Kyoto : où en est le marché du CO2 ?
Un an après sa mise en place, le bilan du marché européen des quotas d'émission de CO
Producteurs d’électricité, verriers, sidérurgistes, chimistes et autres industriels grands consommateurs d’énergie ont dû intégrer, depuis l’an dernier, un nouveau facteur dans leurs calculs économiques : le prix du carbone ou, plus exactement, du droit à émettre du carbone. Dans le cadre du protocole de Kyoto et afin de lutter contre le changement climatique, l’Union européenne s’est en effet engagée à avoir diminué en 2012 ses émissions de gaz à effet de serre de 8 % par rapport au niveau atteint en 1990. Principal gaz visé : le dioxyde de carbone (CO2).
Atteindre cet objectif n’a rien d’évident : en 2003, les émissions n’avaient baissé que de 1,4 %. Pour espérer parvenir à 8 % en 2012, de nombreuses actions doivent être engagées dans tous les domaines : transports, urbanisme, logements... Il faut en particulier faire baisser les émissions industrielles, qui représentent, à elles seules, la moitié du total. Un objectif théoriquement assez simple à mettre en oeuvre puisque ces émissions sont dues pour l’essentiel à un nombre limité de grandes installations : usines sidérurgiques, cimenteries, complexes pétrochimiques, etc. Pour obtenir que les industriels limitent leurs rejets de gaz à effet de serre, l’Union européenne a créé un marché de droits à polluer1, dont le but est de réduire progressivement les émissions industrielles sans pénaliser outre mesure les entreprises. Un an après sa mise en place, le bilan est plutôt satisfaisant. Une bonne nouvelle alors que s’engagent les négociations sur la suite à donner au protocole de Kyoto après 2012.
Un marché de " droits à polluer "
A l’origine de ce système, une directive européenne adoptée en 2003. Elle a confié à chaque Etat la tâche de fixer les quantités de CO2 que les principaux sites industriels étaient en droit d’émettre compte tenu de leur activité. 11 400 sites industriels (dont un dixième en France) se sont ainsi vu attribuer des quotas ou permis. Tous les ans, en avril, chaque site concerné doit démontrer aux autorités publiques de son pays que ses émissions de l’année passée n’excèdent pas le nombre de permis qu’il détient.
Les industriels sont cependant autorisés à acheter ou à vendre les quotas qui leur sont attribués. De quoi réduire les surcoûts associés à la limitation des émissions, car on facilite ainsi la mise en oeuvre des réductions là où les coûts correspondants sont les plus faibles. Les entreprises qui peuvent réduire leurs dépenses énergétiques à moindres frais sont fortement incitées à le faire, puisqu’elles tireront un bénéfice de la revente de leurs quotas inutilisés compte tenu de la réduction de leurs émissions. A l’inverse, les industriels qui opèrent dans des secteurs où il est très coûteux de limiter les consommations d’énergie peuvent accroître leurs émissions en achetant les quotas excédentaires des autres entreprises.
Le prix du quota s’établit aujourd’hui autour de 25 euros la tonne de carbone. La quantité de quotas - et avec elle, le volume total d’émissions autorisées - devrait être réduite en 2008 afin de se rapprocher des objectifs de Kyoto. L’effet sur la structure de coût des entreprises les plus énergétivores est significatif quand leur production s’accroît sans que leur consommation d’énergie baisse parallèlement et qu’il leur faut se porter acquéreur des quotas manquants. " Avec un prix de la tonne de CO2 de 20 euros, l’impact sur le coût de la tonne de ciment est de 14 euros, à rapporter à un prix de vente de 70 à 80 euros départ usine ", explique ainsi Jean-Pierre Taillardat, chargé de mission auprès de la direction du cimentier Lafarge, un des industriels les plus concernés.
L’an dernier, 12 % du total des quotas attribués ont fait l’objet d’une transaction. Un niveau qui reste encore faible. L’infrastructure administrative permettant les échanges a mis du temps à devenir opérationnelle : début 2006, 1,6 des 2,2 milliards de tonnes de CO2 attribuées aux entreprises dans toute l’Union, soit les trois quarts du total, étaient consignées dans les registres nationaux créés à cet effet et pouvaient donc faire l’objet d’échanges.
Du côté des industriels, les choses ont aussi pris du retard : ils commencent à peine à affiner leurs systèmes de contrôle des émissions et à organiser le reporting correspondant. Or, " les industriels actifs [sur le marché des quotas] sont ceux qui sont capables d’assurer une remontée d’information fiable sur leurs émissions ", rappelle Thierry Carol, d’Euronext : dès qu’ils se rendent compte qu’ils sont au-dessus de leur quota, ils essaient d’en acheter quand les prix sont bas sur les marchés. Et ils font le contraire s’ils s’aperçoivent qu’ils ne consommeront pas tous leurs quotas.
C’est déjà le cas des électriciens ou encore des cimentiers. " Nous cherchons à responsabiliser chaque pays sur son objectif et nous faisons une évaluation chaque mois, en consolidant les émissions de chacun des sites industriels par pays, explique ainsi Jean-Pierre Taillardat, de Lafarge. Si nécessaire, nous réalisons des transactions de quotas en interne, valorisés aux prix du marché, mais, de gré à gré, pour se conformer aux plans nationaux. " Le groupe pétrolier Total, de son côté, a regroupé la cinquantaine de ses sites concernés en Europe en une dizaine de " comptoirs industriels " par activité et/ou par zone géographique, au niveau desquels sont gérés les quotas. Mais de nombreux opérateurs n’en sont pas aussi loin que ces très grands groupes.
La tendance est cependant d’ores et déjà nettement ascendante pour les échanges de quotas. Le véritable décollage est intervenu mi-2005 : la hausse des prix du pétrole et du gaz, d’une part, et la sécheresse, d’autre part, ont obligé les électriciens européens, qui détiennent à eux seuls 56 % des quotas, à ralentir l’activité de leurs centrales au gaz et à limiter le recours aux centrales nucléaires et hydrauliques (faute de ressource en eau). Et les centrales au charbon, les plus fortement émettrices, ont été très sollicitées. Ce qui a amené les électriciens à racheter des quotas d’émission, créant une pression à la hausse sur le carbone, dont le prix a culminé à 29 euros la tonne en juillet, avant de se stabiliser autour de 25 euros la tonne depuis.
Cette hausse a confirmé la validité du système. Début 2005, quand la tonne de carbone ne valait que 8,50 euros, nombreux étaient ceux qui doutaient : " La procédure initiale d’allocation des quotas a été complexe et mouvementée. Du fait de la marge d’autonomie laissée à chaque Etat membre, certains ont pu craindre que des allocations trop généreuses ne tuent le marché dans l’oeuf. Tel n’a pas été le signal envoyé par le marché, sur lequel la tension sur les prix du CO2 a surpris la majorité des opérateurs ", rappelle Christian de Perthuis, qui dirige la mission Climat de la Caisse des dépôts et consignations.
Un test pour l’Union européenne
Les quotas ne sont toutefois fixés pour l’instant que jusqu’à la fin 2007. De nouveaux quotas et des règles du jeu modifiées doivent maintenant être rapidement définis pour la période 2008-2012 : la Commission doit publier ses propositions en juin prochain pour, en théorie du moins, trancher d’ici à la fin de l’année. Et le lobbying va bon train. De nombreux industriels, particulièrement les producteurs d’acier, sont confrontés à une forte demande mondiale, sous la pression notamment de la croissance chinoise. Ils considèrent que le système européen de quotas freine leur production et les handicape gravement par rapport à leurs concurrents. Le sidérurgiste Arcelor a même déposé un recours devant la Cour de justice des communautés européennes pour en obtenir la renégociation accélérée. En novembre dernier, une députée européenne finlandaise demandait également la suspension du système d’échange d’émissions qui pèserait lourdement sur l’industrie de transformation du bois. Suivie en janvier par le président de la Fédération des sidérurgistes allemands, qui exigeait, lui aussi, cette suspension.
Pour relativiser ces cris d’orfraie, il faut cependant se rappeler qu’" en 2005, la très grande majorité des achats de quotas a été le fait des compagnies électriques qui sont très difficilement délocalisables ", comme le souligne Christian de Perthuis. La hausse des prix de l’électricité, liée en partie à la contrainte carbone, fait toutefois l’objet de nombreuses critiques : réunis en décembre 2005, les ministres de l’Energie de l’Union européenne plaidaient, pour cette raison, pour une révision anticipée du système qui " préserve la compétitivité européenne ".
L’allocation des quotas pour la période 2008-2012 constituera donc un test de la détermination européenne dans la lutte contre le changement climatique. Début 2008, les entreprises devront en effet solder une première fois leurs comptes par rapport aux quotas qui leur avaient été attribués pour 2007. Puis les Etats membres procéderont à une nouvelle allocation de quotas, en nombre le plus souvent inférieur aux précédents. Ce découpage en périodes de courte durée, 2005-2007 puis 2008-2012, fait l’objet de nombreuses critiques : " sur le marché américain du SO22, les quotas sont attribués pour une période de trente ans ", rappelle Christian de Perthuis. Outre le manque de visibilité à moyen terme, cette discontinuité comporte un important risque d’effet pervers : " si une firme a baissé ses émissions en première période, elle risque de recevoir moins de quotas dans la seconde ", souligne le Réseau action climat, un regroupement d’organisations non gouvernementales (ONG) actives dans ce domaine. D’où un vif débat sur le mode de calcul des quotas à allouer en 2008.
Deux manières de faire s’opposent : le benchmarking ou le grandfathering. La seconde solution privilégie les émissions passées (d’où son nom), tandis que le benchmarking (étalonnage, en français) procède par comparaison entre différents émetteurs d’une même branche afin de fixer un standard unique. Ce qui revient à accorder une prime aux plus performants. En termes d’équité et d’efficacité environnementale, le benchmarking présente des avantages évidents, mais la première allocation de quotas par les Etats s’était faite pour l’essentiel sur une base historique, pour des raisons de simplicité.
Va-t-on changer de règle du jeu en 2008 ? La Commission se refuse à tout engagement pour l’instant. " Le secteur de l’électricité est l’un de ceux où une certaine forme de benchmarking pourrait être envisagée, mais cela supposerait de collecter énormément de données, et la Commission préférerait que les Etats membres adoptent des méthodes d’allocation simples ", explique-t-on à la direction générale marché intérieur, en charge du sujet. Certains industriels poussent néanmoins également dans ce sens, notamment le sidérurgiste Arcelor, qui travaille sur un benchmarking européen, car il ne voudrait pas que ses concurrents moins performants sur le plan environnemental soient outrageusement favorisés dans un système de grandfathering. Et notamment Mittal Steel (qui sera peut-être aussi son futur propriétaire...), du fait de l’état déplorable des usines de l’ex-bloc communiste qu’il a rachetées.
Critiques tous azimuts
Autre critique majeure adressée au système actuel : l’instabilité potentielle des prix du CO2 en fin de période. Les sites industriels qui ne seront pas en mesure, en 2007, de " rendre " les quotas correspondant à leurs émissions seront passibles d’une amende de 40 euros par tonne (entre 2005 et 2007, le déficit est reportable d’année en année). Cette amende, qui passera à 100 euros en 2012, n’est toutefois pas libératoire, c’est-à-dire qu’elle ne dispense pas les entreprises d’acheter les quotas qui leur manquent. Autrement dit, si les industriels n’ont pas dans l’ensemble fait de sérieux efforts de réduction d’ici là, le prix du CO2 risque de flamber. Si les réserves de quotas disponibles tendaient vers zéro, le prix risquerait même de " diverger ", c’est-à-dire de tendre vers l’infini ! Cette forte instabilité potentielle du prix du CO2 explique une bonne part des réticences américaines vis-à-vis de Kyoto et de ses mécanismes de marché, même s’ils devraient convenir à leur philosophie...
La directive laisse toutefois aux Etats la possibilité de mettre aux enchères un surplus de quotas en fin de période pour équilibrer le marché. De plus, les industriels peuvent également recourir au mécanisme de développement propre, prévu par le protocole de Kyoto, pour obtenir des quotas additionnels. Il s’agit de financer des projets de réduction d’émissions dans les pays du Sud. Le chimiste Rhodia a ainsi fait valider des projets en Corée et au Brésil qui lui permettent de disposer de plus de 80 millions de tonnes de crédit carbone qu’il pourra valoriser à partir de 2007.Soit au cours actuel plus de 2 milliards d’euros, d’où une remontée sensible de son cours de Bourse, alors que la société était dans une situation très difficile. Ce mécanisme pourrait cependant déséquilibrer le marché, dans l’autre sens cette fois, en rendant l’offre trop abondante. Dù l’un des enjeux majeurs des discussions en cours : jusqu’à quel volume maximal pourra-t-on avoir recours à de tels projets ?
Autre question qui fâche : que faire des nouvelles usines et de celles qui arrêtent de produire ? Pour que le système incite réellement à réduire les émissions, il faudrait en théorie que les industriels achètent " plein pot " les quotas d’émission nécessaires pour des installations neuves. Et qu’en contrepartie, ils aient le droit de conserver les quotas attachés aux usines qui ferment. Ce qui n’est pas le cas pour l’instant. Mais face à une telle éventualité, les entreprises se cabrent sur le thème : " Dans ces conditions, il n’y aura plus jamais de nouvelles usines en Europe ". La Commission devrait proposer d’attribuer des quotas gratuits jusqu’à un seuil correspondant aux " meilleures pratiques " du secteur. Ils seraient payants au-delà.
La dernière critique importante adressée aux quotas concerne leurs effets sur les prix de l’électricité. L’électricité ne se stocke pas, c’est pourquoi le prix du kWh sur le marché est largement déterminé par le coût de la dernière unité produite, les spécialistes parlent de tarification au coût marginal. Or, les unités qui permettent l’ajustement au jour le jour entre l’offre et la demande d’électricité - ce qu’on appelle le courant de pointe - sont généralement des centrales thermiques au fioul ou au gaz (voire au charbon), qui émettent du CO2 contrairement aux centrales nucléaires ou hydrauliques qui, un peu partout, fournissent le courant de base, celui qui est délivré en permanence. Les prix risquent donc de s’envoler car les électriciens vont être tentés de facturer l’électricité au prix fort sur toute la production, alors même qu’ils ne doivent se procurer des quotas de CO2 que pour la production marginale.
Dès 2003, les grands consommateurs d’électricité se sont regroupés au sein de l’Energy Intensive Industries pour dénoncer ce " transfert massif de richesse de leurs caisses vers celles des électriciens ". Il y a un an, ils l’estimaient à 2,5 milliards d’euros par an, soit près de 1 % de leurs chiffres d’affaires réunis ; ils s’apprêtent à publier une nouvelle étude sur ces " surprofits " réalisés à leurs dépens. On s’oriente sans doute vers une attribution plus généreuse de quotas aux électriciens pour la période 2008-2012, afin de limiter l’impact du système sur le prix de l’électricité.
Bref, les points en débat sont nombreux autour du remodelage des quotas pour 2008-2012. Des ajustements sont nécessaires, mais s’ils devaient aboutir à vider le système de sa substance, ce serait la crédibilité de l’Union sur la scène internationale qui serait gravement atteinte. En faisant fonctionner depuis plus d’un an de manière relativement satisfaisante un système d’échange de quotas de CO2, l’Europe a pris le leadership mondial dans la lutte contre le réchauffement du climat. Au moment où les discussions internationales sur le changement climatique redémarrent pour l’après-Kyoto, ce n’est pas le moment de reculer sous la pression des lobbies.
- 1. L’autre solution aurait été de les taxer lourdement, ce qui risquait d’entraîner des délocalisations massives vers des pays qui n’ont pas souscrit les mêmes engagements de réduction, à commencer par les Etats-Unis et la Chine. Ce qui aurait créé du chômage en Europe sans réduire pour autant les émissions globales au niveau de la planète.
- 2. Au début des années 90, les Américains ont imposé des quotas sur le dioxyde de soufre afin de lutter contre les pluies acides et la déforestation provoquées par ces émissions. Ils ont alors créé un marché pour échanger ces quotas. Le succès de cette démarche est à l’origine du marché du CO2 européen.