Kaldor, de la droite à la gauche de Keynes

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Nicholas Kaldor a interrogé la dynamique des économies modernes et contribué au développement de la théorie de la concurrence imparfaite. Partisan de l'intervention de l'Etat, il a aussi été très actif sur le terrain des politiques économiques.

Né en 1908 dans l’empire austro-hongrois, Nicholas Kaldor a été témoin du passage d’une monarchie à une démocratie libérale, puis à une brève dictature communiste suivie d’une dictature militaire tempérée sous la pression des pays victorieux de la Première Guerre mondiale. C’est ce qui l’a amené, a-t-il écrit dans un essai autobiographique, à s’intéresser aux " forces qui gouvernent l’évolution politique de la société "1. Kaldor a lui-même suivi un parcours changeant, tant sur le plan théorique que politique. Alors que l’évolution de la gauche à la droite est la plus fréquente dans l’univers académique, il a suivi le chemin inverse.

Diplômé de la London School of Economics (LSE) en 1930, il commence à y enseigner. La London School est alors l’opposition officielle à l’université de Cambridge, dominée par la figure de Keynes. On est majoritairement interventionniste à Cambridge et partisan du laisser-faire à Londres. Lionel Robbins, qui dirige le département, est un adepte des thèses autrichiennes de Ludwig von Mises et Friedrich Hayek. Ce dernier, tenant d’un libéralisme radical, intègre le corps professoral de la LSE en 1931 et devient le principal critique des idées de Keynes. Kaldor est fasciné par la théorie des cycles de Hayek et traduit en anglais son premier livre Monetary Theory and the Trade Cycle.

Mais graduellement, durant les années 30, sous l’influence entre autres de Gunnar Myrdal et des autres théoriciens de l’Ecole de Stockholm, il s’éloigne des positions de ses collègues et se rapproche de celles de Keynes. Dans les années 50, il devient, avec Joan Robinson, Richard Kahn et d’autres disciples radicaux de Keynes, le fondateur d’un courant de pensée qu’on appellera plus tard " post-keynésien " ; il mène la guerre contre la " synthèse néoclassique " qui propose un mariage entre la macroéconomie keynésienne délestée de ses éléments les plus radicaux et la microéconomie néoclassique, et qui domine alors la pensée économique.

Cycles, croissance et répartition

Kaldor ne fut jamais un disciple dogmatique de Keynes. A la Théorie générale, il reproche de se cantonner à un modèle concurrentiel et de ne pas tenir compte des limites de plus en plus manifestes à la concurrence. Il fait grief aussi à Keynes de limiter son analyse à une économie fermée. Il critique le cadre de court terme dans lequel la Théorie générale se situe, négligeant les fluctuations cycliques et la croissance. Il considère que Keynes ne s’intéresse pas suffisamment à la question de la répartition des revenus entre les classes sociales. Une partie importante de l’effort théorique de Kaldor consistera à intégrer ces phénomènes à l’analyse keynésienne. Il s’agit de " généraliser la Théorie générale ", comme l’a écrit Joan Robinson, qui a poursuivi de son côté le même effort.

A la fin des années 30, Kaldor commence par s’interroger sur ce qui provoque les fluctuations cycliques qui caractérisent, depuis leur émergence, les économies capitalistes. Reprenant la vision de prédécesseurs tels que Karl Marx et Joseph Schumpeter, il considère que les cycles ne sont pas des accidents de parcours causés par des chocs exogènes, mais le résultat inévitable du fonctionnement du capitalisme, et plus particulièrement des fluctuations de l’investissement. Ces fluctuations sont provoquées par les variations dans la production. Kaldor propose un modèle montrant comment ces interactions engendrent des oscillations. A la même époque, il montre aussi comment la spéculation accroît l’instabilité des économies.

Avec la fin de la guerre, les questions relatives à la croissance économique reviennent sur le devant de la scène. En 1948, Roy Harrod publie Towards a Dynamic Economics. Kaldor se fixe alors comme objectif de combiner analyse des cycles et de la croissance en les associant à une théorie de la répartition inspirée des classiques, de Michal Kalecki et de la Parabole de la jarre de la veuve proposée par Keynes dans son Treatise on Money. En vertu de cette dernière, les dépenses de consommation des capitalistes, loin de vider la jarre, la remplissent. Pour Kalecki, " les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent et les travailleurs dépensent ce qu’ils gagnent ". De son côté, Kaldor montre que si la propension à épargner des capitalistes est supérieure à celle des travailleurs, la part des profits dans le revenu national est déterminée par le rapport entre l’investissement et la production. Ce sont les dépenses des entrepreneurs qui déterminent leurs revenus. Si l’épargne des travailleurs est nulle, le profit est déterminé par la somme de l’investissement et de la consommation des capitalistes. On obtient alors " l’équation de Cambridge ", dans laquelle le taux de profit est égal au taux de croissance divisé par la propension à épargner des capitalistes. Ce taux n’a donc aucun lien, contrairement à ce que met en avant la théorie néoclassique, avec la productivité du capital. C’est en fin de compte l’investissement qui est la variable indépendante, le facteur causal, tant de la croissance que de la répartition et des fluctuations cycliques.

Zoom Nicolas Kaldor : repères chronologiques
1908

naissance à Budapest, en Hongrie, le 12 mai.

1925
1926

études à l’université de Berlin.

1927
1930

études à la London School of Economics.

1930
1947

enseignement à la London School of Economics.

1934

obtient la citoyenneté britannique.

1935

boursier Rockefeller, il séjourne dans plusieurs universités américaines où il rencontre de nombreux économistes.

1938

Stability of Full Employment.

1940

A Model of the Trade Cycle.

1944

contribution au rapport Beveridge.

1945

mission en Hongrie, en France et en Allemagne comme chef de la division de planification de l’enquête sur les effets des bombardements américains, dirigée par John Kenneth Galbraith.

1947
1949

directeur du secrétariat responsable de la recherche et de la planification de la commission économique des Nations unies pour l’Europe, à Genève. La London School ayant refusé de lui accorder un congé, il en démissionne.

1949

nommé fellow du King’s College, il commence à enseigner à l’université de Cambridge.

1951

nommé membre de la commission royale sur la taxation des profits et des revenus.

1955

An Expenditure Tax.

1956

Alternative Theories of Distribution.

1957

A Model of Economic Growth.

1961

Capital Accumulation and Economic Growth.

1964
1970

conseiller spécial des chanceliers de l’Echiquier James Callaghan et Roy Jenkins.

1966

Causes of the Slow Rate of Economic Growth in the United Kingdom.

1967

Strategic Factors in Economic Development.

1974

anobli, il devient membre de la Chambre des lords.

1974
1976

conseiller spécial du chancelier de l’Echiquier Denis Healey.

1975

retraite de l’enseignement.

1982

The Scourge of Monetarism.

1983

The Economic Consequences of Mrs Thatcher.

1984

Economics without Equilibrium.

1986

décès le 30 septembre à Papworth Everard, dans le Cambridgeshire.

Le nom de Kaldor est associé à plusieurs autres percées dans le domaine de la théorie économique, toutes reliées à sa volonté d’éclairer la dynamique des économies modernes. Il a ainsi lui-même contribué au développement de la théorie de la concurrence imparfaite, en montrant du reste qu’elle est seule compatible avec la théorie de la demande effective. Il s’est interrogé sur le progrès technique et l’innovation, ce qui l’a amené à rejeter la vision néoclassique d’une fonction de production à facteurs substituables. Il s’est penché sur les questions monétaires, montrant qu’une conception endogène de la création monétaire est plus conforme avec les idées de Keynes. Il s’est aussi intéressé à ce qui peut expliquer les différences dans les performances de croissance économique entre pays.

Politiques économiques

Dès le début de sa carrière, sous l’influence de son premier professeur, l’économiste américain Allyn Young, prédécesseur de Lionel Robbins à la tête de la LSE, Kaldor se méfie des modèles abstraits et déductifs. Il se convainc de la nécessité d’adapter les modèles théoriques aux problèmes pratiques qu’il faut éclairer. Il estime du reste que toute théorie économique a des implications politiques, quel que soit son degré d’abstraction, et que ses partisans en soient ou non conscients. C’est dans le domaine de la théorie économique que Kaldor a fait ses principales contributions, mais il a aussi été, toute sa vie, très actif sur le terrain des politiques économiques.

Après avoir rallié le camp keynésien, il devient partisan de mesures d’intervention importantes de l’Etat pour assurer le plein-emploi, la stabilité des prix et une juste répartition des revenus. Pendant la guerre, il contribue à la rédaction du rapport Beveridge, qui jette les bases de l’Etat-providence en Angleterre, en rédigeant un appendice qui quantifie les mesures fiscales nécessaires pour atteindre le plein-emploi. Il est l’un des auteurs du rapport des Nations unies sur les mesures nationales et internationales pour le plein-emploi, publié en 1949.

Dans l’après-guerre, Kaldor est de plus en plus souvent amené à conseiller des gouvernements étrangers dans le monde dit " en développement " : Inde, Sri Lanka, Mexique, Guyane britannique, Turquie, Iran, Venezuela, Ghana. Il est aussi très actif dans son pays d’adoption, participant à des commissions d’enquête et agissant pendant de nombreuses années à titre de conseiller spécial de trois chanceliers de l’Echiquier de gouvernements travaillistes. Il est l’avocat de mesures de stimulation budgétaire, d’un contrôle des importations, de politiques de contrôle des revenus. Pour redistribuer les revenus des riches vers les pauvres, il propose de remplacer l’impôt sur le revenu par un impôt sur les dépenses.

Comme Keynes, Kaldor est un lutteur qui accorde beaucoup d’importance à la critique des fondements théoriques des politiques qu’il estime néfastes. Il l’a fait, entre autres, dans d’innombrables articles de journaux. Dans les années 50 et 60, il est un critique impitoyable de la " synthèse néoclassique ", qui, à son avis, trahit le message keynésien et réduit au minimum les interventions nécessaires pour construire une économie plus efficace et plus équitable. A partir des années 70, il dirige son tir vers le monétarisme qui constitue, selon lui, une véritable décadence théorique. Cette régression, ce retour à un laisser-faire radical, est d’autant plus dangereuse qu’elle est mise en oeuvre par plusieurs gouvernements des pays occidentaux, en particulier en Angleterre. Anobli en 1974, Nicholas Kaldor a consacré, jusqu’à la veille de son décès, plusieurs de ses discours devant la Chambre des lords à une critique du thatchérisme. Il en a rassemblé un certain nombre sous le titre Les conséquences économiques de Madame Thatcher, clin d’oeil aux Conséquences économiques de M. Churchill, publié par Keynes en 1925.

  • 1. Dans " Recollection of an Economist ", Banca Nazionale del Lavoro Quarterly Review n°156, 1988.

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