Flexibilité et emploi

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Pour certains, la flexibilité des marchés du travail est la solution au chômage de masse que connaît l'économie française. Pour d'autres, c'est seulement un moyen d'augmenter les profits en même temps que la précarité. Malgré leurs efforts, les partisans de la flexibilité n'ont pas vraiment réussi à établir un lien entre degré de flexibilité et niveau du chômage, probablement parce que la relation entre les deux termes dépend des marchés et des contextes. Il n'empêche que certaines rigidités de l'économie française freinent probablement sa modernisation.

1 Une relation empirique incertaine

Pourquoi le chômage est-il si élevé, si durable et depuis si longtemps en France et dans quelques pays voisins ? L’une des réponses à cette question cruciale, soufflée par les économistes néoclassiques aux politiques, est le manque de flexibilité (* des marchés du travail**. Il faudrait donc alléger ou supprimer les règles encadrant les licenciements et celles qui influencent le niveau des rémunérations. C’est ainsi que s’expliquerait le contraste entre le faible chômage des pays anglo-saxons et le chômage de masse de l’Europe continentale : " Les Etats-Unis connaissent le plus faible niveau de chômage, au prix d’une flexibilité accrue du marché du travail "1.

Soucieuse de convaincre ses pays membres des bienfaits de la flexibilité, l’OCDE a tenté de vérifier empiriquement cette assertion. Après avoir construit un indicateur des législations protectrices de l’emploi (LPE, voir encadré ci-contre), ses chercheurs ont mené une étude comParative pour voir s’il existe une relation entre le degré de protection et le taux de chômage. Cette étude conclut qu’il n’y a pas d’effet global mesurable de la rigueur de la réglementation sur le chômage (voir graphique) : certains pays sont proches du plein-emploi avec des règles très rigides, comme le Portugal ; d’autres connaissent un chômage relativement élevé malgré des contrats très flexibles, comme le Canada. Les deux pays qui se distinguent par un chômage très élevé, la Slovaquie et la Pologne, n’ont pas un marché du travail particulièrement rigide.

Zoom L’ABC de l’indicateur de législation protectrice de l’emploi

L’indicateur de législation protectrice de l’emploi (LPE) construit par l’OCDE prend en compte trois éléments.

Les conditions du licenciement individuel : doit-il être notifié à l’avance et sous quelle forme ? Y a-t-il un préavis et de quelle durée ? Une indemnité est-elle prévue par la loi ? La notion de licenciement abusif existe-t-elle, et, si oui, comment est-elle définie ? Est-il possible d’être réintégré à la suite d’un licenciement abusif ? Une période d’essai est-elle prévue ?

L’indicateur de législation protectrice de l’emploi pour les différents pays de l’OCDE

L’emploi temporaire : dans quelles circonstances les contrats à durée déterminée (CDD) sont-ils autorisés ? Est-il possible d’enchaîner plusieurs CDD ? Pour quelle durée ? Dans quels domaines le recours à l’emploi temporaire est-il légal ? Pendant quelle durée est-il possible d’employer un intérimaire ?

Les licenciements collectifs : font-ils l’objet d’une réglementation particulière ? Donnent-ils lieu à des obligations particulières pour l’employeur ?

Ces trois éléments sont pondérés. Les travaux de l’OCDE examinent également les protections apportées par les conventions collectives et tentent d’estimer si l’application de ces dispositions par les tribunaux est effective. 5

Cependant, selon l’OCDE, la rigueur de la réglementation ralentit le fonctionnement des marchés du travail, de sorte que la durée du chômage est plus élevée et le taux d’emploi plus faible dans les pays les moins flexibles. Ces enseignements sont conformes aux études antérieures réalisées sur le même thème. Paradoxalement, le sentiment d’insécurité de l’emploi est le plus fort dans les pays où existent des règles rigides protégeant les travailleurs, et non dans les pays flexibles. Ce résultat étrange peut s’expliquer par le fait que le chômage est plus durable dans les pays les moins flexibles.

La France fait partie des pays développés où la flexibilité mesurée par l’OCDE est la plus faible, essentiellement parce que les conditions de l’emploi temporaire y sont très encadrées (voir encadré ci-dessous). En revanche, la protection contre les licenciements n’y est pas spécialement forte. Ces estimations concernent les règles juridiques encadrant les contrats de travail. Mais la flexibilité réelle du travail dépend aussi des comportements des travailleurs. La durée moyenne durant laquelle un individu reste dans le même emploi a augmenté en France depuis vingt ans : elle est aujourd’hui supérieure à onze ans (contre moins de six ans aux Etats-Unis).

Il ne semble pas que cet allongement vienne de changements dans les règles régissant les marchés du travail, car celles-ci ont plutôt été assouplies, par exemple avec la suppression il y a vingt ans de l’autorisation administrative pour pouvoir licencier. Il est plus vraisemblable que les salariés s’accrochent à leur emploi, même quand il ne les satisfait pas entièrement, dans les périodes où les opportunités sont rares. De fait, la rotation des emplois s’accélère en France dans les périodes de reprise de l’emploi telles que la fin des années 90 et se réduit dans celles de ralentissement. Sur le long terme, selon une estimation de Yannick L’Horty2, professeur à Paris XII, la probabilité de quitter son emploi est à peu près la même aujourd’hui qu’au début des années 70 ou au début des années 80. Il faut toutefois bien distinguer le cas des jeunes, dont les conditions d’emploi sont devenues plus précaires.

La protection de l’emploi n’explique pas le chômage

Il est donc exact que la flexibilité de l’emploi est faible en France, parce que les emplois temporaires sont encadrés, mais aussi parce que le chômage de masse crée un sentiment d’insécurité qui pousse les salariés à conserver leur poste coûte que coûte. Il n’est pas sûr du tout qu’une libéralisation des marchés du travail réduirait le chômage, mais elle pourrait, Paradoxalement, le rendre plus supportable.

2 Une relation contradictoire

La flexibilité est la qualité première du capitalisme qui lui a permis d’échapper à la destruction que Marx et d’autres auteurs du XIXe siècle prédisaient. Au fil du temps et selon les sociétés, le capitalisme a su adapter ses institutions. Cette souplesse découle en grande partie des mécanismes du marché, qui sélectionnent les organisations et les techniques efficaces en fonction des contextes. La nécessité de la flexibilité des marchés du travail peut donc sembler évidente. Dans ses versions les plus sommaires, la théorie néoclassique (voir encadré) postule même que cette flexibilité maintient à tout moment le plein-emploi quel que soit le taux de croissance de l’économie.

Cependant, les marchés du travail ne sont pas des marchés comme les autres, pour au moins trois raisons. Comme Keynes l’a bien montré, le salaire, prix du travail, est aussi le principal déterminant de la demande sur le marché des biens. La flexibilité de la masse salariale a pour conséquence l’instabilité de la demande de biens adressée aux entreprises. D’autre part, le salaire donne leur principal moyen de subsistance à la plupart des gens. La régularité et la prévisibilité des revenus sont donc désirables. Enfin, un contrat de travail ne permet pas de spécifier parfaitement ce qui est vendu et acheté : les questions de la qualification et de la motivation de la main-d’oeuvre sont essentielles et des relations de long terme fondées sur la confiance peuvent s’avérer les plus sûrs moyens de les obtenir. De ce fait, il n’est nullement évident que la flexibilité la plus forte soit l’état le plus efficace des marchés du travail.

Zoom Le marché du travail parfait de l’économie néoclassique

Le raisonnement de base de l’économie néoclassique est simple : sur un marché libre, il existe toujours un prix qui équilibre l’offre et la demande. Appliqué au travail, ce raisonnement signifie qu’on peut toujours trouver un salaire pour lequel chaque personne souhaitant travailler trouvera un emploi. Par conséquent, le chômage est volontaire, lorsque le salaire est jugé trop bas, ou résulte d’un mauvais fonctionnement du marché du travail.

Il faut bien comprendre ce qu’est un marché du travail libre, conforme aux marchés " parfaits " décrits dans les manuels. Les Etats-Unis sont souvent présentés comme le modèle d’un tel marché, car les licenciements y sont possibles sans préavis, sans justification et sans indemnité. Mais nous sommes encore bien loin du compte. Il faudrait par exemple que les salaires de toutes les personnes en emploi soient renégociés en permanence, un peu comme les actions sont cotées en continu (à défaut, les salaires pourraient être revus heure par heure, ce qui est peut-être un degré de rigidité acceptable !). En réaction, un salarié arrivant au bureau le matin et découvrant le salaire d’équilibre prévu pourrait informer son employeur de son intention de ne travailler que deux heures, après avoir arbitré entre coût du travail et coût du loisir. Cette incertitude permanente, totalement invivable, serait limitée par l’existence de marchés à terme du travail, permettant d’acheter ou de vendre aujourd’hui du travail livrable dans le futur. Comme toujours avec les marchés à terme, des opérations spéculatives risqueraient de se développer. Par exemple, anticipant une pénurie à venir d’une certaine qualification, une entreprise de travail temporaire pourrait acheter à terme une grande quantité de travail de cette qualification dans l’espoir de le revendre nettement plus cher au comptant quelques mois plus tard.

A l’évidence, le monde ainsi décrit est assez éloigné du nôtre. Est-il utile de s’en approcher ?

Plus précisément, la rigidité des contrats a des effets directs opposés sur l’emploi : elle freine les embauches, mais aussi les licenciements. Le premier effet vient de ce que les employeurs renoncent à embaucher si la probabilité de pouvoir maintenir l’emploi créé est médiocre lorsqu’ils savent que le licenciement sera coûteux en temps, procédures ou indemnités. Il semble par exemple que beaucoup d’employeurs en France redoutent les procédures devant les prud’hommes, qui concernent le quart des licenciements. Le second effet s’explique par le fait que, plus le coût des licenciements est élevé, plus l’employeur essaye d’explorer des solutions alternatives.

Une faible flexibilité a également des effets indirects sur l’emploi, eux aussi de sens opposé. La rigidité des marchés du travail réduit l’instabilité de la situation des salariés. C’est une chose positive en soi : la sécurité matérielle est souhaitée par la plupart des gens. De plus, cette sécurité réduit la nécessité de l’épargne, encourage la dépense, ce qui est favorable à la croissance dans un pays comme la France3. Enfin, la stabilité de l’emploi favorise la cohésion des équipes, l’acquisition de la culture propre à chaque entreprise et la formation de la main-d’oeuvre. Pourquoi, en effet, investir dans la formation si les salariés peuvent changer d’emploi à tout moment ? Dans sa théorie du capital humain, Gary Becker prend soin de distinguer la formation générale, utilisable dans de nombreux contextes de travail, que l’employeur n’a pas intérêt à financer, et la formation spécifique au fonctionnement particulier d’une entreprise. Mais, si des mécanismes salariaux ou autres incitent le salarié à rester dans la même entreprise, cette distinction peut être remise en cause.

En revanche, la rigidité gêne l’adaptation des structures économiques au changement de l’environnement économique. Cet argument est essentiel, car l’économie est vivante ; les techniques, la demande, les matières premières disponibles, les forces en présence sur les marchés changent en permanence. L’idée de la main invisible chère à Adam Smith est bien que les mécanismes du marché orientent les facteurs de production, notamment le travail, vers les activités où ils seront les plus utiles. Dans ce cas, la rigidité est source d’inefficacité.

3 La mauvaise adaptation de l’Économie française

La grande question est donc de savoir lesquels de ces arguments l’emportent. La réponse dépend des contextes et des secteurs. ComParant l’organisation de la production aux Etats-Unis et au Japon, Masahiro Aoki a émis l’hypothèse que le modèle américain était le plus efficace en période de changement très rapide ou, au contraire, de grande stabilité, alors que le modèle japonais serait plus efficace en période de changement modéré4. Le point fort de l’organisation japonaise est l’innovation continue, car la stabilité et la haute qualification des équipes favorisent la coordination horizontale des décisions, la multiplication de petites innovations trouvées par les opérateurs et adoptées rapidement. En revanche, les révolutions techniques de grande ampleur sont mieux gérées lorsque les marchés fonctionnent librement : des entreprises ou des secteurs entiers disParaissent, les salariés changent rapidement d’employeurs ou de spécialité.

L’importance de la flexibilité dépend également des secteurs. Dans un livre récent5, une équipe de chercheurs américains montre que l’électronique est désormais organisée sur une base modulaire : chaque objet est l’assemblage de composants relativement standardisés. Par conséquent, il est possible, pour chaque composant, de le fabriquer soi-même ou de le sous-traiter, et de changer de sous-traitants en fonction des prix proposés. Dans un tel contexte, la flexibilité du travail, précisément la possibilité de licencier, d’embaucher, de se réorganiser sans délai ni coût, est essentielle pour demeurer compétitif. Inversement, le degré d’intégration de la production demeure élevé dans la construction automobile, malgré le poids croissant de certains sous-traitants travaillant pour divers constructeurs, du fait de l’interdépendance entre les divers composants. La stabilité de la main-d’oeuvre est alors utile. Ces remarques aident à comprendre la quasi-absence européenne et les difficultés récentes du Japon dans l’informatique, alors que ces régions demeurent très puissantes dans l’automobile.

Il est donc facile de comprendre pourquoi les études empiriques portant sur l’ensemble de l’économie ne permettent aucune conclusion claire : la flexibilité est très avantageuse dans certaines périodes et dans certains secteurs, beaucoup moins dans d’autres. Il est cependant possible de faire quelques remarques plus précises dans le cas de la France. Certes, la rigidité peut être efficace pour certains secteurs employant une main-d’oeuvre très qualifiée, mais la France est peu présente dans ces secteurs. Par ailleurs, la flexibilité des entreprises peut compenser en partie le manque de flexibilité des marchés, mais les entreprises françaises ne sont guère flexibles. Enfin, la recherche de la flexibilité devrait porter sur tous les marchés et pas uniquement sur le travail. Mais agir sur la mauvaise allocation des capitaux ou sur les rigidités des marchés des biens heurterait de puissants intérêts patronaux. Le libéralisme trouve ici sa limite.

La question posée à l’économie française n’est donc pas celle des règles de fonctionnement des marchés du travail. Changer ces règles dans le sens d’une réduction des protections des salariés ne garantit en aucune façon la diminution du chômage. Pour autant, la question de la flexibilité de l’économie française dans son ensemble ne saurait être balayée sans examen. L’adaptation de l’économie et de la société françaises à la mutation technique en cours se fait mal et lentement. D’autres pays font beaucoup mieux, en utilisant des solutions variées : libéralisme américain, flexsécurité nordique, adaptation continue des grandes entreprises japonaises. La France doit trouver une voie qui corresponde à sa culture nationale, ses traditions, ses institutions. Il est possible que certaines formes de déréglementation soient utiles, si elles s’inscrivent dans une évolution d’ensemble cohérente. Mais celle-ci reste à inventer.

  • 1. Voir Sociologie des chômeurs, par Didier Demazière, coll Repères, éd. La Découverte, 2006, p. 39.
  • 2. Voir " Instabilité de l’emploi : quelles ruptures de tendance ? ", Document de travail, 04-01, EPEE, université d’Evry.
  • 3. Dans certains pays, l’insuffisance d’épargne est un frein à la croissance, car les ressources manquent pour investir. La France est plutôt dans la situation inverse, où c’est le manque de dynamisme de la demande qui freine l’investissement.
  • 4. Problèmes économiques, n°2225, 1991.
  • 5. Made in Monde, par Suzanne Berger, éd. du Seuil, 2006.
* Flexibilité du travail

Adaptation du travail aux besoins des employeurs. Trois types de flexibilité sont à distinguer : dans la quantité de travail utilisée, dans son affectation (flexibilité fonctionnelle et géographique) et dans sa rémunération. Il est aussi utile de distinguer une flexibilité interne à l'entreprise et une flexibilité externe, passant par les marchés du travail.

** Marché du travail

Les économistes considèrent généralement que les salariés vendent du travail acheté par des employeurs, ce marché étant régulé par la variation du prix, le salaire. Cependant, les économistes ont noté depuis longtemps que les salaires sont relativement rigides. Dans ce cas, l'ajustement du marché se fait par les quantités, en l'occurrence par le chômage. D'autre part, compte tenu de la multiplicité des qualifications qui ne sont pas interchangeables, on préfère souvent parler, au pluriel, des marchés du travail. Certains économistes refusent par ailleurs l'idée même d'un marché du travail, dans la mesure où les conditions d'emploi résultent d'un certain nombre de conventions et non d'un libre contrat.

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