 % de moins de 35 ans parmi ses adhérents. Quant à FO, qui ne communique pas de statistique sur la question, une étude interne réalisée par Yves Sabot dans la fédération de la métallurgie indique qu’elle rassemblait 8 % d’adhérents de moins de 33 ans à la fin des années 90.

Comment canaliser le potentiel de contestation des jeunes générations pour leur faire rejoindre un mouvement syndical ? La question se pose en effet car, aujourd’hui, les nouvelles générations empruntent volontiers des chemins de traverse, comme le combat antiraciste ou les rassemblements altermondialistes. Pourtant, la non-syndicalisation des plus jeunes n’est pas fatale. Les syndicats jouissent parmi eux d’un capital de sympathie non négligeable, puisque 61 % des 25-34 ans leur faisaient confiance en septembre 2004, selon le baromètre CSA-CGT qui enregistre depuis douze ans une progression régulière du crédit des syndicalistes. Mais cette popularité ne s’accompagne pas, dans les faits, d’un rajeunissement des rangs syndicaux.

La précarité constitue l’obstacle le plus évident à la syndicalisation des jeunes. 46 % des 15-24 ans travaillaient en 2002 sous un statut autre qu’un contrat à durée indéterminée (CDD, intérim, apprentissage, contrat aidé), contre 12 % des 25-39 ans. Et le chômage touchait 17,4 % des 15-29 ans en 2004, contre 8,3 % pour les 30-49 ans. La surexposition au chômage, la multiplication des formes d’emploi atypiques, les bas salaires et l’éclatement des collectifs de travail par le recours à la sous-traitance sont de sérieux freins à l’adhésion.

" La menace permanente du chômage, qui vient contrarier le désir d’autonomie des jeunes en annihilant le plus souvent la possibilité de quitter le domicile parental, et les difficultés pour obtenir un emploi pérenne et à temps plein focalisent l’essentiel de leurs énergies ", note Sophie Béroud, politologue à l’université Lyon 2. " Ces difficultés structurelles entretiennent un individualisme de la résignation, ajoute-t-elle. Il faut d’abord s’en sortir avant d’envisager de vivre le rapport au travail d’une autre façon, avec plus de sérénité et de recul. "

Difficile d’attirer les jeunes précaires

Il y aurait ainsi une coupure entre un " avant ", qui est celui de la précarité, des petits boulots et de l’intérim, et un " après ", caractérisé par un emploi stable et vers lequel est systématiquement renvoyée toute démarche de syndicalisation. Sans être généralement suivi d’effet : l’obtention d’un emploi stable est plutôt perçue comme une chance, le résultat d’une démarche purement individuelle. Elle donne plus envie de se réjouir que d’entrer dans une relation conflictuelle avec son nouvel employeur.

Zoom Les spécificités françaises

Les syndicats français regroupaient 2,4 millions de personnes en emploi en 2003. La France est l’un des pays industrialisés qui a le plus faible taux de syndicalisation (8,2 %). Et, dans le même temps, l’un des taux de couverture des salariés par des conventions collectives les plus élevés (90 %). Le taux de syndicalisation est trois fois plus élevé dans le public (15 %) que dans le privé, où les établissements sont plus petits et où l’engagement syndical est souvent très mal vu par les directions. Si les salariés du privé se syndiquent peu, ils votent cependant massivement pour les candidats présentés par les organisations syndicales lors des élections professionnelles. Les professions les plus syndiquées sont les professeurs,les chercheurs, les médecins hospitaliers, les ingénieurs et les cadres de la fonction publique. Le syndicalisme français est aussi un des plus divisés au monde. C’est en particulier le résultat des règles de représentativité appliquées en France jusqu’à ces dernières années : il suffisait qu’un seul syndicat signer un accord pour qu’il s’applique obligatoirement à tous les salariés concernés.

Mais l’incapacité des organisations syndicales à attirer les jeunes précaires traduit aussi leur difficulté à les défendre avec la même efficacité que les salariés plus " installés ". Grégory Martin, chargé du développement de la CFDT auprès de la jeunesse, le reconnaît : " C’est sûr qu’on a plus de choses à vendre à quelqu’un qui va rester longtemps dans la boîte. " Même son de cloche auprès de Gérard Gourguechon, membre du Syndicat national unifié des impôts (SNUI), qui appartient à l’Union syndicale Solidaires, regroupant notamment les syndicats Sud. Il confesse qu’" il est plus facile de faire vivre le syndicat entre nous [les agents titulaires des impôts]. D’autant plus que les précaires ne votent généralement pas aux élections professionnelles, ce travail n’est pas payant électoralement ".

Un syndicalisme unijambiste

Pour Guy Groux, chercheur au Cevipof, les syndicats se sont développés " pendant les Trente Glorieuses, lorsque la croissance était soutenue ". Aujourd’hui, la donne a changé : " Le syndicalisme, qui s’est institutionnalisé dans un contexte stable, est aujourd’hui déstabilisé. " De plus, cette transformation du monde du travail s’est opérée parallèlement au déclin de la classe ouvrière. " En France, le syndicalisme s’est appuyé à la fois sur de gros bastions ouvriers et sur la fonction publique, ce sont ses deux jambes, ajoute Guy Groux. Or, avec la désindustrialisation, il a beaucoup perdu côté ouvrier. Il est devenu unijambiste, ce qui a accentué son institutionnalisation. "

De fait, le déclin de l’emploi industriel au profit du tertiaire s’est accompagné d’une profonde mutation des structures du salariat, au profit des employés, des professions intermédiaires et des cadres. Les modes d’organisation du travail et de gestion de la main-d’oeuvre se sont modifiés dans le sens d’une individualisation croissante de la relation salariale. Les ouvriers d’hier partageaient l’idée qu’une amélioration de la situation de chacun ne pouvait passer que par une démarche collective. Aujourd’hui, au contraire, une grande partie des jeunes, y compris les jeunes ouvriers, voit dans l’action syndicale collective au mieux quelque chose de ringard, au pire, un embrigadement qui contredirait leur aspiration à l’autonomie.

A l’heure du " c’est mon choix ", s’engager personnellement dans le syndicalisme n’est plus à la mode, même si, dans le même temps, on n’accepte plus du tout d’obéir au doigt et à l’oeil au chef ! Un sondage TNS Sofres réalisé en janvier 2006 pour le compte de l’association Dialogues révélait que 45 % des salariés préféraient désormais discuter individuellement avec leur hiérarchie pour défendre leurs intérêts. Quitte cependant à se servir de façon très opportuniste du syndicalisme en cas de blocage. Guy Groux n’hésite pas à parler d’une " instrumentalisation cynique des syndicats par les jeunes. Avant, c’était un instrument de conquête sociale. Aujourd’hui, on fait appel au syndicat ponctuellement pour organiser une grève, à l’exemple de ce qui s’est passé dans la restauration rapide. On se sert du syndicat comme d’un service, au même titre que la sécurité sociale. "

Trop de syndicats

Preuve supplémentaire que la précarité n’explique pas tout : même dans des entreprises publiques comme la SNCF, où la sécurité de l’emploi reste la règle, les organisations syndicales peinent aujourd’hui à recruter chez les jeunes. Et on observe le même déclin dans des administrations comme l’Education nationale. Il faut dire que le paysage syndical français est particulièrement peu attrayant. Divisé, complexe, hiérarchisé, il apparaît aux jeunes comme un milieu fermé sur lui-même. " Le discours ambiant a véhiculé l’image de syndicats bureaucratisés, sortes de coquilles vides peu sexy pour les jeunes. Et la division syndicale brouille un peu plus le message : la France est le seul pays à se payer le luxe d’avoir autant de syndicats avec un si faible taux de syndicalisation ", regrette Stephane Berthoz, de l’Unsa. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, ne dit pas autre chose : " Il y a trop de concurrence, trop de syndicats, c’est une évidence. " On peut compter jusqu’à 17 organisations syndicales dans une même entreprise, la France détient là un record européen !

Cela n’empêche pas forcément les jeunes de s’engager dans les luttes sociales, mais de manière très différente de leurs aînés. La " remise de soi ", mise en exergue par Pierre Bourdieu pour caractériser le militantisme classique, est désormais totalement passée de mode. Nul ne veut plus faire don de sa personne à son organisation, se dévouer tout entier à une cause. Les jeunes sont peu attirés par la routine du travail syndical, avec ce qu’il signifie de négociations au quotidien, de prise en charge collective de revendications souvent spécifiques et personnelles.

La figure du militant à temps plein est remplacée par un engagement plus volatil, spontané et individuel. Un " militantisme zapping " tel que l’a définit le sociologue Jacques Ion. En témoigne l’attirance des jeunes pour les actions festives et spectaculaires des nouveaux mouvements sociaux, et le développement des coordinations, ces structures unitaires organisant des grévistes, sans distinction syndicale et selon des principes de démocratie directe. La politologue Isabelle Sommier, auteure du Renouveau des mouvements contestataires, y voit " un véritable coup de semonce pour les syndicats traditionnels ".

Essais à transformer

Mais c’est peut-être à travers ces luttes ponctuelles que se forment les militants de demain. Après avoir analysé les conséquences du mouvement contre la réforme des retraites du printemps 2003, Jean-Marie Pernot, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires), rappelle que " c’est à travers une telle mobilisation que de nouvelles générations militantes peuvent émerger, se former aux pratiques conflictuelles largement présentes à la base ". Il en va de même aujourd’hui avec la lutte contre le CPE. Reste à transformer l’essai, à concrétiser ces rencontres ponctuelles entre jeunes et organisations syndicales. Créer des structures spécifiques " jeunes " est un des moyens utilisés avec plus ou moins de bonheur par les syndicats. La CGT s’y essaie. Laurent Brun, 24 ans, responsable des jeunes CGT, assure qu’" on peut y militer comme on l’entend, tout en bénéficiant de la transmission générationnelle et être formé à des postes à responsabilité. L’important, c’est de développer des revendications spécifiques à la jeunesse, car c’est la première fois dans l’histoire que notre génération vit moins bien que la précédente ".

Dans une logique analogue, la CFDT a organisé un rassemblement des " jeunes CFDT " l’an passé, qui a attiré 1 300 personnes. La centrale de François Chérèque mise aussi beaucoup sur ses campagnes en faveur des travailleurs saisonniers pour toucher les jeunes. Pour FO, le problème n’est pas tant de créer des structures particulières que de trouver des formes adaptées pour s’adresser aux jeunes. Michèle Monrique, secrétaire confédérale de FO chargée de la jeunesse, entend mettre en place une communication spécifique à leur intention. Derrière elle, épinglée sur le mur, une affiche illustre son propos : une photographie montre un jeune couple faisant l’amour, frappé du slogan " Travailler sans contrat, c’est comme le faire sans préservatifs ".

Gilles Moindrot, du Snuipp, le syndicat des professeurs des écoles, préfère insister sur l’écoute. Tandis que l’Unsa se penche sur des thèmes de mobilisation plus sociétaux tels que les discriminations, en considérant qu’ils sont particulièrement mobilisateurs pour les nouvelles générations. Enfin, la Confédération générale des cadres (CGC) entend s’adapter au consumérisme syndical des jeunes en mettant l’accent sur le développement des services aux salariés, car " le syndicalisme n’échappe pas à la société de consommation ", juge Bernard Valette, son secrétaire général.

Le vieillissement du coeur militant

Un ensemble de recettes dont il faut espérer qu’elles se révèlent efficaces, car les syndicats, confrontés à un vieillissement spectaculaire de leur coeur militant, vont être frappés de plein fouet par le départ en retraite des baby-boomers. A la CGT, on estime à 100 000 les départs dans les dix années à venir, soit un adhérent sur six. Même préoccupation pour la CFDT, qui recense 10 435 départs à la retraite en 2004.

Zoom Syndicalisme : repères historiques

1791 : la loi Le Chapelier interdit les coalitions, notamment de salariés.

1831 : révolte des Canuts, ouvriers de la soie, à Lyon. C’est la première insurrection sociale de l’ère industrielle.

1864 : légalisation du droit de coalition et du droit de grève.

1884 : la loi Waldeck Rousseau reconnaît les syndicats.

1895 : naissance de la CGT.

1906 : charte d’Amiens : elle fixe l’indépendance entre les partis politiques et les mouvements syndicaux.

1919 : création de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC). Elle est rattachée à la doctrine sociale de l’Eglise catholique.

1921 : scission de la CGT en CGTU, communiste, et CGT, plus proche des socialistes.

1936 : Front populaire et réunification de la CGT.

1940 : le régime de Vichy interdit le syndicalisme, CFTC et CGT sont dissoutes. De nombreux syndicalistes entrent dans la résistance.

1944 : création de la Confédération générale des cadres (CGC). Mise en place des comités d’entreprise et de la Sécurité sociale.

1947 : nouvelle scission de la CGT qui donne naissance à la CGT-FO. Cette centrale s’oriente vers le paritarisme et le réformisme. La CGT reste dominée par les communistes.

1964 : la CFTC se laïcise et devient la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Une minorité fait scission pour maintenir la CFTC.

Mai 1968 : pour la première fois, l’existence du syndicalisme est reconnue juridiquement dans les entreprises avec la reconnaissance de la section syndicale.

Le premier défi du syndicalisme au XXIe siècle sera donc démographique. " Si par malheur les organisations syndicales n’arrivaient pas à passer le relais à une nouvelle génération, on perdrait l’acquis d’un siècle de luttes sociales ", s’inquiète Michèle Monrique.

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