Le suicide comme fait social

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L'analyse du suicide, acte éminemment individuel, comme fait social, avec ses régularités et ses évolutions, marque la spécificité de la sociologie comme science.

Dans le mois de juillet 1816, la fille d’un tailleur, domicilié sous les piliers des halles, fut promise en mariage à un étalier boucher, jeune homme de bonnes moeurs, économe et laborieux, très épris de sa fiancée, qui le lui rendait bien. (...) L’époque du mariage arrive ; tous les arrangements sont faits entre les deux familles, et les conventions arrêtées. (...) Par une tolérance qui s’explique, les parents du jeune homme, enthousiasmés de leurs enfants et jouissant de leur double tendresse, fermèrent les yeux sur le tacite accord des deux futurs. (...) Les amoureux se retrouvèrent dans l’ombre. (...) La jeune fille ne retourna chez ses parents que le lendemain matin (...) ; mais ses parents l’eurent à peine aperçue, que, dans un accès de colère, ils prodiguèrent à leur fille, avec acharnement, tous les noms, toutes les épithètes dont on peut se servir pour vouer l’imprudence au déshonneur. (...) Le scandale n’eut pas de bornes. (...) Le sentiment de la honte qui résultait de cette scène affreuse fit prendre à l’enfant la résolution de s’ôter la vie (...). Les mariniers la retirèrent de l’eau morte, parée de ses ornements de noces. " Cette triste histoire est extraite d’un texte publié en 1846 sous la signature de Marx1, mais on l’attribue à Jacques Peuchet (1758-1830), archiviste à la préfecture de police de Paris. Dans les mémoires de ce dernier, où les récits de suicides sont complétés par des statistiques, on trouve cette phrase étonnante : " La classification des diverses causes de suicide serait la classification même des vices de la société. "

Une réalité extérieure contraignante

Plus que tout autre, le suicide semble être un acte éminemment individuel, qui appartient entièrement à son auteur et trouve sa source au plus profond de sa vie intime. Pour quiconque veut comprendre, il est logique de se tourner vers le psychologue ou le psychiatre, qui travaillent sur des éléments biographiques. C’est pourquoi la décision d’Emile Durkheim de procéder à une analyse sociologique du suicide2 peut, aujourd’hui encore, apParaître comme une provocation. De quoi se mêle ici le sociologue ? Un objet d’étude aussi singulier relève-t-il de sa compétence ? D’ailleurs, cette prétendue science sociologique a-t-elle un objet ?

Selon Durkheim, comme toute science, la sociologie construit et cherche à expliquer un certain type de faits. Ces " faits sociaux consistent en des manières d’agir, de penser et de sentir. [Ce sont des faits] extérieurs à l’individu, et qui sont doués d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à lui ". Les deux critères sont donc l’extériorité et la contrainte : le fait social diffère du fait biologique - non pas s’alimenter pour se nourrir, mais consommer tels ou tels aliments en compagnie de telles ou telles personnes - et du fait psychologique - sa source n’est pas la conscience individuelle.

Voici qui ne nous éclaire pas vraiment : autour de nous, il y a des objets matériels (une pelouse, un ballon, etc.) et des individus en chair et en os (des footballeurs, un arbitre...), mais les faits " sociaux " restent invisibles. Comment savoir s’ils sont inventés par l’esprit délirant de Durkheim ou s’ils peuplent une réalité inconnue des autres sciences ? Simplement parce que la réalité sociale oppose une résistance aux individus qui tentent de s’affranchir des règles et des disciplines sociales. Il en va ainsi des règles de droit : ceux qui enfreignent le code de la route ou fraudent le fisc s’exposent à des sanctions. Ou de la langue : pour se faire comprendre, il faut respecter le sens des mots et quelques règles de grammaire.

Certes, dans le cours ordinaire de leur existence, les individus " normaux " ne ressentent pas le poids oppressant d’une réalité extérieure contraignante. Mais cela s’explique par une socialisation " réussie " : ils respectent les règles sans trop d’efforts, agissent conformément aux attentes des autres, parce qu’ils ont intériorisé la contrainte sociale ; cette voix intérieure qui leur dicte leur comportement est celle de la société.

Régularité et prévisibilité

Cette définition du fait social s’applique-t-elle au suicide ? A priori non : elle conduirait à affirmer que c’est la société qui contraint les individus à se suicider (ce que Durkheim n’est pas loin d’affirmer lorsqu’il écrit : " Chaque société est prédisposée à livrer un contingent déterminé de morts volontaires "). Le recours aux statistiques change toutefois la perspective : l’addition de tous ces suicides singuliers fait surgir une réalité nouvelle, inobservable à l’oeil nu, qui se caractérise par sa régularité et sa prévisibilité. Ainsi, le dernier chiffre connu, celui de l’année 2002, permet-il de retenir pour la France une fourchette allant de 10 000 à 11 000 suicides (les hommes représentant environ 70 % du total). Malgré des retournements de tendance sur de très longues périodes, le taux de suicide est en effet relativement stable à court terme. S’il ne s’agissait que d’actes purement individuels, les statistiques fluctueraient beaucoup plus d’une année à l’autre. Or, elles permettent au contraire de rendre visibles toute une série de faits sociaux, plus ou moins corrélés les uns avec les autres. En voici quelques-uns, qui datent de la fin du XIXe : les hommes se suicident plus que les femmes, les vieux plus que les jeunes, les personnes sans enfants plus que les parents, les protestants plus que les catholiques, le suicide est plus fréquent en ville qu’à la campagne, etc.

Ces corrélations autorisent une hypothèse sociologique : le suicide est une conséquence possible d’un échec du processus de socialisation. Cette défaillance peut résulter d’un excès (l’individu se sacrifie pour son groupe) ou d’un défaut (isolement, perte des repères) de la socialisation. Sont protégés du suicide ceux qui se sentent entourés, soutenus par leurs groupes d’appartenance (leur famille, leur communauté religieuse, leurs amis), sans être pour autant enchaînés ou étouffés, tout comme ceux qui ne poursuivent pas des buts inaccessibles (parce que disproportionnés aux moyens dont ils disposent).

Emporté par sa volonté de démontrer la puissance explicative de la sociologie, Durkheim avance que " les courants collectifs, en pénétrant les individus, les déterminent à se tuer ". Bien qu’il aille ici trop loin dans le déterminisme holiste (l’individu n’est que le jouet de forces qui le dépassent), toute une partie de son analyse, étayée par les statistiques, justifie une sociologie du suicide.

On observe en effet un certain nombre de permanences : le taux de suicide augmente pendant les crises économiques et chute pendant les guerres ; la pratique religieuse, surtout lorsque le pratiquant est intégré à une communauté, continue à protéger ; les femmes mettent fin à leurs jours beaucoup moins que les hommes (sauf en Chine) ; la présence d’enfants au sein du groupe familial demeure l’un des principaux facteurs de protection et le divorce un facteur de risque.

Les changements eux-mêmes tendent à confirmer la théorie durkheimienne. A la fin du XIXe siècle, le taux de suicide est plus élevé en ville qu’à la campagne. C’est l’inverse aujourd’hui. Mais la France de 1897 est encore rurale ; aujourd’hui, le foyer de la vie sociale, donc les valeurs et les normes dominantes, se trouve en ville. Malgré l’anonymat ressenti dans les grandes métropoles, bien que les relations y soient souvent utilitaires et impersonnelles, la concentration des activités, des ressources et des opportunités, la diversité des milieux sociaux offrent à l’individu la possibilité d’atteindre les buts valorisés par la société moderne (trouver un emploi, se distraire, se cultiver, etc.).

L’exemple le plus significatif se rapporte au rythme hebdomadaire : le suicide est moins élevé le week-end, mais avant 1972, le nombre de suicides allait décroissant du lundi (ou du mardi pour les indépendants dont c’est le jour de reprise) au dimanche ; depuis 1972, les femmes se suicident moins le mercredi que le lundi, le mardi, le jeudi et le vendredi. Pourquoi ? Parce que le jour de congé des élèves est passé, à cette date, du jeudi au mercredi.

Intégration

Il semble ainsi y avoir une influence des rythmes sociaux, du degré et des formes de l’intégration sociale sur les taux de suicide. Ceux-ci varient en phase avec l’évolution de la société. Deux exemples, qui contredisent pourtant les prévisions de Durkheim, permettent de le vérifier. Depuis, le XIXe siècle, jusqu’à la crise des années 70, le taux de suicide augmentait avec l’âge. Il s’agissait apparemment d’une loi d’airain, aisément explicable : avec la vieillesse, les conditions d’existence se dégradent, la quantité et la qualité de vie à sacrifier sont moins grandes. Or, depuis ces années, le taux de suicide des jeunes augmente alors que celui des personnes âgées, bien qu’il reste élevé, diminue.

Le sociologue Louis Chauvel a montré qu’il ne fallait pas voir là un effet de génération. C’est le statut social des classes d’âge qui a changé. La situation du troisième âge s’est sensiblement améliorée (moindre pauvreté, meilleures retraites, progrès médical, etc.), alors que celle de la jeunesse s’est relativement détériorée. La montée du chômage, la précarité, le report contraint de l’installation dans la vie d’adulte (acquisition d’un logement, mise en couple, indépendance financière, etc.), les incertitudes pesant sur l’avenir, beaucoup de facteurs se conjuguent pour expliquer un sentiment de moindre intégration, voire de rejet.

Au moment où il écrit, Durkheim énonce une autre loi : " La misère protège ". Il est vrai que le taux de suicide est faible dans les pays pauvres, qui sont pourtant ceux dans lesquels les inégalités de richesse sont souvent les plus fortes. Il est également vrai qu’il augmente dans les périodes de modernisation accélérée où l’ordre ancien dépérit sans que de nouvelles formes d’intégration et de régulation se soient encore stabilisées (l’illustration la plus récente est le cas de la Russie). Mais les périodes de croissance du niveau de vie s’accompagnent en général d’une stagnation ou d’une baisse du taux de suicide. Et celui-ci est plus élevé dans les régions pauvres des pays riches. Dans ces pays, les statistiques confirment la règle du cumul des inégalités : le taux de suicide augmente lorsqu’on descend l’échelle sociale. Les catégories supérieures ne sont pas seulement richement dotées en capital économique et en capital culturel, elles bénéficient aussi de liens sociaux étendus et diversifiés. Dans le cas des classes populaires, le chômage et la précarité sapent l’une des formes de sociabilité les plus intégratrices, notamment pour les hommes, celle qui s’entretient par les relations de travail.

Symptômes sociaux

Finalement, tout ceci se résume à quelques conjectures de bon sens : le taux de suicide est d’autant plus faible que les individus sont insérés dans des réseaux de sociabilité qui leur donnent le sentiment d’être soutenus, appréciés, reconnus ; qu’ils accèdent aux ressources et acquièrent les compétences indispensables pour espérer atteindre les buts qui sont valorisés par la société ; que leur horizon est suffisamment dégagé pour les inciter à s’engager dans des projets.

Si l’on fait ici abstraction de la question posée par la construction des données, les statistiques semblent attester de l’existence de faits sociaux. Faut-il encore parvenir à les expliquer... Les variables sont nombreuses et corrélées, de telle sorte qu’il est difficile d’isoler l’effet propre de chacune d’elles. Le sociologue n’étudie pas les individus qui se suicident mais des faits sociaux " objectivés " par des taux de suicide. Toutefois, la tentation est grande de dériver vers des interprétations psychologiques, donc de faire comme si l’on avait bel et bien étudié des faits individuels. Cette tentation constitue quasiment une faute professionnelle. Le sociologue n’explique pas le suicide de telle ou telle personne. Il traite les taux de suicide comme des symptômes sociaux : par exemple, leur évolution nous alerte sur la condition d’une fraction de la jeunesse. C’est en quelque sorte l’état de santé de la société qui le préoccupe et non celui de l’individu. Ce que Peuchet avait déjà anticipé et que Christian Baudelot et Roger Establet ont fort bien expliqué pour notre société contemporaine3.

  • 1. Traduit dans A propos du suicide, par Karl Marx et Jacques Peuchet, éd. Climats, 1992.
  • 2. Le suicide est publié en 1897.
  • 3. Dans Suicide, l’envers de notre monde, éd. du Seuil, 2006.

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