Nos chers patrons

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Les rémunérations des PDG se stabilisent, principalement à l'occasion des renouvellements de poste. Mais leur niveau reste très élevé et les stock-options font toujours recette.

Affaires Forgeard (EADS), Zacharias (Vinci), Bernard (Carrefour), Messier (Vivendi Universal)... Les rémunérations des dirigeants ont fourni ces derniers temps de fréquents sujets de polémique. La médiatisation croissante de ces sommes colossales semble avoir cependant contribué à leur stabilisation, essentiellement à l’occasion de changements de dirigeants.

Depuis la loi sur les nouvelles régulations économiques adoptée en 2001, les grandes entreprises ont en effet obligation de rendre publiques dans leur rapport annuel les rémunérations de leurs dirigeants. Et elles s’y plient de plus ou moins bonne grâce. A la notable exception de la société de produits de luxe LVMH, dirigée par Bernard Arnaud. C’est en effet la seule société du CAC 40 à ne pas rendre publique la rémunération de son PDG dans son rapport annuel.

Cette donnée figure cependant dans le document remis à l’Autorité des marchés financiers (AMF), seule véritable obligation légale. Mais même dans ce document, Bernard Arnault joue encore à cache-cache : les 2 014 000 euros qui y sont déclarés correspondent en fait à un revenu après charges sociales, contribution sociale généralisée (CSG) et impôt sur le revenu. Autrement dit, le coût réel pour l’entreprise du travail de son PDG, seule information qui intéresse véritablement les actionnaires, est certainement plus proche de 4 millions d’euros que de 2. Et loin de se situer dans la moyenne de ses collègues, Bernard Arnault figure probablement au top des PDG les mieux payés de France. Sans compter les 450 000 stock-options qui lui ont été attribuées l’an dernier et qui affichent déjà une plus-value potentielle de 9,8 millions d’euros...

La rémunération des PDG se décompose en effet le plus souvent en deux parties. Tout d’abord, une rémunération salariale " classique ", qui inclut généralement une partie fixe, une part variable indexée sur les performances de l’entreprise et, enfin, des bonus " exceptionnels ". Mais comme cela ne suffit manifestement pas à motiver ces hommes hors du commun (il n’y a aucune femme parmi les PDG du CAC 40), une bonne fournée de stock-options s’y ajoutent le plus souvent (voir encadré page 14) !

Zoom La mécanique problématique des stock-options

Attribuer une stock-option (une option d’achat d’action, en français) à un patron, c’est lui donner le droit d’acheter des actions de son entreprise à partir d’une date future, dite date d’exercice, à un prix déterminé d’avance, dit prix d’exercice. Ainsi, 700 000 stock-options ont été attribuées l’an dernier à Lindsay Owen Jones, ex-patron de L’Oréal, qui pourront être exercées à partir de 2010 au prix de 61,37 euros. Fin juillet, le cours de l’action L’Oréal était déjà de 75 euros : on désigne sous le nom de plus-value potentielle ou latente l’écart qui sépare le cours de l’action et le prix d’exercice de l’option. Dans le cas évoqué, cet écart est de 13,60 euros, soit une plus-value latente de 9,5 millions d’euros pour les 700 000 stock-options. Celui qui reçoit des stock-options ne prend aucun risque : le pire qui puisse lui arriver, c’est de ne pas gagner d’argent si le prix d’exercice se révèle finalement supérieur au cours de l’action à la date d’exercice...

Ce mécanisme est censé inciter les patrons à agir conformément aux intérêts des actionnaires, puisque leurs gains seront d’autant plus importants que le cours des actions montera. Mais du coup, c’est aussi une puissante incitation à truander les comptes. Un phénomène qui a atteint des proportions colossales dans la société américaine Enron en 2001.

Jusqu’à très récemment, ces stock-options étaient d’autant plus généreusement attribuées qu’elles n’étaient pas considérées comme des coûts dans les comptes des sociétés. Elles ne donnent en effet pas lieu à déboursement de la part de l’entreprise : le patron gagne de l’argent en achetant les actions au prix convenu et en les revendant au prix courant sur le marché. Autrement dit, ce sont en apparence les boursicoteurs qui le " paient ". En réalité, ces actions s’ajoutent aux actions existantes, obligeant à partager le gâteau de la valeur boursière de l’entreprise en davantage de parts, ce qui abaissent le prix de chaque action. Ce sont donc les autres actionnaires qui " paient " les stock-options des patrons en renonçant à une partie des bénéfices engrangés par l’entreprise.

Pour faire apParaître ces coûts cachés, il est devenu obligatoire, tant aux Etats-Unis qu’en Europe, de comptabiliser les stock-options au moment de leur attribution. En estimant a priori, sur la base de formules mathématiques compliquées, le gain futur probable lié à l’attribution de stock-options dans telles ou telles conditions.

Ce ne sont pas les seules difficultés. Quand un dirigeant en poste exerce ses options d’achat et revend les actions pour empocher une plus-value, comme l’a fait Noël Forgeard, ancien patron d’EADS en mars dernier, il peut facilement être soupçonné de disposer d’informations privilégiées qui lui font considérer que le cours des actions risque de chuter dans les mois qui suivent. Cela s’est effectivement produit chez EADS, du fait des retards de livraison sur l’Airbus A380. D’où la proposition de loi déposée par l’ancien Premier ministre et député UMP (et ancien dirigeant d’entreprise) Edouard Balladur : il entend interdire à un patron en exercice de faire usage de ses stock-options.

Du côté de la rémunération au sens classique du terme, on observe une certaine stabilisation : la rémunération brute annuelle des PDG n’est montée " que " de 2,24 millions d’euros en 2004 à 2,27 millions d’euros en moyenne en 2005. Baissant ainsi de l’équivalent de 162 années de Smic en 2004 à " seulement " 158 années l’an dernier, après avoir culminé à 176 années en 2003, selon le cabinet Proxinvest, qui réalise chaque année une étude très complète à ce sujet. Mais cette stabilité globale n’est due pour l’essentiel qu’à l’arrivée de nombreux nouveaux dirigeants : Carrefour, France Télécom, Renault, PPR, le Crédit agricole ou encore ST Microelectronics ont ainsi changé de tête l’an dernier. Et leurs patrons n’ont pas encore eu l’occasion de s’augmenter grassement comme l’ont pratiqué leurs prédécesseurs.

A cela s’ajoute l’entrée dans l’indice phare de la Bourse de Paris d’entreprises détenues majoritairement par l’Etat, comme Gaz de France et EDF, dont les dirigeants demeurent bien moins rémunérés : quand on observe les malheureux 340 000 euros (" seulement " 24 ans de Smic...) touchés l’an dernier par Jean-François Cirelli, le patron de GDF, on comprend mieux son impatience à sortir du giron de l’Etat grâce à une fusion avec Suez (voir page 32).

En haut du spectre des rémunérations, on peine à trouver une logique pour expliquer la hiérarchie. On n’observe tout d’abord aucune corrélation entre le niveau des rémunérations et la taille des entreprises. Lindsay Owen-Jones, l’ancien patron de L’Oréal parti en retraite en avril dernier, était de très loin le patron le mieux payé du CAC 40 en 2005 avec 7 358 000 euros annuels, 517 années de Smic. Parce qu’il le vaut bien ? Il ne dirigeait pourtant que la 31e entreprise du CAC par le nombre de personnes employées. Et ses suivants, feu Edouard Michelin1 et Antoine Zacharias, l’ex-PDG du géant du BTP Vinci, n’étaient respectivement à la tête que de la 11e et de la 9e entreprise du CAC par les effectifs. A l’inverse d’ailleurs, les patrons des quatre entreprises du CAC qui emploient le plus de gens (Carrefour, Veolia, Peugeot et France Télécom) émargent tous à moins de 2 millions d’euros par an.

Le lien entre rémunération des PDG et bénéfices des entreprises n’est pas plus net. Sur les exercices 2004 et 2005, l’Oréal n’est que la 14e société du CAC par les bénéfices, Michelin la 30e et Vinci la 27e... L’explication la plus probante pour décrypter les écarts de salaires entre PDG est l’ancienneté dans le poste (Lindsay Owen-Jones dirigeait L’Oréal depuis 1988) : la longévité permet de modeler progressivement " son " conseil d’administration à sa main, tout en s’augmentant régulièrement année après année. Ainsi que l’appartenance à la famille qui contrôle le capital, moyen de brûler les étapes...

Enfin, les PDG les mieux rémunérés se sont accordé de fortes hausses en 2005 : + 31 % pour Edouard Michelin, + 12 % pour Lindsay Owen-Jones, Thierry Desmarest (Total) ou Jean-François Dehecq (Sanofi). Rien à voir avec la stabilisation évoquée plus haut... Même le contre-exemple apparent que constitue la baisse de 3,4 % de la rémunération de Jean-René Fourtou, ex-PDG de Vivendi Universal, est en réalité un signe de la poursuite de la dérive des rémunérations. Jean-René Fourtou a en effet abandonné son poste de PDG en avril 2005 pour ne conserver que la présidence du conseil de surveillance de Vivendi Universal. Et bien qu’il n’ait plus guère désormais que des fonctions honorifiques, son salaire, un des plus importants du CAC 40, a à peine baissé. Une tentation fréquente parmi les grands patrons en fin de course...

La rémunération classique ne constitue toutefois que la pointe émergée de l’iceberg. En 2004, selon le cabinet Proxinvest, les patrons du CAC 40 avaient en effet touché en moyenne 162 années de Smic sous forme de rémunération classique, mais aussi l’équivalent de 204 années de Smic sous forme de stock-options. Soit au total 5,6 millions d’euros en moyenne, 366 années de Smic ! En baisse cependant par rapport aux 253 ans de Smic que les stock-options avaient représenté en 2003, sans parler des 397 ans de 2001...

Il est encore trop tôt pour se faire une idée globale pour 2005 : l’estimation du revenu que représentent les stock-options relève en effet d’un calcul financier complexe qui fait appel à ce que les spécialistes appellent le modèle Black-Scholes2. Ces éléments ne figurent pas de manière individualisée dans les rapports des entreprises, et les cabinets, comme Proxinvest, qui réalisent chaque année ce type de calculs n’ont pas encore publié leurs analyses. On peut néanmoins apporter plusieurs éclairages sur les stock-options cru 2005. Tout d’abord 30 des 40 entreprises du CAC en ont encore attribué à leur PDG l’an dernier. Une pratique qui reste donc très prisée. Surtout si on prend en compte les cas très particuliers d’EDF et de GDF, qui n’en ont pas donné du fait du poids de l’Etat dans leur capital. De plus, ST Microelectronics, une des dix entreprises qui a renoncé aux stock-options, a eu quant à elle recours à une forme nouvelle de rémunération complémentaire, à la mode désormais et tout aussi intéressante pour les PDG : les performance shares ; ce sont des actions gratuites attribuées si l’entreprise atteint des performances déterminées.

Par ailleurs, pas plus en 2005 que lors des années antérieures, les PDG du CAC 40 ne sont véritablement devenus " risquophiles " : ils veulent des stock-options, mais à condition qu’elles leurs rapportent beaucoup, quelle que soit l’évolution ultérieure du cours de l’action. Parmi les 30 entreprises qui en ont distribuées l’an dernier, seules celles attribuées à Didier Lombard (France Télécom) et à Thierry Desmarest (Total) ne dégagent pas encore de plus-values potentielles parce que leur prix d’exercice (voir encadré ci-contre) reste supérieur au cours de l’action. Dans les autres cas, les prix d’exercice avaient été au contraire fixés si bas que, dès juillet dernier, les plus-values potentielles dépassaient le plus souvent le million d’euros, bien que l’évolution de la Bourse ait été négative ces derniers mois. Lindsay Owen-Jones (L’Oréal), Daniel Bouton (Société générale), Henri de Castries (AXA), Bernard Arnault (LVMH)... sont d’ores et déjà quasiment assurés de plus que doubler leurs revenus 2005 grâce aux stock-options reçues l’an dernier.

La palme revient à Antoine Zacharias, l’ex-patron de Vinci : ses seules stock-options 2005 affichaient déjà une plus-value potentielle de 23 millions d’euros en juillet dernier, l’assurant d’une rémunération qui devrait dépasser les 2 000 ans de Smic au titre de 2005 ! Son cas semble cependant exceptionnel : il avait visiblement perdu tout sens des réalités en matière de rémunération...

Bref, le renouvellement des dirigeants entraîne une certaine stabilisation des rémunérations moyennes des PDG et les stock-options semblent plutôt en recul. Il n’en demeure pas moins que le niveau de ces revenus met en cause le fondement même du pacte social démocratique, basé sur l’idée qu’un homme en vaut un autre. Comment justifier qu’un seul homme puisse valoir 500 de " ses " employés français ? Sans parler de leurs collègues chinois ou brésiliens.

Les patrons du CAC 40 les plus gourmands en 2005
Les patrons du CAC 40 les plus raisonnables
  • 1. Edouard Michelin, PDG de la société homonyme, est mort accidentellement le 26 mai 2006.
  • 2. Du nom de Fischer Black et Myron Scholes, deux économistes qui le mirent au point en 1973. Il valut même au second de recevoir en 1997 le prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel (Fisher Black étant décédé entre-temps). Pour en savoir plus : http://fr.wikipedia.org/wiki/Mod%C3%A8le_Black-Scholes

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