Opinion

Partir, disent-ils

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Jean-François Bayart Professeur d'anthropologie et de sociologie à l'Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID)

Le Sénégal se substitue au Maroc comme base de l’émigration ouest-africaine. Les pirogues à caisse, pouvant accueillir une centaine de passagers, s’élancent chaque nuit en direction des Canaries à partir des rivages de Saint-Louis, de Rufisque, de Dakar, de la Petite-Côte, au sud de la capitale. Elles emmènent des Sénégalais, mais aussi des ressortissants d’autres nationalités. Le seul 17 mai, huit embarcations contenant en tout 580 personnes sont parvenues dans l’archipel espagnol. Le nombre de victimes de ces traversées sauvages est sans doute élevé. L’atteste la découverte, le 29 avril, au large de la Barbade, dans la mer des Caraïbes, d’un voilier parti du Cap-Vert le 25 décembre, avec à son bord 47 passagers : onze corps sans vie et quasi momifiés gisaient à bord. En l’occurrence, un passeur espagnol semble impliqué.

Mais la plupart de ces voyages reposent sur une stratégie rationnelle de la part des entrepreneurs sénégalais qui les commanditent. Certains des bateaux sont équipés de deux moteurs et d’un GPS pour parvenir à bon port. Ils peuvent être détruits à l’arrivée pour éviter toute identification et tout rapatriement de la part des autorités. La traversée se négociant de 600 à 750 euros, l’équivalent d’un an de salaire moyen, le retour sur investissement n’est pas négligeable. Des pirogues sont d’ailleurs maintenant construites à cette seule fin. Les candidats au départ bénéficient souvent du soutien de leurs familles, qui s’endettent pour financer l’expédition et amènent les " armateurs " à diminuer la prise de risque. Toute une économie politique de l’émigration s’est nouée en quelques mois sur la côte sénégalaise.

Une économie morale également. Les migrants parlent de l’" aventure par la mer ", de " jihad ". Leurs mots d’ordre ? " Barcelone ou la mort ", " réussir ou mourir ". Leurs raisons ? La déception qu’aurait provoqué l’alternance politique de 2000, la raréfaction des ressources halieutiques, l’impératif de nourrir la famille et la dignité que procure ce voyage. C’est par l’épopée du départ que l’on s’érige en homme. La politique des gouvernements concernés est en décalage avec le vécu (ou le mourir) des migrants et n’a aucune chance de succès. Le Sénégal prône la " tolérance zéro à l’émigration " et veut la remplacer par des emplois dans... l’agriculture ! L’Espagne et ses partenaires européens multiplient en vain les opérations paramilitaires, les expulsions, les pressions sur les gouvernements africains pour qu’ils prennent des mesures répressives. La loi Sarkozy sur l’" immigration choisie " a aussitôt été assimilée à la traite dans une région où les captifs représentaient plus du tiers de la population au début du XXe siècle. " Trier et choisir selon ses propres besoins des esclaves sans droits ", a fulminé un député malien. Jamais les Africains ne se sont autant pressés aux portes de l’Europe. Jamais le fossé n’a été aussi profond entre les deux continents.

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