Entretien

Pour une nouvelle critique sociale

7 min
Thierry Pech Directeur général du think tank Terra Nova

La crise que traverse la société française trouve-t-elle son origine dans la mondialisation ?

La mondialisation joue un rôle indéniable dans les difficultés que rencontre notre pays : les restructurations en cours et la pression perceptible de la concurrence internationale en sont autant de manifestations. Toutefois, il me paraît difficile de lui imputer toute la responsabilité de nos problèmes : en mettant à l’épreuve le compromis social français, elle en révèle plutôt les fragilités et les insuffisances. D’autres pays, exposés aux mêmes pressions, s’en sortent mieux que nous. La mondialisation nous oblige donc à réfléchir d’abord sur nous-mêmes.

C’est pour cette raison que nous avons besoin d’une nouvelle critique sociale comme celle que nous essayons de produire à La République des idées. Mais ces mots doivent s’entendre dans un sens exigeant. Il s’agit moins d’énumérer des mécontentements que de renouveler l’analyse des mécanismes qui président au partage des risques et des richesses aujourd’hui au sein de la société française. Les débats suscités par le contrat première embauche (CPE) l’ont bien montré : on ne peut plus se contenter de parler du salariat en général et de situer simplement les inégalités le long d’une échelle de rémunération. Le monde social ne se découpe plus simplement entre ouvriers, employés, professions intermédiaires, cadres, etc. Aux clivages traditionnels s’ajoutent, par exemple, des inégalités de statut dans l’emploi, bien décrites par le sociologue Eric Maurin1 : d’un côté, ceux à qui l’emploi durable permet de " voir loin " ; de l’autre, ceux à qui l’emploi plus ou moins précaire ne confère qu’un faible crédit social. Ces inégalités recoupent souvent des clivages générationnels et des fractures territoriales.

Dans ce contexte, on ne peut plus se contenter d’un compromis collectif qui protège bien presque toujours les mêmes, sans véritablement se soucier des autres. Cette distribution de la sécurité et de l’insécurité n’est ni tenable ni fidèle aux ambitions d’une République sociale.

Voyez-vous un autre avenir que l’alignement progressif sur le modèle américain ?

Tout d’abord, je me méfie de ce mot " modèle ". Encore plus dans le cas américain. Quand on voit les choses de loin, on a toujours l’impression qu’elles sont simples et inaltérables. C’est notamment pour dissiper de telles illusions d’optique que nous avons lancé la revue La Vie des Idées, afin de rendre accessible au public français le débat intellectuel tel qu’il se déroule ailleurs, dans toutes ses nuances et sa complexité. En réalité, l’Amérique est plutôt de moins en moins sûre d’elle-même. Des voix commencent d’ailleurs à se faire entendre, outre-Atlantique, qui mettent en doute, par exemple, la sacro-sainte théorie des avantages comparatifs, sur laquelle s’est fondée la confiance dans la mondialisation et le marché comme seul moteur de la croissance et du bien-être. Eux aussi perdent de nombreux emplois industriels et se demandent si les nouveaux emplois seront aussi bons que les précédents, voire en nombre suffisant pour les remplacer.

De la même manière, l’équation flexibilité maximale-solidarités minimales apparaît de moins en moins soutenable à long terme : les inégalités de revenu (pour ne rien dire des inégalités de patrimoine) atteignent aujourd’hui des records aux Etats-Unis. En tout cas, cette équation ne saurait être présentée comme un horizon nécessaire pour nos sociétés. Les pays scandinaves ou, dans un style assez différent, le Japon ont ouvert d’autres chemins. Ils prouvent que l’on peut s’organiser autrement.

Quelles seraient les principales conditions institutionnelles pour aller dans le sens d’une société plus solidaire ?

Il faut un partage des risques et des richesses à la fois plus équitable et plus adapté au nouveau contexte économique. Je ne crois pas qu’on ait absolument besoin d’une nouvelle constitution pour y parvenir. C’est à un autre niveau qu’il faut agir. Tout d’abord au niveau des pratiques de gouvernement : il serait temps de se défaire de l’idée que la société française n’est pas réformable et que le salut ne peut venir que du retour d’une volonté politique forte et déterminée. C’est une superstition dont les mobilisations récentes ont montré la faiblesse. Il faut au contraire apprendre à gouverner la société avec elle et non malgré elle. De ce point de vue, le dialogue social ne devrait pas être une option, mais la règle.

Ensuite, si l’on veut, au niveau du marché du travail, réduire les inégalités de statut dans l’emploi, qui minent le pacte social, alors il faut s’efforcer de réunifier le salariat. De ce point de vue, l’idée d’un contrat de travail unique ne doit pas être taboue. Mais surtout une redéfinition et une extension du service public de l’emploi s’imposent. Idéalement, il s’agirait de passer d’une assurance chômage à une assurance professionnelle, qui non seulement prenne en charge l’indemnisation des chômeurs, mais leur donne de nouveaux droits en tant qu’individus (droit à la formation, à la reconversion, à l’accompagnement individualisé...). Des droits qui soient appuyés sur une réforme profonde des institutions concernées, de manière à rendre effective leur mise en oeuvre (système de formation initiale, système de formation continue, etc.).

Enfin, au niveau fiscal, les nouvelles solidarités qu’il s’agit de mettre en place ne pourraient vraisemblablement pas être financées par des prélèvements supplémentaires sur les revenus du travail, sauf à en renchérir dangereusement le coût. En fiscalisant ce financement, on pourrait répartir l’effort sur un nombre de têtes plus important. Mais cela suppose un véritable new deal avec les Français et, accessoirement, la fin d’une certaine philosophie paritaire de l’assurance sociale.

Quel rôle peut jouer l’école dans de telles évolutions ?

L’école doit bien évidemment jouer un rôle central, mais il faut sortir à la fois du mythe et de la peur sur ce sujet. Le mythe, c’est celui d’un paradis perdu de l’ascenseur social pour tous, qui aurait existé naguère. Cette illusion rétrospective exagère beaucoup la mobilité sociale des décennies passées. La peur, c’est au contraire celle de diplômes qui seraient soudain devenus sans valeur. En réalité, tous les observateurs s’accordent pour dire qu’il vaut mieux avoir fait des études que le contraire, et que la situation de loin la plus difficile sur le marché de l’emploi reste celle des non-qualifiés.

Mais les études ne paient que sous certaines conditions. Les expériences étrangères tendent à montrer, par exemple, que le risque de déclassement des jeunes diplômés est plutôt moindre dans les pays où l’on mixe davantage formation et expériences de travail. De même, il faudrait s’intéresser de plus près au problème de l’orientation et au contenu des études : l’expression " Bac + n " ne veut rigoureusement rien dire, comme l’a montré Marie Duru-Bellat2. L’heure n’est donc pas à revenir sur la démocratisation scolaire - l’école reste à de nombreux égards un instrument d’émancipation -, mais plutôt à penser les voies de son approfondissement. Cela dit, la première condition pour que les études paient vraiment, ce serait que les emplois auxquels elles peuvent conduire soient eux-mêmes mieux payés. Ce n’est bien souvent pas le cas actuellement : une part importante des emplois auxquels peuvent prétendre des jeunes diplômés sont désormais des emplois payés au Smic.

Zoom Un grand forum de débats

La République des idées, un think tank présidé par Pierre Rosanvallon, organise les 12, 13 et 14 mai à Grenoble un grand forum de débats sur le thème : " La nouvelle critique sociale ", en partenariat avec, entre autres, Alternatives Economiques. On peut retrouver la présentation dece forum et les modalités d’inscription sur le site www.repid.org Parallèlement, La République des idées publie un livre sous le même titre, aux éditions du Seuil, à paraître début mai.

Le modèle républicain est-il obsolète ?

Ses valeurs fondamentales ne me semblent pas en cause. Le problème est plutôt qu’il faudrait les prendre au sérieux, comme le dit Patrick Weil3. A commencer par l’égalité.

  • 1. Dans L’égalité des possibles, coll. La République des Idées, éd. Le Seuil, 2002.
  • 2. Voir L’inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie, coll. La République des Idées, éd. Le Seuil, 2006.
  • 3. Dans La république et sa diversité, coll. La République des Idées, éd. Le Seuil, 2005.
Propos recueillis par Guillaume Duval

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