Face à la crise

18 min

Taux de chômage élevé, creusement des inégalités..., le modèle social français a besoin d'un sérieux lifting.

Le modèle social français va mal. Premier symptôme : le chômage tourne autour de 9 % à 10 % de la population active depuis maintenant près de quinze ans. Il n’a véritablement baissé qu’entre 1997 et 2001. Une évolution qui n’a pas été aussi négative chez la plupart de nos voisins : en 1981, neuf pays de l’Europe des Quinze (plus le Japon et les Etats Unis) subissaient un chômage plus important que la France. Parmi eux, l’Espagne, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, mais aussi le Danemark et les Pays-Bas. Aujourd’hui, aucun de ces neuf pays n’est encore dans ce cas.

Plus grave encore, le chômage frappe très inégalement. Les jeunes, les femmes, les salariés âgés et les peu qualifiés payent le plus lourd tribut. Et si certains retrouvent aisément un emploi, d’autres peinent à sortir du chômage : le taux de chômage de longue durée (plus d’un an) atteint 3,9 %. Les inégalités de statut face au travail, en termes de garanties et de revenus, se sont constamment creusées entre ceux qui bénéficient de la sécurité de l’emploi ou de conventions collectives offrant de solides garanties et une masse croissante de salariés précaires et de travailleurs pauvres qui ne parviennent plus à vivre dignement de leur travail : la part des contrats temporaires dans le secteur privé dépasse désormais 12 %. Selon Eurostat, la France est devenue un des pays d’Europe où les travailleurs pauvres sont proportionnellement les plus nombreux, davantage même qu’au Royaume-Uni. De plus, la circulation entre ces deux groupes est très limitée : ceux qui ont une situation stable s’y accrochent et les abonnés à l’emploi précaire peinent à accéder à un contrat à durée déterminée.

Face à cette situation, les partis de gouvernement ne sont pas parvenus à mettre l’ensemble du pays en mouvement, en dehors de la tentative des 35 heures. Ils ont concentré l’action aux marges : ils ont multiplié les contrats aidés dans le secteur public ou privé, développé l’assistance avec le revenu minimum d’insertion (RMI), subventionné les emplois à bas salaires. Des mesures qui n’ont permis ni d’éradiquer la pauvreté ni de réduire la précarité, quand elles n’ont pas contribué à l’étendre. Au fond, les partis de gouvernement semblent toujours attendre que le retour de la croissance et, avec elle, celui des créations d’emplois, fasse disparaître la pauvreté et la précarité.

Trouver les voies et les moyens d’une politique économique plus dynamique en France et en Europe est certes essentiel. Un meilleur policy mix* permettrait probablement de gagner presqu’un point de croissance par an. Ce qui pourrait aboutir à créer quelque 200 000 emplois supplémentaires chaque année, de quoi réduire progressivement le chômage. Mais cela ne permet pas d’éluder les questions posées par le mauvais fonctionnement de notre modèle social : les inégalités qui caractérisent aujourd’hui la société française ne vont pas se dissoudre tout naturellement le jour où la bonne politique économique sera enfin menée.

Taux de chômage en 1981 et 2005, en %

Une croissance soutenue ne suffit en effet pas à résoudre tous les problèmes, comme l’illustre la société américaine (voir page 55). La croissance est compatible avec le maintien d’inégalités élevées, surtout quand elle est intense en emplois peu qualifiés. Certes, elle fait baisser les statistiques du chômage, mais elle ne permet pas aux travailleurs pauvres d’échapper à leur sort, si elle ne s’accompagne pas de réformes structurelles.

L’heure des choix

L’incapacité des partis de gouvernement à agir - ou leur tendance à surestimer les résultats de leurs actions, comme ce fut le cas pour Lionel Jospin - a largement contribué à la désaffection dont ils sont l’objet et à la montée des extrêmes. Non content de faire des promesses démagogiques - baisser les impôts de 30 % sans dire dans quel budget on va couper -, les dirigeants du pays n’ont eu de cesse d’instrumentaliser la mondialisation ou l’Europe pour justifier des réformes généralement synonymes de régression ou pour excuser leur impuissance à faire baisser le chômage. Pas plus tard qu’hier, le contrat première embauche (CPE) a été présenté par Dominique de Villepin comme une figure imposée de l’entrée dans la " modernité ". Comment s’étonner dès lors qu’une majorité de Français soient méfiants à l’égard de l’économie de marché, de l’ouverture sur l’Europe et le monde, et qu’ils aspirent à un Etat plus fort, dont ils espèrent qu’il sera plus protecteur ?

Il est urgent de sortir de cette situation. Nicolas Sarkozy l’a bien compris en affirmant haut et fort que notre modèle a besoin d’un sérieux lifting. La gauche a sans doute plus de mal à le reconnaître. Parce qu’à la différence du président de l’UMP, elle se refuse à jeter le bébé avec l’eau du bain : après tout, ce modèle social tant critiqué a tout de même fini par assurer des soins de qualité et a permis aux personnes âgées de bénéficier d’un revenu décent. Mais une autre raison explique aussi la timidité de la gauche : ses militants se recrutent très majoritairement parmi ceux qui échappent à l’insécurité sociale et qui s’opposent, non sans raison, à des " réformes " qui tendraient à aligner leur statut sur celui des plus exposés.

La nécessité d’agir s’impose néanmoins de plus en plus dans un pays qui a enchaîné les crises ces derniers mois. D’autant qu’à regarder ce qui se passe ailleurs, on découvre qu’il existe des pays ouverts à la mondialisation, où le chômage est faible et où les entreprises sont à la pointe du progrès technologique. En simplifiant, nous sommes face à une alternative : choisir la voie américaine, plus inégalitaire, ou regarder du côté des modèles nordiques, qui s’efforcent de marier solidarité et efficacité.

1. Les termes de l’alternative

Choisir la voie américaine consiste tout d’abord à considérer largement les inégalités comme une donnée incontournable. Aux Etats-Unis, le système éducatif, loin d’assurer une véritable égalité des chances, forme une élite tout en laissant entrer dans la vie active, année après année, un grand nombre de jeunes sans qualification. Un marché du travail très flexible permet à chacun de trouver aisément du travail, sans pour autant réduire les inégalités. Le chômage est effectivement inférieur à 5 % dans les statistiques, mais des dizaines de millions d’Américains ne parviennent pas à vivre dignement de leur travail.

La dérive vers ce modèle est déjà à l’oeuvre en France. En témoignent les réformes qui ont libéralisé le marché du travail, introduit une protection sociale plus individuelle et marchande, et abaissé les impôts des plus aisés. Un tel modèle n’empêche pas de défendre un renforcement de l’autorité de l’Etat en matière de politique industrielle ou de recherche, ou pour lutter contre l’insécurité engendrée par une société plus dure et plus inégale. De quoi satisfaire les couches aisées et tenter de séduire un électorat populaire qui se porte vers l’extrême droite.

La voie nordique est totalement différente. Elle consiste à agir ici et maintenant, sans attendre que la croissance économique dissolve, comme par enchantement, le chômage et la précarité. Elle privilégie la réduction des inégalités et une volonté systématique d’intégrer l’ensemble des citoyens. Ce qui n’empêche pas d’accepter les contraintes imposées par une économie ouverte, mais en s’efforçant de concilier efficacité économique et solidarité sociale. Les modèles nordiques ne sont pas parfaits. Ils n’ont pas supprimé les inégalités - on compte d’ailleurs de très grosses fortunes en Suède, au Danemark ou en Finlande. En revanche, ils s’efforcent de réduire au maximum le nombre de laissés-pour-compte du système : en assurant une formation initiale et continue de qualité, et en créant les conditions d’une mobilité de la main-d’oeuvre qui permettent à chacun de retrouver rapidement un emploi.

La gauche devrait naturellement s’inscrire dans cette direction. Mais il lui est plus aisé de se contenter de dénoncer la politique de la droite et de promettre un retour à un âge d’or mythique. Après tout, chaque élection - depuis 1978 ! - s’est soldée par une alternance ! Et pourtant, comme nous l’expliquent Alain Lefebvre et Dominique Méda (voir page 57), nous aurions tout à gagner à nous engager dans la voie des modèles nordiques.

2. Les raisons du blocage

Le diagnostic est connu. Les rapports s’entassent et répètent la même chose : aucun jeune ne doit sortir du système scolaire sans qualification, le marché du travail doit être rendu moins rigide, via une sécurisation des parcours professionnels. Des réformes sont même engagées dans ce but : la loi Fillon sur l’éducation a ainsi prévu un soutien scolaire aux élèves en difficulté ; la réforme de la formation professionnelle a créé le droit individuel à la formation (DIF) ; et l’institution, en 2001, du plan d’aide au retour à l’emploi (Pare) visait à accompagner plus efficacement les chômeurs dans leur recherche d’emploi. Mais ces réformes sont généralement trop timides ou dotées de moyens insuffisants, voire même non appliquées. Le DIF n’est pas à la hauteur de l’enjeu et n’est pas assez contraignant. L’ANPE voit ses priorités constamment modifiées et n’a pas les moyens de ses ambitions.

Pourquoi ne fait-on pas mieux ? Parce que la société française est prisonnière de ses structures et de ses inégalités de statut. Et que les décideurs (personnel politique, patronat, mais aussi organisations syndicales) sont plus soucieux de satisfaire leurs clientèles que de nouer des compromis durables permettant d’engager en confiance des réformes où toute prise de risque serait assortie de contreparties claires. Résultat : rien n’avance et la méfiance entre les acteurs du jeu social a rarement été aussi forte.

La droite tient ainsi en permanence un discours anti-fonctionnaires et coupe dans les effectifs sans grand discernement, alors que l’enjeu d’une véritable réforme de l’Etat impliquerait précisément de lui redonner les moyens d’intervenir massivement là où c’est nécessaire. Quant à la gauche, elle n’a guère fait mieux. Elle a notamment échoué à améliorer l’efficacité du système éducatif.

Incapables d’agir sur l’école et les structures de l’emploi, gauche et droite ont en revanche mené avec constance une politique de flexibilisation à la marge : extension des contrats précaires de toute nature, dont le contrat nouvelles embauches (CNE), réservé aux entreprises de moins de 20 salariés, exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires. Cette politique a des conséquences doublement négatives : en opposant les salariés exposés aux protégés, elle divise gravement le salariat et affaiblit un mouvement syndical qui compte une majorité de salariés à statut parmi ses adhérents ; en prenant la faible qualification de la main-d’oeuvre française comme une donnée à laquelle il faut s’adapter via une baisse du coût du travail, elle encourage une déformation des structures de l’emploi en faveur des postes les moins qualifiés. Quant aux déductions fiscales pour les employeurs à domicile, elles permettent surtout aux couples aisés de ne pas avoir à modifier une division sexuée du travail domestique qui laisse tout le travail aux femmes en déchargeant celles-ci d’une partie du travail domestique. Et pendant ce temps-là, les besoins sociaux prioritaires (petite enfance et aide aux personnes âgées) demeurent mal satisfaits.

Au final, nous continuons notre lente dérive vers le modèle américain, marqué par la multiplication des travailleurs pauvres et les difficultés d’intégration de tous ceux qui, du fait de leur qualification, de leurs origines, etc., souffrent d’un handicap pour construire de vraies carrières professionnelles. Comme nous sommes Européens, nous préférons cependant subventionner l’emploi plutôt que de proposer des emplois à très bas prix, dépourvus de protection sociale, comme c’est le cas aux Etats-Unis, où de nombreux travailleurs pauvres n’ont pas accès à l’assurance maladie. Mais la logique à l’oeuvre n’est pas fondamentalement différente. A défaut de lutter frontalement contre les causes des inégalités, nous tentons de limiter les dégâts. A un coût tel que des voix s’élèvent de plus en plus, à gauche comme à droite, pour réduire le montant des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires, dont l’utilité et les effets sociaux sont de plus en plus contestés. Reste à déterminer comment sortir par le haut de l’impasse actuelle.

3. Flex-sécurité, mode d’emploi

Priorité numéro un : réformer le système éducatif afin d’assurer une meilleure prise en charge des jeunes en difficulté. Plutôt que d’accorder des exonérations fiscales aux cours à domicile, développons le soutien scolaire. Priorité numéro deux : assurer une véritable sécurisation des parcours professionnels afin qu’un passage par la case chômage ne soit plus vécu comme un drame.

Cela suppose que chaque salarié, dès son entrée dans la vie active, accumule des droits attachés à sa personne au lieu de voir sa situation dépendre de la qualité de l’entreprise qui l’emploie : chacun doit pouvoir disposer de droits à la formation qui lui permettent de bénéficier d’une réelle seconde chance si son parcours scolaire n’a pas débouché vers une vraie qualification. Il faut parallèlement améliorer radicalement l’indemnisation du chômage et l’accompagnement des chômeurs. Enfin, il faut agir pour modifier les structures de l’emploi de manière à encourager la création d’emplois qualifiés. Cela passe par un effort de recherche plus soutenu, mais aussi par une politique de développement des services qui privilégie la qualité et de bonnes normes d’emploi. De quoi rendre les conditions d’emploi moins inégales selon les entreprises et les secteurs d’activité. C’est alors seulement qu’on pourra légitimement prendre des mesures rendant le marché du travail plus flexible.

Au Danemark, licencier est aisé et il n’y a pas d’indemnité de licenciement. En revanche, un salarié licencié peut toucher jusqu’à 90 % de son ancien salaire (pour les bas salaires) durant quatre ans. En France, au contraire, la protection, quand elle existe, est essentiellement à la charge de l’entreprise et dépend des conventions collectives. Le régime de droit commun n’accorde une indemnité de licenciement qu’à partir de deux années d’ancienneté dont le montant, ridiculement faible, est de 1/10e de mois par année d’ancienneté ! En revanche, les journalistes, par exemple, ont droit à un mois de salaire par année d’ancienneté, et ce, dès la première année...

Mêmes inégalités côté assurance chômage. Une grande partie des salariés précaires et des jeunes n’en bénéficient pas compte tenu du type d’emplois qu’ils occupent. Les allocations, proportionnelles aux salaires, assurent un revenu de remplacement insuffisant pour les bas salaires, tandis que les cadres bénéficient de revenus plus confortables que dans la plupart des autres pays. A cela s’ajoute le fait que la durée d’indemnisation accordée par le régime d’assurance chômage est courte. Ce qui conduit les chômeurs de longue durée à basculer dans le régime dit de solidarité, pris en charge par l’Etat, qui verse une allocation d’un niveau proche du RMI, c’est-à-dire très bas.

Il faudrait donc réunifier le système d’indemnisation afin d’étendre les droits des précaires et augmenter le niveau des allocations pour les bas salaires tout en plafonnant leur niveau. C’est alors qu’on pourrait négocier une remise à plat des indemnités de licenciement, manifestement trop faibles pour les salariés non couverts par les conventions collectives et, en revanche, sans doute trop coûteuses pour certaines catégories de salariés (ce qui peut conduire à accroître les difficultés d’entreprises contraintes de procéder à des licenciements économiques).

Dans un système où les coûts de la sécurité liés à une flexibilité croissante seraient mis à la charge de la collectivité, il importerait de contrôler plus étroitement les employeurs, afin d’éviter qu’ils se comportent en passager clandestin aux dépens du système d’indemnisation. Les entreprises du spectacle sont familières de ce comportement, grâce au régime des intermittents. Dans les pays nordiques, le problème est résolu par une forte présence syndicale, qui impose aux entreprises de respecter les règles : que le fait de licencier soit aisé et peu coûteux ne signifie pas que les employeurs peuvent licencier selon leur bon vouloir. Le licenciement doit être clairement motivé, que ce soit pour raison économique ou pour motif personnel. Et l’employeur est soumis à la surveillance de syndicats puissants et d’un service public de l’emploi doté de moyens beaucoup plus importants qu’en France.

4. Les conditions du dialogue social

Les pays nordiques se caractérisent depuis longtemps déjà par la recherche permanente d’un consensus sur les grandes orientations du pays entre le patronat, des syndicats très puissants et un gouvernement qui intervient finalement assez peu dans la vie économique. Ni la Finlande, ni la Suède, ni le Danemark ne connaissent par exemple de salaire minimum légal pour l’instant : les salaires relèvent en effet exclusivement de la négociation entre patronat et syndicat dans ces pays. Et il n’est jamais venu à l’idée des puissants partis sociaux-démocrates nordiques de nationaliser des fabricants de voitures ou des usines chimiques.

Cette recherche de consensus n’exclut cependant pas les conflits et la défense attentive des intérêts contradictoires des uns et des autres. Mais chacun s’efforce de déboucher sur un accord, en acceptant les compromis nécessaires. Ce modèle a résisté au temps et permis aux pays nordiques de surmonter, au prix de profondes réformes, des crises économiques graves, comme celles qu’ont subies la Suède et la Finlande dans la première moitié des années 90.

Ce modèle nordique de recherche d’un consensus tripartite a fait école un peu partout en Europe depuis vingt ans face à la montée du chômage. La plupart des pays qui ont réussi à le faire baisser sans pour autant sacrifier la solidarité interne ont eu, eux aussi, recours à des pactes sociaux, associant syndicats, patronat et gouvernement selon des configurations diverses. Les Pays-Bas, qui étaient sur une très mauvaise pente à la fin des années 70, ont lancé le mouvement avec les accords dits de Wassenaar, en 1983. Régulièrement renouvelés jusqu’à ces dernières années, ils ont permis de sortir le pays du marasme et d’en faire pendant quelques temps un des modèles enviés en Europe. L’Irlande a aussi suivi cette voie : la capacité des élites irlandaises à se mettre autour d’une table et à conclure régulièrement des pactes sociaux depuis le milieu des années 80 a joué un rôle déterminant pour enclencher le décollage du pays. De même, le rattrapage engagé avec succès par l’Espagne post-franquiste doit beaucoup à la capacité du patronat, des syndicats et du gouvernement à conclure régulièrement des accords sur les sujets qui fâchent.

Dans la longue liste des pays européens qui ont répondu par des pactes sociaux tripartites aux défis auxquels ils étaient confrontés, la France manque à l’appel. Cette incapacité à régler les questions difficiles par la négociation collective remonte loin dans notre histoire, jusqu’à la Révolution française. L’un des objectifs centraux était alors d’éliminer les corporations, et partant tous les corps intermédiaires qui pouvaient faire écran entre l’Etat républicain, seule incarnation légitime de la Nation, et les individus-citoyens. Même après avoir enfin admis l’existence des syndicats en 1884, la France les a cantonnés dans un rôle subalterne, tranchant avec la place qu’ils ont acquis dans la plupart des autres pays développés. Avec, en contrepoint, la persistance, assez exceptionnelle elle aussi dans les pays développés, de puissantes et fréquentes éruptions revendicatives, le plus souvent spontanées.

Une France à la traîne

Le caractère archaïque de ce mode de fonctionnement et ses inconvénients sont de plus en plus admis. Pour autant, on n’est pas parvenu jusqu’à maintenant à en sortir. En 1997, la gauche avait voulu organiser une négociation tripartite pour définir les conditions de mise en oeuvre de son engagement électoral en faveur des 35 heures. Mais le patronat avait claqué la porte, s’engageant dans la foulée dans une guérilla permanente contre le gouvernement. Avec ce qu’il avait appelé à l’époque la " refondation sociale ", il proposait notamment une profonde transformation institutionnelle qui devait faire désormais primer le résultat de la négociation patronat-syndicats sur la loi en matière de droit social. Depuis 2002, il n’en est plus question : maintenant que le pouvoir politique est redevenu sensible à ses propositions, le Medef se satisfait de nouveau d’un simple rôle de lobby et ne cherche plus vraiment la négociation avec les syndicats.

Revenue au pouvoir, la droite s’est efforcée dans un premier temps de montrer que, contrairement au gouvernement de Lionel Jospin, elle pratiquait la concertation sociale sur les grandes réformes. La réforme des retraites, intervenue en 2003, avait notamment fait l’objet d’une préparation relativement ouverte et approfondie dans le cadre multipartite du Conseil d’orientation sur les retraites (COR). Même si au stade de la négociation finale, les choses s’étaient gâtées.

En 2004, le gouvernement s’était attaqué, avec la loi sur le dialogue social, à un des problèmes centraux qui plombent la négociation collective en France : les conditions de validité des accords syndicats-patronat. Il était possible, en effet, à une organisation syndicale minoritaire de signer des accords avec le patronat qui s’imposaient ensuite à tous les salariés. François Fillon, à l’époque ministre des Affaires sociales, avait renforcé le droit d’opposition que peuvent exercer dans ce cas les autres syndicats. Sans aller cependant jusqu’à imposer qu’un accord soit obligatoirement conclu par des syndicats majoritaires chez les salariés concernés. Une évolution qui serait pourtant indispensable pour amener chacun à prendre ses responsabilités et sortir de la division du travail stérile entre des syndicats minoritaires qui signent des accords, souvent sans rapport de force suffisant, et d’autres qui peuvent se contenter de demeurer dans une posture protestataire.

La droite avait également inclus dans l’exposé des motifs de cette loi un engagement solennel à ne plus jamais réformer le code du travail sans négociation sociale préalable. Mais cet engagement n’était pas à proprement parler intégré au texte de la loi ; il n’avait donc en fait aucune valeur juridique contraignante. Ce que n’a pas manqué de rappeler Dominique de Villepin, quand on lui a reproché de violer cette loi en passant en force avec son contrat nouvelles embauches (CNE), puis avec le contrat première embauche (CPE).

Si on peut espérer une retombée positive de la crise déclenchée par le CPE, c’est probablement d’avoir illustré de façon criante l’urgence d’institutionnaliser, de manière précise et contraignante cette fois, l’obligation d’une négociation sociale tripartite préalable aux modifications du droit du travail ou de la protection sociale. L’unité syndicale retrouvée à cette occasion et la légitimité conférée au mouvement syndical par son comportement particulièrement responsable durant cette crise ouvrent également une fenêtre d’opportunité pour revenir sur la question des accords majoritaires et des réformes institutionnelles de nature à renforcer le syndicalisme en luttant contre son émiettement. Il paraît a priori exclu que le gouvernement de Dominique de Villepin avance dans cette direction d’ici aux échéances de 2007, mais ces questions pourraient, et devraient, devenir un des enjeux du futur débat présidentiel.

* Policy mix

Combinaison des politiques monétaire et budgétaire dans un espace économique.

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