Faut-il forcer les chômeurs à travailler ?
Inciter les chômeurs à reprendre un emploi en leur versant un complément de revenu séduit les politiques. L'activation n'est pourtant pas sans risques.
Faut-il " activer " les dépenses sociales et celles de l’assurance chômage ? En clair, faut-il inciter les chômeurs à reprendre un emploi en leur versant un complément de revenu ? C’est, en tout cas, ce que préconisent les organismes internationaux comme l’OCDE (le club des pays riches) ainsi que nombre d’économistes, et c’est aussi ce que pratiquent, de plus en plus, la plupart des pays de vieille industrialisation. L’idée peut Paraître séduisante : au lieu de payer les gens à ne rien faire, en leur versant une aide sociale ou une allocation de retour à l’emploi (nom officiel de l’indemnité d’assurance chômage), pourquoi ne pas utiliser tout ou partie de cet argent pour rendre plus intéressant le fait de prendre ou de reprendre un emploi ? Mais cette démarche ne va pas sans risques.
Effet pervers
L’exemple, comme souvent, est venu d’outre-Atlantique. Au Canada, dans deux provinces anglophones, a été mené dans les années 90 un " programme d’autosuffisance " (PAS) s’adressant à 6 000 chefs de famille monoparentale choisis au hasard parmi ceux percevant une aide sociale depuis au moins un an : si ces personnes retrouvaient un emploi à temps plein, elles continueraient à percevoir un complément social important (l’équivalent du salaire minimum à temps plein) durant trois ans en plus de leur salaire, à condition qu’elles travaillent à temps plein sur toute cette période. De fait, les retours à l’emploi durable, évalués alors à 35 % des chefs de famille monoparentale percevant une aide sociale, sont passés à 57 % pour ceux qui ont touché le complément social. Mais, Parallèlement, un groupe de 300 chefs de famille monoparentale, également tirés au hasard, avait bénéficié d’un accompagnement renforcé dans sa recherche d’emploi (sans promesse de complément social de salaire particulier) : aide à la confection de curriculum vitae, club de recherche d’emploi, tutorat... Dans ce groupe, 52 % des personnes sont revenues à l’emploi durable et, en moyenne, il s’agissait d’emplois de meilleure qualité que ceux occupés par les bénéficiaires de l’incitation financière. Conclusion : l’activation des dépenses est efficace, mais pas beaucoup plus que l’accompagnement personnalisé. Surtout, dans le cas de l’incitation financière, le retour à l’emploi s’effectue sur des emplois de moins bonne qualité.
Cas particulier anglo-saxon ? Certainement pas. Dans une société où il n’existe pas assez d’emplois " convenables ", offrant des conditions de travail et de rémunération acceptables, les candidats excédentaires1 ont le choix entre deux solutions : accepter des emplois de moins bonne qualité (moins bien payés, à temps partiel, avec des conditions de travail pénibles ou des horaires atypiques...), ou continuer à chercher en se contentant de revenus réduits (allocation chômage, minima sociaux). L’activation consiste à inciter les demandeurs d’emploi à choisir la première solution. Elle contribue donc à rendre acceptables des emplois moins convenables que la moyenne. Des employeurs opportunistes risquent alors de s’engouffrer dans la brèche et de créer des emplois de moins en moins convenables - par exemple des temps très partiels, du travail de week-end..., en espérant que l’aide apportée par la collectivité permettra quand même de les pourvoir. Indéniablement, l’activation a donc pour conséquence de multiplier les " petits boulots ".
Double condition
Du point de vue de la collectivité, cela peut se justifier : le surplus de production obtenu par l’emploi d’un plus grand nombre de personnes peut compenser, et au-delà, le coût public de l’activation. Surtout, en substituant partiellement des revenus d’activité à des revenus sociaux, elle renforce l’autonomie des personnes concernées et améliore leur pouvoir d’achat. Du point de vue des personnes concernées, cela peut également se justifier. Car c’est l’emploi qui fait l’employabilité : à côté du revenu qu’il procure et des droits sociaux qu’il ouvre ou reconstitue (retraite, chômage), l’emploi permet d’acquérir une expérience professionnelle, des réseaux de sociabilité, des règles de comportement, bref des ressources utiles dans une société qui change.
Mais cela implique une double condition. D’abord que ces emplois de moindre qualité soient des passerelles vers des emplois de meilleure qualité. Or c’est trop rarement le cas, soit parce que les emplois en question sont temporaires (c’est le problème des contrats aidés), soit parce que les secteurs professionnels qui créent ce type d’emplois ne prévoient le plus souvent aucune évolution de carrière : contrats temporaires et emplois à temps très partiel débouchent très rarement sur une qualification reconnue, sur des conditions de travail ou d’emploi de meilleure qualité, et les branches qui y recourent massivement (nettoyage, emplois familiaux, gardiennage) n’offrent guère de perspectives de progression pour les salariés.
Ensuite, il faut que l’activation soit ciblée sur les personnes réellement en difficulté, pour leur permettre de sortir de la pauvreté, et qu’elle soit doublée d’un accompagnement, comme l’expérience canadienne l’a montré, de sorte que ces personnes puissent franchir malgré tout la sélectivité à l’embauche dont les employeurs font preuve. Or la principale mesure d’activation en France, la prime pour l’emploi (voir encadré page 63), est versée à tous les actifs en emploi à revenu modeste, soit 8 millions de personnes, et son montant mensuel est compris entre 10 euros et 60 euros par mois : trop peu, trop tard (décalage d’un an par rapport aux revenus perçus)2 et sur trop de gens.
Plus grave, les propositions électorales de Nicolas Sarkozy avancent que, à défaut d’avoir un emploi, il serait légitime que les allocataires de minima sociaux en état de travailler fournissent des prestations en travail. Une problématique qui existe aux Etats-Unis et qui est qualifiée de workfare : les personnes aptes à travailler qui perçoivent une aide sociale ont l’obligation de fournir, en échange de cette aide, des heures d’activité non rémunérée à leur commune ou à une association caritative. Le contrat d’insertion-revenu minimum d’activité (CI-RMA) première formule a tenté d’expérimenter cela en France, avant que la loi de cohésion sociale, heureusement, ne rectifie le tir. A l’inverse, le revenu de solidarité active préconisé par la commission Hirsch (un complément social de revenu dès la première heure de travail) est important pour lutter contre la pauvreté laborieuse et permettre à tous ceux qui travaillent de vivre dignement.
L’activation peut donc déboucher soit sur une réduction de la pauvreté laborieuse, soit sur une mesure d’ordre moral : " qui ne travaille pas, ne mange pas ". C’est bien pour cela qu’il convient d’être très vigilant.
- 1. Qui sont souvent aussi des travailleurs à la productivité moindre que la moyenne, ce qui peut expliquer que, dans la file d’attente, ils aient été relégués à la fin : personnes peu qualifiées, sans expérience professionnelle, travailleurs âgés, femmes seules ayant charge d’enfants, et donc moins mobiles, etc.
- 2. Toutefois, un peu plus d’un million de bénéficiaires sont en passe d’être mensualisés.