Santé : pilule amère pour les Américains

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Les initiatives se multiplient aux Etats-Unis pour favoriser l'accès de tous aux soins, mais sans renier la régulation libérale du système d'assurance maladie.

Alors que la nation la plus riche du monde pourrait, en principe, aisément assurer une couverture médicale de base à l’ensemble de sa population, près de 46 millions de citoyens des Etats-Unis n’y ont pas accès, soit environ 16 % de la population totale du pays. Si l’on ajoute à cela les personnes qui, à un moment ou à un autre de l’année, ne sont pas assurées ou le sont très mal, cette proportion s’approche des 50 %. Si ces chiffres sont demeurés stables ces dernières années, ce qui est nouveau, en revanche, c’est le recul de la protection dont bénéficie le reste de la population.

Le coût des assurances privées augmente en effet de 9 % à 14 % par an depuis 2000 pour les actifs, après avoir stagné au milieu des années 90. Résultat : les entreprises, qui négocient les plans d’assurance médicale avec les compagnies spécialisées, rognent sur les prestations ou augmentent la franchise payée par les salariés afin de limiter leur participation financière. Au pire, elles suppriment la couverture des ayants droit ou réduisent, voire suppriment, le cofinancement par l’entreprise. La part des salariés couverts par leur entreprise a ainsi reculé de 69 % à 60 % entre 2000 et 2005, tandis que les coûts laissés à la charge des ménages s’accroissaient.

Même le secteur automobile, standard en termes de couverture sociale depuis des décennies pour les entreprises employant des salariés syndiqués, est à son tour touché. Les trois grands constructeurs nord-américains ont ainsi obtenu l’an passé du syndicat des ouvriers de l’automobile (UAW) un cofinancement de l’assurance maladie par les salariés. Chez Ford et General Motors, les retraités ont en outre vu leurs droits réduits. Paradoxalement, le secteur automobile, après avoir longtemps attiré la main-d’oeuvre grâce à une meil leure couverture sociale, se déclare désormais en faveur d’un système public d’assurance maladie !

La santé, deuxième poste de dépenses

Pour de nombreuses familles de la classe moyenne, la santé est désormais le deuxième poste de dépenses après le logement, même quand l’assurance médicale est en partie payée par l’employeur. Contractée individuellement, celle-ci revient aisément à 8 000 dollars par an pour une famille de trois personnes. Une enquête de la Kaiser Family Foundation effectuée en 2005 a montré le désarroi grandissant des familles à revenus moyens, de plus en plus contraintes à choisir entre la santé et d’autres dépenses de base. Exemple de cette dégradation : en Virginie occidentale, des quêtes ont été organisées sur les bords des routes pour payer les médicaments de malades du cancer !

La question de l’accès de tous aux soins et à la prévention est donc plus que jamais au coeur du débat aux Etats-Unis. Des initiatives nombreuses ont été lancées, de tous bords, pour étendre la couverture maladie à davantage de citoyens et pour réduire la facture santé des plus de 65 ans, imparfaitement couverts par l’assurance fédérale Medicare (43 millions de bénéficiaires). Medicare prenait jusque-là en charge les consultations mais pas les très coûteux médicaments (souvent plusieurs centaines de dollars par mois) prescrits aux retraités, qui sont nombreux à ne percevoir que les modestes pensions de la Social Security1.

Nombre d’entre eux, considérés comme assurés par les statistiques, étaient de fait dans l’incapacité de se soigner correctement. Des gouverneurs des Etats limitrophes du Canada et du Mexique ont donc organisé des transports collectifs de retraités pour l’achat, dans ces pays, de médicaments de même marque souvent vendus de 20 % à 90 % moins cher. La vente de médicaments importés, interdite aux Etats-Unis en dehors des importations des entreprises pharmaceutiques elles-mêmes, s’est également largement développée, par le biais d’Internet notamment.

Les entreprises pharmaceutiques se sont efforcées d’enrayer ces pratiques qui menaçaient les profits colossaux qu’elles réalisent sur le marché américain, grâce à la liberté dont elles bénéficient dans la fixation de leurs prix de vente. Mais la solution leur est venue de l’administration Bush, finalement relayée par le Congrès (Sénat et Chambre des représentants) qui a voté, fin 2004, une loi favorisant la prise en charge des médicaments pour les personnes âgées. Les bénéficiaires avaient entre le 15 novembre 2005 et le 15 mai 20062 pour souscrire une assurance complémentaire privée qui se charge en tout ou partie des médicaments sur ordonnance, avec subventions fédérales pour les plus démunis3. 37 millions de personnes ont effectué la démarche. Cette loi constitue une aubaine pour les assureurs privés (des dizaines de milliards de dollars d’activité supplémentaire) et pour les entreprises pharmaceutiques.

Zoom Etats-Unis : l’emballement des dépenses de santé

Le coût de la santé aux Etats-Unis a atteint 16 % du produit intérieur brut (PIB) en 2004, soit une dépense de 6 280 dollars par habitant. La progression, quelque peu freinée au cours des années 90, est repartie de plus belle depuis. Quoique modéré par un taux de fécondité, plus élevé qu’en Europe, de 2,1 enfants par femme et par une forte immigration de personnes d’âge actif, le relatif vieillissement de la population est aggravé par un accroissementde la prévalence des maladies chroniques et par le coût de procédures de plus en plus complexes. Le recours aux césariennes, par exemple, atteint désormais 25 % des naissances assistées. La très forte augmentation du coût des assurances-risque pour les médecins (plusieurs dizaines de milliers de dollars par an dans certains Etats) accentue encore le phénomène. Depuis 1980, la hausse des coûts du secteur a été systématiquement supérieure à l’indice général des prix (près du double en moyenne).

Coût de la santé aux Etats-Unis, en % du PIB

Le dispositif est très complexe puisque les personnes peuvent choisir entre de multiples contrats différents qui peuvent couvrir certains médicaments et pas d’autres. Des milliers de séminaires et d’ateliers d’explication et de soutien ont ainsi dû être organisés à travers tout le pays, parfois animés par des élus. Cette complexité est d’ailleurs une caractéristique du système d’assurance maladie aux Etats-Unis. Il est extrêmement difficile pour ceux qui en bénéficient de faire un choix de plan d’assurance, puis de comprendre comment il fonctionne, ce qu’ils doivent faire en cas de maladie, comment ils obtiennent le remboursement ou le prépaiement des coûts médicaux, et même à quel médecin ou à quel établissement sanitaire ils doivent s’adresser pour obtenir des soins pris en charge par leur assurance.

Demi-mesure au Massachusetts

D’autres bonnes nouvelles pour les assureurs privés viennent du Massachusetts. Une loi " bipartisane " y a été adoptée en avril 2006. Elle a pour objectif la prise en charge par l’assurance maladie de 90 % à 95 % des 600 000 non-assurés de l’Etat, qui compte 6 millions d’habitants. L’affaire semblait mal partie. En novembre 2000, lors des élections générales, les citoyens du Massachusetts avaient été consultés sur l’opportunité d’inscrire un projet de couverture médicale universelle dans l’agenda législatif de l’Etat. Le projet avait été repoussé à 55 %. L’opinion, pourtant favorable à la mesure, avait été retournée par un puissant battage à l’initiative des assureurs, qui redoutaient l’instauration d’un système d’assurance maladie unifié.

Au final, la loi adoptée a été le fruit d’un compromis entre plusieurs propositions venues de droite comme de gauche. Elle associe différentes mesures destinées à prendre en charge telle ou telle population spécifique. Les assureurs ont ainsi écarté le spectre d’une assurance maladie universelle qui aurait couvert toute la population. La loi enjoint aux entreprises de plus de dix salariés qui n’offrent pas d’assurance maladie de le faire sous peine d’une amende annuelle de 295 dollars par tête (une bagatelle au regard du coût réel d’une assurance). Elle fournit aussi aux personnes qui ne s’assurent pas d’elles-mêmes - travailleurs indépendants qui n’en voient pas la nécessité et bénéficiaires de Medicaid4 - une aide financière, en fonction de leur revenu. Au-delà de trois fois le seuil de pauvreté (soit un revenu annuel de 16 000 dollars pour une famille de trois personnes), une amende de plus de 1 000 dollars est applicable à qui peut se payer une assurance maladie mais ne le fait pas. La loi est assortie d’incitations financières au contrôle des coûts pour les professionnels de santé et à l’équité raciale.

Pour l’essentiel, les mesures adoptées dans le Massachusetts sont similaires à celles retenues pour la prise en charge des médicaments par Medicare : les fonds publics subventionnent l’accès à l’assurance privée. On en attend une réduction des coûts à la charge de Medicaid, la diminution du nombre de personnes non-assurées permettant de développer de meilleures politiques de prévention et de désengorger les coûteux services d’urgence.

Un enjeu politique et financier

Cette mesure a été prise à un moment opportun sur le plan politique : l’actuel gouverneur, Mitt Romney, semble viser la candidature républicaine pour les élections présidentielles de 2008. Mais la carotte politique n’est pas seule en cause. La menace financière a également joué : le Massachusetts risquait de perdre 385 millions de dollars de fonds fédéraux au titre de Medicaid si rien n’était fait pour accroître la couverture des non-assurés.

Au fond, les données fondamentales du système ne sont pas modifiées. L’intervention des autorités publiques conforte la prééminence des assurances privées et des autres intervenants du secteur, dont les intérêts sont protégés, voire renforcés (hôpitaux, groupes pharmaceutiques, médecins). Ils ont d’ailleurs tous applaudi le compromis finalement retenu. En définitive, le coût de l’accès aux soins continue de se déplacer vers les assurés, d’autant que rien de substantiel n’a été mis en oeuvre pour contrôler l. L’idée que le marché est le meilleur moyen pour y parvenir continue de prédominer, comme si la santé était un bien comme les autres. Enfin, aux effets pervers d’une régulation libérale, s’ajoutent les problèmes de santé publique liés aux modes de vie, comme en témoigne la montée spectaculaire du nombre de cas de diabète.

La possibilité d’étendre un tel plan à l’ensemble du pays est aujourd’hui en débat. Mais les critiques, de gauche et de droite, fusent aussi. Les premières dénoncent un dispositif à la fois complexe et favorable aux assureurs. Les secondes récusent, au nom de la liberté de choix, qu’on force les ménages ou les entreprises à souscrire une assurance. Le plus probable est que les Etats les plus riches ou les plus équitables s’engagent désormais sur cette voie, mais, comme l’histoire l’a montré, dans le cas des retraites avec la Social Security, par exemple, seule une intervention fédérale pourrait assurer un accès de tous à l’assurance maladie.

  • 1. Système de retraite par répartition mis en oeuvre sous la présidence Roosevelt et que Bush a jusqu’à présent échoué à remettre en cause.
  • 2. Après cette date, les non-inscrits devront attendre le 1er janvier 2007, en payant, qui plus est, une pénalité de retard de 1 % par mois de retard sur le coût de leur police d’assurance, soit un minimum de 7 % début 2007.
  • 3. A noter que près des deux tiers des retraités avaient déjà contracté des assurances complémentaires pour les médicaments avant l’entrée en vigueur de cette loi.
  • 4. Medicaid est, avec Medicare et CHIP (pour les enfants pauvres), l’autre grande assurance fédérale, cogérée avec les Etats. Elle couvre les plus pauvres et les handicapés, soit 52 millions de personnes en 2004, un tiers de plus en cinq ans. Medicaid prend notamment en charge une partie de ceux qui, sans assurance, se présentent aux urgences des hôpitaux pour toutes sortes de soin et ne peuvent payer.

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