1957, le traité de Rome et l’engrenage économique

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Il y a cinquante ans, le traité de Rome traçait la voie d'un modèle européen de capitalisme régulé par des politiques communes. Un texte à l'esprit politique et à la lettre économique.

L’Europe vaut bien quelques tonnes de charbon ! " Juin 1956 : alors que les négociations de préparation du traité achoppent sur la question de la livraison de charbon, après l’acceptation de la France de voir la Sarre, au statut jusqu’alors incertain, rejoindre la République fédérale d’Allemagne (RFA), le chancelier Konrad Adenauer rappelle à ses négociateurs les priorités. Et lorsque, quelques mois plus tard, en novembre, les négociations bloquent à nouveau quand le ministre des Affaires étrangères allemand veut s’opposer à l’intégration des territoires d’outre-mer français à l’Europe des six, Adenauer intervient encore : " Ne nous ennuyez plus avec vos bananes, vos cafés, vos cacaos. L’oeuvre que nous avons à accomplir est d’une telle importance qu’elle ne saurait être compromise par des considérations commerciales mineures. Les territoires d’outre-mer figureront dans le traité ! "

De fait, ils y seront quand, quelques mois plus tard, le 25 mars 1957, le traité instaurant la Communauté économique européenne est signé à Rome par la RFA, la France, l’Italie et les trois pays du Benelux. Plus qu’une union douanière, il prévoit non seulement la suppression, à échéance de quinze ans, des obstacles à la circulation des biens et un tarif extérieur commun, mais aussi une politique agricole commune, une politique des transports, une coordination des politiques monétaires, une harmonisation des politiques sociales. Traité cadre, il trace les grandes lignes des futures négociations et de leurs modalités, en mettant sur pied des règles de fonctionnement et un ensemble d’institutions permanentes.

Quant à l’autre traité signé simultanément à Rome, celui de l’Euratom, il est une concession accordée à la France, qui tenait à cet accord sectoriel pour développer l’énergie nucléaire civile avec l’aide de ses partenaires. Une concession de plus faite à la France qui, de son côté, a dû aussi en faire quelques-unes, à commencer par l’ouverture programmée de ses frontières aux marchandises de ses partenaires. Car, pour les principaux artisans de ce traité, forger un compromis s’impose pour faire l’Europe, consolider la paix par le ciment de la prospérité partagée et lier ainsi le destin de l’Allemagne à celui de la France et des autres démocraties de l’Europe occidentale.

Faire l’Europe, sans le crier trop fort

Faire l’Europe ? Oui, mais sans le crier trop fort, sans mettre en cause les souverainetés politiques nationales, en agissant par le biais de liens économiques. Car les proeuropéens - qu’ils soient de droite, comme le Français Jean Monnet, le Luxembourgeois Bech, le Hollandais Beyen, l’Allemand Adenauer ou l’Italien de Gaspieri, ou de gauche, comme le radical français Maurice Faure, le socialiste belge Henri Spaak ou les socialistes français Guy Mollet et Christian Pineau - ont été échaudés par l’échec de la Communauté européenne de défense : ce projet d’armée européenne permettant un réarmement allemand sous contrôle européen a en effet été repoussé par l’Assemblée nationale française le 30 août 1954.

En revanche, les proeuropéens ont à leur actif une expérience positive avec la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca), mise sur pied à l’instigation du ministre français Robert Schuman depuis 1951. La Ceca a permis de relancer la production allemande de charbon et d’acier à des fins pacifiques, sous contrôle européen : un marché commun sectoriel, entre la France, la RFA, l’Italie et les pays du Benelux, garantissant une concurrence loyale, incluant des clauses sociales sur les conditions de travail, contrôlé par une Haute autorité supranationale, une assemblée parlementaire et une cour de justice qui fonctionnent sans heurts majeurs.

Traités sectoriels ou marché commun

Forts de ce succès discret, les proeuropéens reprennent donc la main sur le terrain économique. Mais entre eux, suivant leurs sensibilités politiques et, surtout, les intérêts nationaux qu’ils défendent, des clivages apparaissent. Jean Monnet est pour emprunter le même chemin que la Ceca, en mettant sur pied d’autres traités sectoriels : il pense en particulier à l’énergie nucléaire civile, où la France a une petite avance, et aux transports. Beaucoup de proeuropéens français pensent qu’une intégration économique plus vaste est prématurée et risque de redonner du grain à moudre aux courants les plus antieuropéens, gaullistes et communistes. C’est pourtant une telle intégration qui intéresse les partenaires de la France, traditionnellement dynamiques à l’exportation : aux intérêts politiques de construire une Europe de la paix autour du tandem France-Allemagne se superpose un réel intérêt pour les entreprises allemandes performantes et celles des petits pays au marché national étriqué à voir s’ouvrir un marché européen à leur mesure.

La France va devoir s’y résoudre, convaincue qu’a défaut d’une telle construction, c’est une zone de libre-échange sans régulation qui risque de se construire, sans elle et à ses dépens. Fort heureusement, ses cinq partenaires, convaincus de la nécessité de construire la paix européenne sur le tandem franco-allemand, sont prêts à accéder à de multiples demandes françaises : outre l’inclusion des territoires d’outre-mer dans le traité, ils acceptent une longue période transitoire pour démanteler les tarifs douaniers et de programmer une politique agricole commune à laquelle seuls les Pays-Bas sont aussi vraiment intéressés.

Zoom Le traité de Rome, un traité cadre

L’article 3 prévoit, suivant des modalités et des échéances à discuter :

Pour autant, les négociations sont difficiles, les partenaires de la France hésitant à satisfaire ses exigences, et les dirigeants français à sauter le pas vers un marché commun. Dans l’Hexagone, les antieuropéens traditionnels ne sont pas les seuls à donner de la voix. Robert Marjolin, un des experts français les plus engagés dans la négociation, en témoigne : " La France était à cette époque essentiellement protectionniste. Tout mouvement vers la liberté de commerce suscitait une frayeur difficile à vaincre. " Le patronat français fait part de ses craintes (voir encadré), les multiples lobbies professionnels montent au créneau et trouvent des soutiens, y compris dans la gauche réformiste, en particulier par la voix de Pierre Mendès France, qui relaie aussi d’autres réticences : le regret, partagé par beaucoup, d’une Europe sans les alliés anglais, qui feraient contrepoids à une Allemagne trop puissante économiquement, ou la crainte, à terme, de la perte d’une partie de la souveraineté nationale en matière de politique économique.

Intérêts politiques

Un coup de pouce décisif est cependant donné par les événements internationaux. La guerre froide continue, comme c’est le cas depuis 1947, d’être un ciment puissant pour les pays d’Europe occidentale : les événements de Hongrie d’octobre 1956 viennent rappeler cette forte réalité à des Européens un peu démobilisés depuis la mort de Staline et la déstalinisation proclamée par Krouchtchev. Paradoxalement, l’intervention soviétique rassure aussi les Français, qui craignaient à terme une réunification de la République fédérale d’Allemagne (RFA) et de l’Allemagne de l’Est, la RDA, provoquant la renaissance du " danger allemand " : visiblement, l’URSS n’est pas prête à laisser une quelconque " démocratie populaire " prendre le large !

Mais surtout, l’affaire de Suez, qui voit les deux puissances coloniales européennes stoppées dans leur élan contre Nasser par les Etats-Unis et l’URSS, montre à l’évidence que chaque pays européen pris séparément est désormais bien faible sur la scène internationale. Adenauer, qui est venu à Paris le 6 novembre 1956 pour tenter d’aplanir les différends franco-allemands qui entravent la négociation, le dit sans ambages à Guy Mollet : " La France et l’Angleterre ne seront jamais des puissances comparables aux Etats-Unis et à l’URSS. Ni l’Allemagne non plus. Il ne leur reste qu’une façon de jouer un rôle décisif dans le monde : s’unir pour faire l’Europe. "

Les événements internationaux finissent même par faire passer la signature du traité au second plan. D’autant plus que l’opinion française est alors préoccupée par l’instabilité politique et les " événements d’Algérie ", en pleine bataille d’Alger. Et puis, ce traité ne paraît pas si important que cela : c’est un traité cadre dont l’application dépend de négociations futures au sein d’une complexe architecture institutionnelle et où chaque gouvernement pourra bloquer la machine.

Construire une Europe politique

Ce n’est certes pas l’opinion de ses promoteurs : s’ils ne sont pas tous d’accord sur l’architecture future de la Communauté, ils ont pleine conscience d’ouvrir une nouvelle page de l’histoire européenne. Et, dans ses grandes lignes, la voie tracée par le traité de Rome sera empruntée, non seulement par les Six, mais aussi par les nouveaux partenaires qui les rejoindront en chemin au fil des ans, tant pour des raisons politiques qu’économiques. Dans un entretien à Alternatives Economiques lors du 40e anniversaire du traité, Jacques Delors, après dix ans passés à la présidence de la Commission européenne, soulignait : " Il me semble que les objectifs majeurs des pères du traité de Rome ont été atteints. Ils souhaitaient mettre fin à soixante-quinze ans de guerre civile en Europe, jeter les bases d’une paix durable par la coopération entre les pays et améliorer la compréhension entre les peuples. "

Zoom Mendès France contre le traité de Rome

Pierre Mendès France se fait l’écho du courant protectionniste en janvier 1957 à la Chambre des députés, lorsqu’il déclare : " La France connaît de lourds handicaps dans la compétition internationale. Elle supporte des charges que les autres n’ont pas : militaires, sociales, d’outre-mer. N’oublions pas la puissance d’expansion de l’Allemagne, ses ressources, son dynamisme. Nous aurons à subir une concurrence redoutable. " On n’est pas loin de la crainte d’une Europe allemande, que les communistes n’hésitent pas à formuler. Mendès France touche aussi d’autres cordes sensibles : il déplore l’absence volontaire des Britanniques, regret partagé par le président du Conseil, le socialiste très anglophile Guy Mollet.

Il met aussi en avant la crainte d’une Europe technocratique supranationale, qu’il croit lire en filigrane dans le traité de Rome. " L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes ; soit elle recourt à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit à la délégation de ses pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique. Car au nom d’une saine économie, on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une politique, au sens large du mot, nationale et internationale. " Des arguments qui font mouche encore aujourd’hui, alors que les Etats rechignent toujours à étendre le pouvoir du niveau européen et sa légitimité démocratique.

Mais la stratégie de l’engrenage par l’économique sous-jacente au traité de Rome, stratégie que Jacques Delors a lui-même appliquée pour construire l’union économique et monétaire, a aujourd’hui épuisé ses possibilités. La mise en place de l’euro constitue le point d’inflexion : l’engrenage par l’économique a pu fonctionner jusqu’alors, mais désormais, une politique monétaire confiée à un organisme indépendant (la Banque centrale européenne) sans politique budgétaire commune ne peut suffire à gouverner l’économie. Le moment est venu où l’intégration économique, rendue encore plus complexe avec les élargissements, exige pour être bénéfique une nouvelle organisation politique de l’Union européenne, un espace démocratique à l’échelle de l’espace économique. Faute de quoi, l’Union, espace organisé, dérivera vers un grand marché ouvert au grand vent d’une mondialisation incontrôlée.

Zoom Le soutien du patronat français, une légende

Dans son Bulletin de novembre 1956, le Conseil national du patronat français (CNPF, ancêtre du Medef actuel) réclame d’abord plus d’Europe... qu’il sait politiquement impossible : " L’intégration économique qui ne serait pas précédée par l’adoption d’un degré suffisant d’unification dans le domaine monétaire et dans celui des politiques économiques ne serait qu’une tentative vouée à l’échec ; il suffit, pour éclairer cette affirmation, d’évoquer le cas d’une hausse importante et générale des salaires, décidée unilatéralement dans un des six pays. "

Un peu plus loin, en revanche, il en demande nettement moins : " Ce système [le tarif extérieur commun faisant baisser les droits de douane pour certains produits] entraînerait l’élimination de certaines grandes industries (...) ; un certain degré de protectionnisme apparaît nécessaire au départ pour permettre la constitution et l’affermissement de cette nouvelle unité. "

L’économie française était jusqu’alors très protégée et le patronat était en même temps convaincu de mener une politique sociale sans équivalent en Europe. D’où ses craintes de l’ouverture à la concurrence, qu’elle vienne des partenaires européens ou de l’extérieur. Le Marché commun sonnera effectivement l’heure de vérité : on s’apercevra de certains retards mais aussi des progrès de productivité réalisés dans de nombreux secteurs depuis dix ans ; on constatera aussi que les travailleurs français n’ont guère plus d’avantages que leurs homologues allemands ou néerlandais, bien au contraire souvent !

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