L’Europe au temps de Mozart
Né il y a 250 ans, Mozart a construit une oeuvre foisonnante et novatrice dans l'Europe des Lumières et des révolutions. Une vie qui témoigne aussi des mutations qui travaillaient alors tout le continent.
Grand musicien, mais aussi grand voyageur, Mozart a passé une bonne partie de sa courte vie sur les routes et les voies fluviales, et dans ces voyages incessants, se lit en filigrane la réalité des évolutions et des révolutions en cours dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Dès ses 6 ans, son père, Léopold, emmène son génie musical de fils et sa fille Nannerl, artiste du clavier, en tournée internationale : de 1762 à 1766, le jeune Wolfgang se rend d’Autriche en Allemagne, en France, en Angleterre, en Hollande. Puis ce sont les incontournables voyages en Italie, au temple de l’art lyrique : Mozart s’y rend par trois fois entre 1769 et 1773. Puis ce sera à nouveau une grande tournée qui le mènera en 1777 et 1778, passé ses 20 ans, à Munich, Augsbourg et Mannheim, en Allemagne, puis à Paris, avant de revenir à Salzbourg et à Vienne. Prague, Potsdam, Leipzig, Berlin seront ses derniers voyages en 1789-1791.
Les voyages forment l’homme
On lit dans cette grande mobilité de Mozart d’abord la soif de liberté individuelle des hommes de cette époque, et tout particulièrement des savants et des artistes, une soif qui a été croissante depuis la Renaissance. L’artiste de la fin du XVIIIe siècle est certes encore très dépendant de l’aristocratie et du haut clergé qui le font vivre, et Mozart n’échappe pas à la règle. Mais, en quittant l’archevêque de Salzbourg, Colloredo, avec fracas en 1781, il décide de vivre de son métier plus indépendamment, vendant dès lors son talent dans différentes cours européennes. Ces voyages ne sont pas seulement l’occasion de se produire, de se faire connaître et de gagner sa vie. Ils sont aussi l’occasion de se former. Ils soulignent l’existence d’un réseau européen de la musique, qui relie les principaux centres et quelques centres secondaires. La musique de Mozart est au point de rencontre des influences allemande, italienne et française. Mais elle participe aussi à la construction d’une culture proprement germanique, en particulier avec les opéras en langue allemande (L’enlèvement au sérail et La flûte enchantée), au moment même où commencent à se construire les identités nationales sur fond d’une culture commune européenne1.
Ainsi Mozart voyage. Il voyage comme le fait une bonne partie de l’Europe cultivée. La musique participe au grand mouvement des Lumières, qui voit artistes, philosophes, écrivains et scientifiques circuler dans toute l’Europe, réaliser la synthèse de toutes les découvertes et aventures intellectuelles depuis la Renaissance et vouloir les traduire en actes. L’encyclopédie de Diderot et d’Alembert, publiée entre 1751 et 1772, a l’âge de Mozart. C’est le temps où la connaissance prime sur la croyance ; c’est le temps où l’individu comme les sociétés aspirent à la liberté et au bonheur plus qu’au salut ; les clés du paradis sont négligées pour celles du progrès de l’humanité vers plus de connaissances de la nature, d’égalité entre les hommes, de créativité individuelle et collective ; l’expérience et l’esprit critique se substituent au dogme et au principe d’autorité. La révolution des esprits s’accompagne d’une révolution politique, d’une révolution scientifique et technique, d’une révolution économique.
Des effort sur les transports
Mozart n’est certes pas un révolutionnaire, mais la contestation du pouvoir de l’aristocratie, de la supériorité de la noblesse héréditaire sur le talent et le mérite traversent l’oeuvre et la vie du compositeur. En revanche, nulle trace, chez lui, d’une perception du début de la révolution industrielle qui vient de s’amorcer en Angleterre. On peut cependant percevoir dans ses voyages et dans sa vie la réalité d’un terrain favorable au bouleversement qui s’annonce. Mozart circule dans des Etats relativement vastes dirigés par des monarques plus ou moins " éclairés ", qui s’efforcent de créer un esprit national pour consolider leur couronne face à leurs rivaux ; ils règnent sur des territoires où les politiques mercantilistes, fondées sur l’alliance avec la grande bourgeoisie marchande, ont commencé à unifier des marchés nationaux en multipliant les voies de communication.
En France et en Hollande comme en Angleterre, le XVIIIe siècle est le siècle de l’amélioration des réseaux de transports dans un but économique ou de maîtrise administrative, politique et militaire du territoire. En Angleterre, sous l’impulsion de propriétaires de mines et d’hommes d’affaire, un réseau dense de canaux est construit entre 1750 et 1800, afin de relier les principaux bassins hydrographiques. Pour améliorer les transports terrestres, des associations de propriétaires fonciers, de marchands et d’industriels font construire des routes à péage (turnpike roads). A la fin du siècle, un réseau routier bien amélioré, articulé avec les canaux, permet de relier les centres industriels du nord à ceux des Midlands, à Londres et à l’océan.
En France, le nord du pays que traverse Mozart est relativement bien desservi par les voies d’eau (contrairement au sud du pays) ; surtout, le pouvoir royal porte son effort sur le réseau routier : la corvée royale instituée en 1738 contraint les paysans résidant à proximité des chantiers de travailler gratuitement pendant une ou deux semaines, entre les travaux agricoles, à la construction de grandes routes, sous la direction d’un fonctionnaire de l’administration des Ponts et Chaussées (qui forme ses ingénieurs dans une école spécialisée dirigée par Trudaine à partir de 1747). Entre 1765 et 1780, la durée des trajets entre Paris et les provinces françaises se contracte, 25 000 kilomètres de nouvelles routes empierrées irriguent le royaume. On ne peut cependant pas en dire autant dans les pays germaniques, beaucoup moins unifiés politiquement : les routes y restent très mauvaises jusqu’au début du XIXe siècle ; c’est seulement sous la direction du baron Stein (1804-1808) que la Prusse connaît ses premières routes empierrées. Autant dire que si les voyages de Mozart sont facilités par des progrès certains, notamment dans l’espace français, ils restent longs et pénibles, particulièrement dans l’espace allemand, que ce soit en voiture de poste ou de louage ou encore en coche d’eau.
Mozart peut d’autant moins percevoir l’industrialisation naissante qu’elle n’est alors guère visible qu’en Angleterre. La poétesse Anna Seward (1742-1809) évoque ainsi 1785 l’invasion du paysage de Coalbrookdale par les hauts-fourneaux et les installations des puits de mine et dit son désarroi de voir " le règne du silence et de la fraîcheur usurpé par les Cyclopes ". Il est vrai que Coalbrookdale, dans le Shropshire, à la limite du pays de Galles, peut s’enorgueillir dès 1779 d’un superbe pont en fonte et d’une activité industrielle... qui ne fait visiblement pas l’unanimité. De son côté, c’est à Birmingham que Watt et Bolton développent à la même époque leur usine de machines à vapeur. Quant à l’industrie cotonnière mécanisée, elle prend son essor autour de Manchester.
Mais Mozart ne va ni à Manchester ni à Birmingham, encore moins traverse-t-il le fier pont métallique de la modeste Coalbrookdale. Et le Londres où se rend Mozart n’a pas encore connu de bouleversement : à la fin du XVIIIe siècle, c’est une grande ville d’un peu moins d’un million d’habitants, comme l’est dans une moindre mesure Paris (600 000 habitants), mais encore à l’échelle du marcheur : elle s’étend sur un diamètre de moins de 8 km, ignorant les fumées noires des fourneaux à charbon qui empesteront et obscurciront l’atmosphère un demi-siècle plus tard.
Balbutiements industriels
Le continent commence, quant à lui, tout juste à bénéficier des premiers transferts - illégaux - de technologie anglaise, en France et en Belgique. L’espace germanique, lui, est encore moins touché : en 1800, seule la Rhénanie et la Saxe ont quelques manufactures mécanisées. Berlin n’a que 200 000 habitants, Hambourg 100 000. Dans le temple de la musique qu’est la péninsule italienne, Milan compte moins de 140 000 habitants et Naples fait figure de grande métropole avec 300 000 âmes. Mais pas de bouleversements sociaux-économiques en Italie, pas plus qu’en Autriche ! Cependant, les révolutions ont bel et bien commencé dans toute l’Europe. Mozart vit dans le monde ancien. Mais un monde qui frémit d’idées neuves dont il est, dans sa vie comme dans sa musique, un passeur.
- 1. Voir le remarquable ouvrage d’Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales, Europe XVIIIe-XXe siècle, éd. du Seuil, 1999.