L’emploi, talon d’Achille du Mexique

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Alors que l'économie et les finances mexicaines sont plutôt saines, l'emploi reste en revanche un défi majeur pour le nouveau gouvernement.

Au niveau des grands équilibres macro économiques - inflation, dette, finances publiques -, la situation du Mexique est plutôt saine. Mais pour ce qui est de l’emploi, elle est dramatique. " Carlos Alba, sociologue au Colegio de Mexico, un important institut de recherches basé dans la capitale fédérale, résumait ainsi, à la veille des élections présidentielle et législatives du 2 juillet, le bulletin de santé de son pays. " Du fait d’une dynamique démographique qui ne s’est infléchie que récemment, 1,2 million de jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail, poursuit le chercheur. Or notre croissance, près de 4,5 % par an, essentiellement tirée par les expor tations, est extrêmement pauvre en emplois. " C’est dire si les défis que devra affronter le nouveau gouvernement sont colossaux.

Les champs du départ

Le secteur agricole, qui emploie encore le cinquième de la population active, a subi une hémorragie de main-d’oeuvre dans les années 90. Certes, l’instauration de mesures incitatives avait entraîné, entre 1990 et 1994, le doublement de la production de maïs, l’aliment de base, après deux décennies de stagnation (et de décrochage par rapport à l’évolution démographique). Les petits paysans avaient bénéficié de cette progression, mais l’entrée en vigueur de l’Alena, l’Accord de libre-échange nord-américain signé en 1994 avec les Etats-Unis et le Canada, a cassé cette croissance. A partir de cette date, le maïs américain, plus compétitif (mais aussi très subventionné) est arrivé massivement sur le marché mexicain. Résultat : la production nationale, rapportée à la population, a cessé de croître.

Elle s’est cependant maintenue, d’une part, parce qu’elle bénéficie du plan Procampo en vigueur depuis 19931 et, d’autre part, parce que le maïs (blanc) mexicain est essentiellement destiné à l’alimentation humaine, tandis que le maïs (jaune) américain est surtout utilisé pour l’alimentation animale (mais aussi dans l’industrie agroalimentaire). Cependant, la chute des prix locaux liée aux importations a durement frappé les petits producteurs, de plus en plus repliés sur une agriculture de survie et poussés à l’exode. Bon nombre d’entre eux formeront les bataillons du soulèvement zapatiste, qui éclate dans le Chiapas en 1994, l’une des régions les plus pauvres du pays.

Sinistrose dans l’industrie

L’ouverture accrue des échanges après 1994 a accentué le dualisme agricole : marginalisation d’une majorité de petits paysans, d’un côté, et, de l’autre, développement (au prix de graves atteintes à l’environnement) d’une agriculture commerciale tournée vers le marché américain (produits d’élevage, fruits, légumes), dopée par la différence des coûts de main-d’oeuvre de part et d’autre de la frontière. Au final, même si la balance des échanges agricoles entre les deux pays penche en faveur du Mexique2, ce sont 1,3 million d’emplois qui ont été détruits dans ce secteur au cours des dix ans qui ont suivi la signature de l’Alena, selon une étude de la fondation Carnegie, sur une population active totale estimée à 42 millions d’habitants.

Les créations d’emplois dans l’industrie n’ont pas compensé l’érosion de la main-d’oeuvre agricole. En 1965, au moment où les Etats-Unis stoppent le programme dit " bracero " d’immigration de main-d’oeuvre agricole (1942-1964), naît le système des maquiladoras : de l’autre côté du Rio Grande, des usines sont créées afin d’assembler des produits manufacturés (textile, puis électroménager, hi-fi, automobiles...) à partir de composants importés des Etats-Unis (et ultérieurement du Sud-Est asiatique) et réexportés de l’autre côté de la frontière. Ces maquiladoras permettent aux firmes américaines de résister à la montée de la concurrence asiatique en recourant à une main-d’oeuvre bon marché. Elles connaissent un essor rapide après la signature de l’Alena : 650 000 emplois en 1995, 1,3 million en 2000. Mais les maquiladoras, qui intègrent à peine 2 % de produits mexicains, n’ont pas eu d’effet d’entraînement sur l’industrie manufacturière locale. Celle-ci ne parvient à créer que 200 000 emplois sur la même période, une misère par rapport aux besoins d’un pays peuplé de 107 millions d’habitants.

Depuis 2000, l’industrie mexicaine, étroitement dépendante de la demande américaine, connaît une crise profonde. En 2003, la Chine a ravi au Mexique la place de deuxième fournisseur des Etats-Unis. Le nombre de maquiladoras du textile a été divisé par deux entre 2000 et 2004. Même si cette chute a été en grande partie compensée par l’essor d’autres productions (automobile, chimie...), l’emploi global dans les maquiladoras a régressé.

La concurrence asiatique se fait également sentir sur un marché national de plus en plus ouvert. Les importations, tous produits confondus, sont passées de 140 à 220 milliards de dollars entre 1999 et 2005, tandis que la Chine quadruplait ses parts du marché (de 1,7 % à 8 % dans le même temps). Le choc est d’autant plus rude que la corruption de l’Etat, à tous les niveaux, rend inefficaces ses propres barrières douanières. L’inondation du marché mexicain par des produits à des prix imbattables, entrés légalement ou non, pèse lourd sur le secteur manufacturier non maquiladora, qui a perdu depuis 2000 les 200 000 emplois qu’il avait gagnés au cours des cinq années précédentes. Et, ajoute Carlos Alba, " même si, avec 12 milliards de dollars par an actuellement, les investissements directs étrangers continuent de croître, ils consistent surtout en des rachats d’entreprises existantes ".

L’appel de la frontière

Non seulement les créations d’emplois sont dramatiquement insuffisantes, mais les salaires sont maintenus au plus bas par l’armée de réserve que constitue une main-d’oeuvre sous-employée. Difficile, aussi, de résister à l’envie d’aller chercher une vie meilleure de l’autre côté du Rio Grande. Contrairement aux annonces des architectes de l’Alena qui promettaient que la croissance mexicaine entraînerait un effet de rattrapage des salaires américains, propre à freiner les migrations. " Une employée domestique est payée 12 euros de l’heure aux Etats-Unis, quatre fois ce que gagne en une journée l’ouvrière d’une maquiladora. Même en tenant compte des écarts du coût de la vie, c’est très attractif, note Carlos Alba. Environ 400 000 Mexicains émigrent chaque année, légalement ou non. " Les envois d’argent à leurs familles ont représenté 20 milliards de dollars en 2006, environ 2,5 % du produit intérieur brut (PIB) mexicain. Des montants indispensables à la survie de millions de foyers.

Si le chercheur se félicite du récent projet du gouvernement Bush de légaliser sept millions de clandestins, il doute de l’efficacité de la contrepartie de cette mesure, le contrôle accru de la frontière : " Son principal effet sera de rendre la migration illégale encore plus dangereuse et coûteuse 3. Et d’inciter encore davantage les entrants à se fixer aux Etats-Unis, puisqu’il est de plus en plus compliqué d’aller et de venir. "

Mexique - Etats-Unis : pas de rattrapage de salaires
Mexique : des inégalités régionales
Mexique : l’emploi industriel a régressé depuis 2000

A côté d’une émigration que les Etats-Unis s’efforcent désespérément d’endiguer, la crise de l’emploi tend à accroître la place du secteur informel* dans l’économie (40 % de la population active, selon l’OCDE). Ce qui limite en retour la capacité de prélèvement de l’Etat. Et donc les moyens que celui-ci pourrait consacrer au développement d’un pays où les inégalités sont criantes : les 40 % les plus pauvres se partagent 13 % du revenu national, contre 37 % pour les 10 % les plus riches. Mais si le niveau des prélèvements obligatoires, et donc la capacité de redistribution et d’investissement de l’Etat, est si faible au Mexique (20 % du PIB, contre 35 % au Brésil), c’est avant tout pour des raisons politiques. Les gouvernements ont toujours privilégié les recettes pétrolières pour financer l’Etat (un tiers du budget actuel). Et par conséquent, assis leur légitimité, aussi bien vis-à-vis des riches que des pauvres, sur une faible fiscalité.

Ce schéma n’est pas viable. Sans une augmentation importante de ses recettes, que la seule hausse des cours du pétrole n’est pas à même d’assurer, l’Etat ne pourra guère aller au-delà du financement de ses programmes actuels de lutte contre la pauvreté. Le principal, " Oportunidades ", consiste essentiellement en un filet social. Il profite certes à 5 millions de foyers très pauvres (une allocation de 55 euros par mois contre l’obligation de scolariser les enfants), mais il n’a guère d’impact sur l’emploi. Quant au pétrole, ses jours sont comptés : le Mexique dispose de dix ans de réserves devant lui. Une échéance qui pourrait bien sûr être repoussée si la Pemex, la compagnie nationale, investissait davantage dans la prospection..., mais au prix d’une réduction des recettes de l’Etat : c’est la quadrature du cercle.

Nouer des alliances

Le gouvernement issu des élections du 2 juillet sera-t-il en mesure de répondre à ces défis ? Rien n’est moins sûr. Le président sortant, Vicente Fox, élu du Parti d’action nationale (PAN) et chef de file de la droite libérale, n’est pas parvenu à faire passer durant son mandat (2000-2006) une réforme fiscale visant à accroître les modestes prélèvements obligatoires de l’Etat, pour augmenter notamment les dépenses sociales. Ce projet prévoyait la suppression de l’exemption totale de TVA dont bénéficient aujourd’hui sans discrimination tous les produits alimentaires (le ketchup et le saumon comme la tortilla), les médicaments (le Prozac et le Viagra comme l’aspirine générique) et une large gamme de produits et de services.

Durant la campagne électorale, aucun candidat ne s’est risqué à faire des propositions sur ce terrain miné. Andrés Manuel López Obrador, qui porte les couleurs du Parti de la révolution démocratique (PRD, gauche) s’est contenté d’annoncer son intention de taxer davantage les riches (en accroissant l’impôt sur le revenu pour les tranches supérieures) et de réduire les prix de certains biens essentiels, comme l’électricité et l’essence. Quant à Felipe Calderón, son challenger du PAN, il n’ignore pas que la libéralisation et l’insertion accrue du Mexique dans le jeu des échanges internationaux, dont son parti se fait l’ardent défenseur, provoquent de fortes tensions sociales auxquelles il faudra bien apporter des réponses.

Quoi qu’il en soit, chacun sait que le pouvoir présidentiel sera limité. Vicente Fox a échoué sur la réforme fiscale faute de majorité du PAN au Sénat (son parti y détenait 38 % des sièges) et à la Chambre des députés (23 %), et en raison de l’opposition des deux autres principaux partis, le PRI (36,7 % et 30,6 % respectivement) et le PRD (18,9 % et 17,6 %). Les élections du 2 juillet ont également renouvelé les deux chambres. Si elles perpétuent la division du pouvoir législatif et si le vainqueur du scrutin présidentiel ne parvient pas, comme lors de la précédente législature, à nouer des alliances politiques, la nouvelle équipe au pouvoir risque bien d’être frappée d’immobilisme.

  • 1. Il comporte une aide à l’hectare qui se monte actuellement à 950 pesos (65 euros).
  • 2. Sur les cinq dernières années (2002-2006), les exportations américaines se montaient à 624 millions de dollars par an en moyenne selon l’USDA, contre 685 millions pour les importations. Un déficit qui se creuse : 80 millions en 2005, 196 millions attendus en 2006.
  • 3. Le passage peut coûter 1 500 dollars. L’émigration clandestine n’est pas le fait des plus pauvres.
* Economie informelle

Activité qui échappe totalement à l'administration fiscale ; ses travailleurs ne bénéficient d'aucune protection sociale. Il faut distinguer l'économie informelle (artisans, commerçants...) de l'économie criminelle (drogue, prostitution...).

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