Les nouvelles frontières de la ville
L'intercommunalité limite les
Les 9 et 16 mars prochains, les Français éliront les conseillers municipaux, lesquels choisiront ensuite en leur sein le ou la futur(e) maire de leur commune. A en juger par les enquêtes d’opinion comme par les taux de participation observés lors des derniers scrutins, les élections municipales sont, avec les présidentielles et les législatives, celles qui motivent le plus les électeurs. La ville, c’est l’espace du quotidien, celui sur lequel on estime pouvoir avoir encore un minimum de prise en ces temps de mondialisation. Mais c’est aussi un espace en mutation qui n’est aujourd’hui pas toujours gouverné comme il faudrait : question d’échelle, de ressources et de contrôle démocratique.
Avec 36 351 communes, dont 21 305 de moins de 500 habitants, la France fait figure d’exception en Europe. Cette architecture communale, héritée des paroisses de l’Ancien Régime, a eu longtemps pour mérite d’assurer une bonne représentation démocratique des ruraux. Au fil du temps, elle est devenue de moins en moins adaptée aux nouvelles dimensions de la vie urbaine. L’immense majorité des habitants vit désormais dans des agglomérations, qui rassemblent un grand nombre de communes. Et les politiques de transports, de logement, de culture, de loisirs, d’adduction d’eau ou de traitement des déchets ne peuvent être conduites efficacement qu’au niveau des bassins de vie et d’emploi. C’est encore plus vrai des politiques de développement économique, devenues essentielles à l’heure du chômage de masse et de l’essoufflement des politiques nationales d’aménagement du territoire.
Faute d’oser imposer d’en haut une fusion aux communes, et à leurs élus, on s’est donc efforcé de les faire coopérer afin que les politiques soient conduites au niveau pertinent et pour mettre fin aux effets pervers de la division communale. Les différentes communes d’une même agglomération sont en effet inégales devant les charges auxquelles elles doivent faire face, comme l’est aussi la répartition des ressources fiscales.
Solidarité de proximité
La loi Chevènement de 1999, en accordant une prime fiscale aux communes qui mettraient en commun leurs ressources afin de gérer ensemble des politiques communes, a produit des effets positifs : désormais 84 % de la population française réside aujourd’hui sur le territoire d’un " établissement public de coopération intercommunale à fiscalité propre " (communauté urbaine, d’agglomération, de communes), contre 55 % au 1er janvier 1999. Les déchetteries intercommunales et les services d’urgence communs ont fleuri dans nos campagnes, tandis que, dans les grandes agglomérations, bien des grands équipements culturels, sportifs ou de transport sont désormais cofinancés par l’ensemble des communes de l’agglomération. En incitant les communes à mettre en commun leur taxe professionnelle - l’impôt payé par les entreprises -, la concurrence fiscale pour attirer les entreprises a aussi été réduite.
Pour autant, comme le montre le rapport que la Cour des comptes a consacré au bilan de l’intercommunalité en 2005, le résultat demeure mitigé. Le périmètre des regroupements est loin d’être toujours pertinent : les communes riches se sont parfois regroupées entre elles afin de bénéficier du mécanisme d’intéressement prévu par l’Etat, en refusant d’autres rapprochements qui auraient fait sens en termes de politiques urbaines (voir notre entretien page 57).
Ailleurs, les compétences mises en commun sont souvent réduites au minimum, les élus ne déléguant leur pouvoir qu’avec réticence. Ces structures demeurent également peu transparentes au plan démocratique : les oppositions municipales sont rarement représentées aux conseils des communautés et les compromis entre élus qui s’y élaborent sont trop souvent placés sous le signe du donnant-donnant et non de l’intérêt supérieur des agglomérations.
Enfin, l’essor de l’intercommunalité, parce qu’elle ne concerne qu’une part encore limitée des ressources fiscales des différentes communes, sur des espaces en outre souvent trop limités, n’a pas réellement réduit les inégalités entre communes, notamment au sein de l’agglomération parisienne (voir page 53). Aujourd’hui, près d’un tiers des impôts perçus par les communes et leurs groupements sont prélevés au bénéfice des structures intercommunales, contre 24 % en 2001. C’est mieux, mais cela reste insuffisant. D’autant que si les différences de niveau de vie entre régions ou entre agglomérations tendent à diminuer, du fait de l’importance des mécanismes de redistribution du revenu à l’oeuvre dans notre société, en revanche, comme le montre Laurent Davezies dans son dernier livre (1), les écarts constatés à une échelle plus fine, entre communes voire entre quartiers, tendent à se creuser. Certes, l’Etat, via les différentes dotations aux collectivités locales, assure un minimum de péréquation des ressources entre communes. Mais les critères qui servent de base de calcul aux différentes dotations sont tellement nombreux - longueur de la voirie, tourisme, nombre de logements sociaux, etc. - qu’au bout du compte, la redistribution entre communes riches et pauvres demeure limitée.
La décentralisation prendra enfin son sens le jour où les intercommunalités épouseront réellement les contours des bassins de vie et d’emploi et mettront l’essentiel de leurs ressources en commun. Il sera alors possible, grâce à cette extension des solidarités de proximité, de responsabiliser plus efficacement les élus et les électeurs. Il n’y a en effet pas de démocratie sans responsabilité fiscale. L’objectif n’est pas de supprimer toute solidarité nationale entre les territoires, mais de rendre les agglomérations adultes, en les contraignant à compter essentiellement sur leurs propres forces. Mais on ne pourra cependant imposer une telle règle aussi longtemps que la fiscalité locale demeurera aussi archaïque.
Fiscalité obsolète
Le deuxième enjeu pour réduire les inégalités et renforcer la démocratie locale consiste donc à moderniser l’outil fiscal. Les ressources propres des communes représentent en moyenne moins de 60 % de leurs recettes. Les principales taxes locales - ce que l’on appelle dans le jargon les " quatre vieilles " : taxe d’habitation, taxe foncière, taxe sur le foncier non bâti et taxe professionnelle - sont à la fois très coûteuses à prélever et très inéquitables dans leur répartition. Fondées sur la valeur locative des biens pour les deux premières, elles reposent sur des bases de calcul anciennes qui introduisent d’importantes inégalités entre les ménages, selon le type de logement occupé. L’Etat se refuse cependant à modifier un système archaïque issu de la Révolution française, qui lui permet de conserver pour son seul bénéfice les impôts modernes, assis sur le revenu ou la consommation.
Chacun convient de la nécessité de réformer la fiscalité locale qui pèse sur les ménages - au-delà de la quête d’une assiette miracle pour la taxe professionnelle. Reste qu’en pratique, toutes les tentatives de réforme ont avorté depuis trente ans, faute d’oser affronter les inévitables effets redistributifs qu’entraînerait un passage à une fiscalité plus moderne, c’est-à-dire corrélée au revenu. L’absence de réforme de la fiscalité locale est d’autant plus critiquable que, dans le même temps, l’Etat, pour satisfaire à ses propres objectifs de baisse de la dépense publique, réduit progressivement ses concours aux collectivités locales, alors même que leurs responsabilités ont été constamment accrues du fait des transferts de compétences issus de la décentralisation ou du retrait de l’Etat. Certes, ce transfert de compétences concerne moins les communes que les départements et les régions. Mais, les trois niveaux d’administration locale puisant dans la même assiette fiscale, comme chacun peut l’observer en consultant sa feuille de taxe d’habitation, la progression des taux d’imposition des régions ou des départements limite d’autant les marges de manoeuvre des communes.
Enfin, une plus forte démocratie locale suppose de donner une légitimité démocratique aux structures intercommunales. Un problème complexe, dans la mesure où on ne peut multiplier à l’infini les assemblées élues et que, dans le même temps, chacun est attaché au lien de proximité qu’il entretient avec son maire, y compris dans les plus petites communes. Il faudrait également en finir une bonne fois pour toutes avec le cumul des mandats, spécificité typiquement française. Le personnel politique, dans ce pays, tire rarement sa légitimité nationale de son ancrage local, mais plus souvent sa légitimité locale du pouvoir exercé au niveau national. Avoir un(e) maire ancien ministre, ou à défaut député ou sénateur, demeure le moyen de bien " plaider " la cause locale dans la capitale. C’est ainsi que nombre de maires de grandes villes de province habitent à Paris. Un comportement qui demeurera rationnel aussi longtemps que la décentralisation n’aura pas été menée à son terme. Et que les territoires ne disposeront pas des moyens nécessaires pour assumer les compétences qui leur ont été confiées.