Entretien

"Aux Etats-Unis, il n’y a pas d’exclus, il y a des pauvres"

8 min
Jacques Mistral professeur de sciences économiques, senior fellow, Kennedy School of Government, Harvard University

La mobilité assurée par la flexibilité du marché du travail américain ne profite réellement qu’aux plus qualifiés.

La flexibilité du marché du travail américain permet-elle de ne pas laisser les gens trop longtemps dans le chômage et d’assurer que ce ne sont pas toujours les mêmes qui sont touchés ?

Aux Etats-Unis, la flexibilité du marché du travail est une réalité quotidienne ; mais loin d’être l’épouvantail qu’on y voit en France, c’est plutôt la traduction d’une valeur fondatrice de cette société. La liberté, ce n’est pas seulement un idéal politique, c’est le fondement même des comportements économiques : " qui, mieux que moi, peut savoir et décider ce qui est dans mon propre intérêt ? ", entend-on souvent dire. Du coup, la relation au marché du travail est plus individuelle, beaucoup moins institutionnelle que chez nous. Et les hauts et les bas y sont plus facilement acceptés : les hauts, c’est la réponse méritée au succès auquel chacun espère aboutir ; le bas, eh bien !, c’est un échec personnel. Il faut en tirer la leçon et repartir d’un autre pied - ce que la société non seulement tolère, mais encourage.

La succession d’emplois différents pour une personne, en particulier pour les jeunes, est sensiblement plus élevée qu’en France, de même que la rotation sur un emploi (en dehors des grandes sociétés au fonctionnement plus institutionnel). Pour les travailleurs peu qualifiés, on observe finalement cette intermittence de périodes d’activité, plus ou moins longues, et de chômage, souvent courtes. Les personnes les moins favorisées, disons le quintile inférieur en termes de répartition du revenu, sont clairement les plus touchées par ces allers et retours fréquents et elles peinent à sortir de la précarité.

Le travail garantit-il d’une sortie de la pauvreté et un accès à une protection sociale de qualité ?

Pour les personnes qualifiées, c’est certain ; pour les autres, beaucoup moins.

Il est en effet frappant de constater que le taux de chômage remarquablement faible que connaissent les Etats-Unis (moins de 5 % aujourd’hui) s’accompagne de l’un des taux de pauvreté les plus élevés parmi les pays industrialisés. 13 % de la population sont en situation de " ne pas pouvoir faire face à ses besoins fondamentaux, selon la définition officielle ; 23 % se trouvent en deçà de la moitié du revenu médian, souvent considérée comme le seuil de " pauvreté relative ". Les travailleurs pauvres (les working poors) sont une réalité bien visible ; les Noirs et les femmes seules élevant des enfants sont les plus concernés.

Quant à la protection sociale, il existe un régime de retraite public qui est l’une des grandes conquêtes du New Deal* et les Américains y restent très fortement attachés. En revanche, le système de soins est très lacunaire : millions de personnes sont aujourd’hui dépourvues d’assurance santé. Dans le modèle fordiste à l’américaine, la couverture santé est l’un des éléments du contrat de travail : le salarié et sa famille sont couverts par l’assurance de groupe négociée par la compagnie. Tel était l’idéal, mais les petites entreprises n’ont jamais pu y adhérer et de plus en plus de secteurs font face à des conditions de marché ne permettant plus ces " largesses ". La renégociation des contrats en vigueur dans l’automobile - sous la menace de faillite - marque sans doute la fin d’un modèle qui a en effet offert à ceux qui étaient " à l’intérieur " une protection sociale de qualité.

La mobilité du marché du travail permet-elle de maîtriser le niveau du chômage ?

Le taux de chômage est faible et la différence avec la France est particulièrement nette pour les jeunes : aux Etats-Unis, dès la fin du lycée, il est naturel de commencer à travailler, par moments, à temps partiel bien sûr, car il faut financer les études et cela coûte cher. Mais le college (bac + 4), c’est véritablement le passeport pour l’emploi. Les incitations à s’engager ainsi dans la vie active sont donc fortes.

Par la suite, une tendance très surprenante s’observe pour les hommes de 25 à 54 ans : on constate qu’un nombre croissant de personnes sont inactives, c’est-à-dire ni employées ni en chômage, retirées du marché du travail. Pourquoi ? Sans doute parce que la protection chômage étant faible, l’incitation à s’inscrire ou à se déclarer chômeur l’est aussi. En tout cas, en comparant avec la France, on note, dans cette tranche d’âge, beaucoup d’emprisonnés, beaucoup " d’handicapés " (qui touchent des prestations à condition de se retirer du marché du travail) et beaucoup de travailleurs découragés, c’est-à-dire ayant renoncé à rechercher un emploi. On ne peut pas exclure que l’afflux d’immigrants illégaux mexicains (plus de 500 000 par an), désireux de travailler à tout prix, n’ait pas abouti à chasser beaucoup de Noirs dans la construction, la restauration et les services aux ménages, du fait du recul des salaires offerts pour ces emplois.

La mobilité facilite-t-elle une meilleure adaptation aux changements techniques, est-elle un atout qui favorise le développement des nouvelles technologies aux Etats-Unis ?

Oui, c’est certain. Pour la population qualifiée, la flexibilité du marché du travail est synonyme d’opportunités nombreuses. L’échelle des rémunérations est une puissante incitation ; la facilité de créer sa propre entreprise favorise le passage d’une bonne idée à la réalisation concrète. Au-delà des dispositions individuelles, le système est organisé pour encourager ces talents et ces initiatives : il n’y a rien de plus étranger sur les campus que l’idée d’une recherche coupée de ses débouchés économiques. Et le venture capital** n’est jamais bien loin lorsque se profile la possibilité d’appliquer une nouvelle technologie tout juste sortie du laboratoire ! Les deux aspects que je viens de citer dans le système universitaire, un enseignement général au college tourné vers le marché du travail et la recherche universitaire naturellement liée au monde de l’entreprise, sont vraiment les deux idées dont nous devrions utilement nous inspirer ici, toutes affaires cessantes !

Comment les Etats-Unis gèrent-ils la situation des exclus du marché du travail et des travailleurs pauvres ? Par une aide ? En les laissant tomber ? En les " incitant " à mieux faire ? Quelle serait la meilleure solution ?

Aux Etats-Unis, il n’y a pas d’exclus, il y a des pauvres, beaucoup, on l’a vu, mais la raison en serait simple : selon un sondage célèbre ici, 60 % des Américains pensent que les pauvres sont pauvres parce qu’ils sont paresseux, 30 % parce qu’ils n’ont pas eu de chance ou du fait du mauvais fonctionnement de la société (les pourcentages sont exactement inverses en Europe). La solution politique du problème social est, à certains égards, plus simple que chez nous - s’il faut aider les pauvres, c’est pour des raisons de charité plus que de solidarité. Mais aussi plus exigeante, car l’objectif est de remettre les individus défaillants sur la voie d’un succès économique raisonnable.

Le Président Clinton s’était illustré par une réforme du welfare (l’aide sociale) encourageant les récipiendaires à retrouver un job ; et ça a marché plutôt mieux que ce que craignaient les opposants. D’un autre côté, la poursuite de cette réforme est depuis plusieurs années dans l’impasse parce qu’on touche au noyau dur des personnes difficiles à réintégrer sur le marché du travail.

Laissez-moi citer un autre exemple : depuis 1972, une loi oblige les institutions financières collectant des fonds dans les quartiers défavorisés à les réemployer localement. C’est une manière de faciliter l’accès au crédit pour développer de nouvelles activités, de faciliter l’initiative économique, de donner un coup de main au talent de ceux qui veulent s’en sortir. Et l’expérience montre qu’ils sont nombreux.

Y a-t-il un débat aux Etats-Unis sur la validité du modèle social américain ? Est-il systématiquement considéré comme meilleur que le modèle européen continental ?

Quand on a vécu plusieurs années aux Etats-Unis, la réponse à votre question paraît simple, au moins celle véhiculée par les medias et les think tanks [les centres de recherche indépendants] : " Notre modèle social est évidemment le meilleur. Il nous a bien servis puisque l’Amérique est riche et puisque, depuis des générations et aujourd’hui plus que jamais, elle attire, par millions, les immigrants qui viennent chercher au Nouveau Monde une vie meilleure, pour eux ou au moins pour leurs enfants. " Il ne faut jamais sous-estimer la force de cette conviction.

Quant au modèle européen, il est envié, en particulier dans les milieux intellectuels de la côte est, mais sa réputation est sur le déclin. Il est considéré comme un luxe que les générations du baby-boom cherchent désormais à défendre contre l’évidence, puisqu’il est si manifestement contraire aux contraintes nées de la globalisation, de l’immigration et des nouvelles technologies. Les banlieues en feu et les manifestations violentes contre le contrat première embauche (CPE) n’ont évidemment rien fait pour décourager ce diagnostic que nous devrions examiner à deux fois avant de le rejeter.

Cela dit, le débat est en train de renaître outre-Atlantique : les grands journaux publient régulièrement, depuis dix-huit mois, des enquêtes sur la montée extravagante des inégalités. La Maison Blanche a reconnu la réalité de cet enjeu, en décrivant la façon dont la machine économique proprement stimulée allait régler le problème. Les démocrates viennent de placer la question au centre des futurs débats politiques. Préparons-nous, une fois de plus, à ce que l’Amérique nous surprenne !

Propos recueillis par Christian Chavagneux

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