La fièvre du soja

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Brésil, Argentine, Paraguay et Bolivie sont devenus des superexportateurs de soja. Les petits agriculteurs et l'environnement payent la note.

Le phénomène a pris une telle ampleur en Amérique du Sud qu’il a été baptisé la " sojatisation ". C’est une dépendance de plus en plus étroite de la production agricole, du travail rural, de la structure agraire et des rentrées de devises, à une monoculture, celle du soja. Comme on parle de " dollarisation " pour les économies intimement liées au destin du billet vert. Quatre pays sont au coeur de cette mutation rapide, engagée il y a moins d’une décennie : le Brésil et l’Argentine principalement et, plus récemment, le Paraguay et la Bolivie. Les superficies cultivées en soja s’y étendent en moyenne de 17 % par an depuis cinq ans, mises en oeuvre par de grands propriétaires terriens. Ceux-ci procèdent à une réforme agraire à rebours, chassant les petits agriculteurs et dépeuplant des zones entières. Avec le soutien intéressé des puissances financières que sont les multinationales du négoce de grains et des biotechnologies telles que Cargill, Bunge, ADM, Dreyfus ou Monsanto (voir encadré).

Zoom L’Amérique latine, Eldorado des multinationales du soja

L’immense potentiel du soja sur le continent latino-américain est largement exploité par les multinationales étrangères de l’agro-industrie (négociants, producteurs de semences, fournisseurs d’intrants...). Au Brésil, Cargill, Bunge, ADM (Etats-Unis) et Dreyfus (France) contrôlent les deux tiers de la commercialisation de soja. Ajoutons Monsanto, qui est en train d’imposer sa variété de soja transgénique au dernier maillon rétif du continent.

A l’exception du brésilien Amaggi, société détenue par Blairo Maggi, gouverneur du Mato Grosso, ces opérateurs ne possèdent cependant pas de terres - ce qui les dégage des aléas de la production agricole - et jouent le rôle de " banquiers verts " : ils avancent semences, engrais et pesticides à des agriculteurs souvent sous-capitalisés, en échange de la livraison d’une quantité de soja convenue à l’avance, que la récolte soit bonne ou mauvaise.

Au Brésil, le soja occupe 23 millions d’hectares, un tiers de la surface agricole totale, 100 fois plus qu’il y a cinquante ans. La légumineuse se cantonnait alors au sud du pays. Elle s’attaque désormais à la forêt amazonienne et les planificateurs estiment que les surfaces pourraient quadrupler d’ici à 2020. La récolte a atteint 53 millions de tonnes (Mt) en 2004-2005 et le pays pourrait dans cinq ans avoir ravi aux Etats-Unis leur place de premier producteur (85 Mt). Alors que la production mondiale de blé et de riz n’a guère évolué au cours de la précédente décennie, les tonnages de soja ont connu une croissance de 60 %, dont rien n’indique qu’elle va s’essouffler.

Le moteur de cette fièvre ? La consommation mondiale de viande. Le soja est en effet une graine miracle : par sa teneur en huile (20 %), mais surtout en protéines (40 %), il n’a pas d’équivalent dans le monde végétal. Cet oléoprotéagineux est devenu un aliment de choix de l’alimentation animale, utilisé sous forme de tourteaux (ce qui reste du soja quand on en a extrait l’huile). La ration " idéale ", le couple soja-maïs, a contribué à la forte augmentation de la productivité des éleveurs, ainsi qu’à l’essor d’ateliers hors-sol aux tailles gigantesques. Une concentration surtout à l’oeuvre dans les secteurs du porc et de la volaille, qui assurent respectivement 40 % et 30 % de la production mondiale de viande.

La consommation mondiale de viande (250 Mt) augmente de plus de 2 % par an. C’est dans les pays industrialisés qu’elle est la plus élevée (avec 120 kilos par personne et par an, les Etats-Unis viennent en tête du palmarès), mais la demande y est restée stable depuis une décennie. Les responsables du boom sont aujourd’hui les pays d’Asie à croissance rapide, et d’abord la Chine, où la consommation de viande a pratiquement quadruplé entre 1983 et 1999, passant de 16 à 59 Mt. Elle pourrait atteindre 84 Mt en 2010.

Superimportateurs et superexportateurs

Pays d’origine du soja, la Chine en est un producteur traditionnel. Mais par manque de terres arables, le pays est devenu importateur depuis 1995 (26 Mt en 2005, soit un doublement en deux ans). Il devrait rapidement dépasser l’Union européenne, premier importateur mondial actuellement, avec près de 40 Mt de grains et de tourteaux, en stagnation. Le déficit de l’Union est très important : les Vingt-Cinq importent 80 % des oléoprotéagineux nécessaires à leurs élevages. Avec ses terres en jachère, l’Union ne manque pourtant pas d’espace cultivable, mais sa faible production tient aux conditions dans lesquelles la politique agricole commune (PAC) a été mise en place, au début des années 60. En contrepartie du droit de protéger son secteur céréalier par des taxes douanières élevées, la Communauté économique européenne (CEE), alors déficitaire en blé, avait concédé aux Etats-Unis une exemption de droits sur les importations de soja, produit dont ils étaient le très hégémonique exportateur mondial à l’époque. Cette situation, qui perdure aujourd’hui, a empêché l’émergence d’une filière d’oléoprotéagineux digne de ce nom en Europe.

Une première brèche dans la domination du marché mondial par les Etats-Unis est cependant intervenue au début des années 70, quand le pays, devant des récoltes de soja catastrophiques, a décrété un moratoire sur ses exportations. Le Brésil et l’Argentine en prîofitent alors pour prendre pied sur le marché européen. Depuis, le continent sud-américain n’a jamais cessé d’accroître ses parts de marché, à la faveur de la croissance de la demande mondiale. Et l’abandon des farines animales1 à la fin des années 90 en Europe, à la suite de la crise de la vache folle, a encore renforcé la tendance.

Un système s’est ainsi constitué, qui fait figure d’exception. En effet, pour la plupart des autres produits agricoles - blé, riz, maïs, etc. -, les exportations ne représentent qu’une très faible part d’une production qui reste principalement consommée dans la zone d’origine. L’économie du soja est au contraire structurée de manière prédominante par les échanges internationaux, avec la formation de pôles de superimportateurs et de superexportateurs. En 2004-2005, le commerce mondial du soja (grains et tourteaux en équivalent grains) a représenté, avec 125 Mt, 62 % de la production mondiale. Une spécificité qui devrait encore s’accentuer dans les prochaines années.

Sojatisation sud-américaine

Les Etats-Unis (38,8 Mt exportées l’an dernier) ont désormais été rejoints par le Brésil, futur exportateur planétaire de référence : c’est en effet la sojatisation du continent sud-américain qui absorbe aujourd’hui presque intégralement la croissance mondiale de la demande. Le Brésil et l’Argentine (3e exportateur mondial) pourvoient, à eux seuls, à 58 % des échanges internationaux (59 % avec le Paraguay et la Bolivie). Mais alors que les Etats-Unis n’exportent que 45 % de leur production, le soja est, de manière caricaturale, une pure culture d’exportation en Amérique du Sud : au Brésil, 70 % des tonnages produits alimentent les marchés mondiaux, un taux qui frise 90 % pour l’Argentine, la Bolivie et le Paraguay.

Principaux pays producteurs de soja, en millions de tonnes

Pourquoi cette spécialisation ? D’abord parce que le continent sud-américain est aujourd’hui le seul à disposer de suffisamment de terres à mettre en culture pour suivre la demande mondiale. L’extraordinaire expansion du soja s’est appuyée sur une concentration foncière très importante - au Brésil, 2 % des exploitants détiennent 56 % des terres arables -, qu’elle renforce en retour. Dans le Mato Grosso brésilien, les parcelles de soja s’étendent parfois sur des dizaines de milliers d’hectares. Et rien qu’au Brésil, les experts évaluent à quelque 100 millions d’hectares le stock de terres encore inexploitées, y compris en Amazonie.

Ensuite, l’agriculture de ces pays est devenue très compétitive : mécanisation poussée, variétés adaptées (et désormais transgéniques), engrais chimiques, pesticides... Au Brésil et en Argentine, les rendements à l’hectare sont très proches des records de l’Amérique du Nord (2,9 tonnes), alors que le coût de la main-d’oeuvre y est bien plus faible.

Un formidable rouleau compresseur

Le continent est familier des vocations agro-exportatrices depuis près de deux siècles (caoutchouc, sucre, café, viande, coton, viande), au détriment de l’agriculture vivrière. La nouveauté, c’est l’impact sans précédent de cette sojatisation, un rouleau compresseur économique, social, environnemental et culturel.

Première exportation agricole du Brésil (un quart du total), le soja compte pour 12 % des rentrées de devises du pays. La fragilité inhérente à toute monoculture, soumise à des aléas peu contrôlables, ne s’en trouve que renforcée. Aux caprices du climat s’ajoutent les mouvements spéculatifs ou financiers. Ainsi, au cours du second semestre 2004, le prix aux producteurs, qui avait atteint des sommets, s’est trouvé divisé par deux sous l’effet conjugué de l’appréciation de la monnaie brésilienne face au dollar et d’une saturation temporaire des marchés.

En outre, cette culture est éminemment destructrice d’emplois. Le nombre d’emplois agricoles dans le secteur du soja a été divisé par deux au cours des dix dernières années au Brésil, pour tomber à 350 000. Alors qu’en agriculture familiale (qui résiste dans le sud du pays), il faut déjà compter 15 hectares de soja pour maintenir un poste de travail, il en faut 200 dans le Mato Grosso hypermécanisé.

Par ailleurs, dans toute l’Amérique du Sud, la fièvre du soja s’accompagne d’appropriations illégales de terres par les gros propriétaires. C’est aujourd’hui l’une des premières causes de conflit avec les communautés locales. Les témoignages se répètent : les accapareurs agissent par la corruption de fonctionnaires et la falsification de documents fonciers. Mais ils n’hésitent pas non plus à recourir à la violence : cela commence généralement par des aspersions " maladroites " de pesticides sur les cultures des petits propriétaires rétifs à la vente de leurs parcelles, et peut aller jusqu’au meurtre.

L’environnement et les ressources naturelles sont de plus très malmenés par cette agriculture industrielle : les sols s’érodent, s’appauvrissent et canalisent les épandages massifs de produits chimiques vers les cours d’eau, tandis que les organismes génétiquement modifiés (OGM) contaminent les variétés traditionnelles. L’irrépressible appétit de terres pousse en avant, tel un rouleau compresseur, les exploitations pionnières (coupes de bois, élevage extensif, etc.) vers les zones encore vierges, en particulier la forêt amazonienne.

Une économie structurée par les échanges internationaux

Le soja n’est pas en lui-même à l’origine de ces dégâts environnementaux et humains, c’est le modèle d’exploitation qui est en cause. La responsabilité en incombe aux pays producteurs eux-mêmes, mais aussi aux pays importateurs, rappelle le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), animateur d’une campagne contre les ravages de cette culture2. L’incessante compression des coûts par l’industrie agroalimentaire pousse en effet au dumping social et écologique. Pas toujours au profit du consommateur final.

  • 1. Compléments protéiques ajoutés à l’alimentation animale qui sont fabriqués par broyage de déchets d’abattoirs. Produites dans des conditions de sécurité insuffisantes, en particulier dans le Royaume-Uni de Margaret Thatcher, les farines animales avaient contribué à la diffusion de l’encéphalite spongiforme bovine (ESB), la maladie de la vache folle.
  • 2. Une carte postale-pétition, disponible sur le site www.sojacontrelavie.org, demande aux pouvoirs publics français de cesser de garantir des investissements liés à l’expansion du soja et depromouvoir l’agriculture paysanne. Elle demande également aux opérateurs français de remédier aux effets négatifs de leur activité.

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