La guerre des chiffres

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L'indice officiel de la hausse des prix mesurée par l'Insee est contesté, car il ne reflète pas ce que vit au quotidien un grand nombre de Français.

Un statisticien, c’est quelqu’un qui vous dit que si vous mettez la tête dans le four et les pieds dans le frigo, en moyenne, ça va. Même chose pour l’inflation : l’Insee, l’institut national de la statistique, est rempli de statisticiens qui disent qu’il y a des prix qui montent, d’autres qui baissent, mais que, en moyenne, ça va. La preuve : entre juillet 2005 et juillet 2006, la hausse des prix n’a été que de 1,9 %.

Or, pour ceux qui subissent surtout les hausses et pas les baisses, en moyenne, ça ne va pas du tout ! Michel-Edouard Leclerc avait déjà remis en cause les statistiques officielles l’an passé. Cet été, c’est 60 millions de consommateurs, le journal de l’Institut national de la consommation (INC), qui attaque à son tour la façon dont est mesurée la hausse des prix, et donc l’évolution du pouvoir d’achat des Français. Alors que l’Insee annonce une baisse des prix de 0,2 % entre juin et juillet, l’impression générale et durable est que les prix ne cessent de grimper, et plutôt vite que doucement, rognant sans discontinuer le pouvoir d’achat. Qui a raison ? Qui a tort ? Essayons de démêler l’écheveau.

L’évolution du pouvoir d’achat résulte, d’un côté, de la progression des revenus et, de l’autre, de l’inflation. Si je bénéficie d’une augmentation de salaire de 2 % mais que le prix de tout ce que j’achète augmente de 3 %, mon pouvoir d’achat diminue. De ce point de vue, les statistiques officielles tendent à montrer que le pouvoir d’achat moyen des Français n’a cessé de croître ces dix dernières années.

L’indice déprime

La progression du revenu disponible (les salaires nets, les prestations sociales et les revenus financiers pour ceux qui en ont, moins les impôts) reste très positive. Surtout, pour tout homme politique, banquier central ou économiste français, le monstre de l’inflation a été vaincu : de plus de 13 % au début des années 80, on est revenu à moins de 2 % aujourd’hui. Au total, depuis 1997, la progression des revenus est bien supérieure à celle des prix, signe que les gains de pouvoir d’achat ont été continus.

C’est là que l’INC et Michel-Edouard Leclerc se fâchent. L’association de consommateurs estime que le revenu de chaque famille française était, en juin dernier, de 68 euros plus élevé qu’il ne l’était en juin 2005, mais 47 euros sont partis dans les hausses de prix. Soit au final une augmentation du pouvoir d’achat sur un an d’un petit 0,9 %, quand l’Insee parle de plus de 2 %...

L’écart provient de différences dans la mesure de l’inflation : là où l’Insee donne une moyenne nationale des hausses de prix, l’INC cible le panier de dépenses d’un ménage type qui a dû subir l’augmentation des prix des carburants et du gaz aussi bien que celles d’une consultation médicale, du mécanicien, d’un dîner au restaurant ou des services pour les personnes âgées. De la même façon, le Bipe a construit pour Leclerc un indice de pouvoir d’achat qui tient compte de la hausse des prix d’un ensemble de dépenses incompressibles (loyer, téléphone, électricité, remboursement des crédits, etc.) qui donne en moyenne, sur les dernières années, une progression du pouvoir d’achat inférieure de 1 % par an à ce qu’indiquent les données officielles. Pas négligeable !

Distorsion

Que les indices des uns et des autres conduisent à une appréciation différente de la hausse des prix n’est pas un problème en soi : ils ne mesurent pas la même chose, il est donc normal que les résultats ne soient pas les mêmes. Là où le bât blesse, c’est que cela révèle un écart croissant entre la perception des changements dans la vie quotidienne et les statistiques officielles, qui sont censées fournir au débat démocratique une image acceptée par tous de la réalité de notre société.

La polémique récurrente autour de la progression du pouvoir d’achat est le signe d’une disparité croissante entre les Français. L’image d’une France où des " classes moyennes " relativement homogènes en termes de revenus et de modes de vie rassembleraient la grande majorité des ménages ne fonctionne plus, si elle a jamais fonctionné. En fait, on constate une inégalité croissante des situations qui fait qu’un grand nombre de ménages ne se reconnaissent plus dans les statistiques censées rendre compte des réalités vécues au quotidien.

Ainsi, l’Insee considère que les loyers ne représentent que 6 % du budget des ménages, parce qu’il additionne l’ensemble des Français, qu’ils soient propriétaires ou locataires. Or, ces derniers (50 % des ménages) consacrent de 20 % à 25 % de leurs dépenses au paiement de leur loyer. Résultat : les conséquences de l’augmentation des loyers sur le pouvoir d’achat sont sous-estimées pour la moitié des Français. Pareil pour le poids des remboursements de crédits : ils touchent davantage les ménages qui doivent emprunter que ceux qui épargnent. Idem pour les hausses du prix de l’essence, qui touchent plus les ménages les plus pauvres, habitant généralement loin des centres villes et qui sont contraints d’utiliser leurs voitures pour aller travailler ou faire leurs courses, etc. D’une manière générale, comme le souligne le Crédoc, le ralentissement du pouvoir d’achat ces dernières années a davantage touché les jeunes de moins de 30 ans, les ouvriers, les employés, une fraction des professions intermédiaires et les chômeurs.

Pouvoir d’achat : officiellement une forte progression
Hausse des revenus et des prix entre juin 2005 et juin 2006

La rigueur statistique des mesures officielles du pouvoir d’achat n’est pas en cause. Mais le recours abusif à des moyennes aboutit à décrire une réalité qui rend mal compte de la situation des Français les moins bien lotis. Marie-Jeanne Husset, directrice de la rédaction de 60 millions de consommateurs martèle qu’" il est temps de bâtir un indice du coût de la vie, qui reflète mieux la réalité vécue par les consommateurs ". Que l’indice officiel ne reflète pas très bien les variations de pouvoir d’achat des ménages aisés ne pose pas de grand problème. Mais quand il ne reconnaît pas que les Français sont inégaux face à l’inflation et que certains ont plus besoin que d’autres d’un soutien à leur pouvoir d’achat, il ne peut qu’alimenter régulièrement les polémiques.

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