Au bonheur des endettés

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Le retour de l'inflation n'est pas forcément une mauvaise nouvelle : si elle fait des perdants, elle fait aussi des gagnants.

La hausse des prix dans l’ensemble des pays de l’OCDE (le club des pays riches) a progressé de 3,4 % en glissement annuel*, de février 2007 à février 2008. Partout, les ordres de grandeur sont les mêmes : + 3,2 % pour la France, + 3,6 % pour la zone euro, + 4,4 % pour les Etats-Unis. L’accélération est sensible : si l’évolution des prix mesurée pour février dans la zone euro (+ 0,4 %) se maintenait à ce rythme toute l’année, le " score " final d’inflation serait de l’ordre de + 5 % !

Zoom Inflation : histoires du temps jadis

Autrefois, c’est-à-dire avant les années 80, l’essentiel des dettes perdait régulièrement de la valeur au rythme d’une inflation soutenue et plutôt croissante. Ainsi s’opérait la fameuse " euthanasie des rentiers ", appelée de ses voeux par John Maynard Keynes. Les comptes publics en France étaient régulièrement déficitaires, mais ce déficit cumulé se traduisait en milliards de francs de dettes que l’inflation allégeait année après année.

L’Etat jouait en effet un rôle déterminant dans la fixation des taux d’intérêt à long terme aussi bien qu’à court terme, par le contrôle qu’il exerçait sur l’ensemble du système bancaire et des organismes de financement à long terme. Si bien que l’inflation se révélait régulièrement plus élevée que ne coûtait l’emprunt. Les entreprises qui pouvaient s’endetter avaient intérêt à le faire pour financer leurs investissements : le produit de ce dernier progressait au rythme de l’inflation, en même temps que s’allégeait le poids de leur endettement.

Nombre de ménages ont pu, eux aussi, financer de cette manière leur logement : dans les années 70, ils empruntaient à 7 % alors que l’inflation atteignait les 10 %, si bien qu’ils faisaient payer par les victimes de l’inflation 3 points de leur endettement et qu’ils remboursaient une dette diminuée d’un dixième en pouvoir d’achat chaque année... L’inflation s’est révélée alors être un puissant facteur de financement des investissements, logement inclus.

Evidemment, ce n’est pas assuré : la hausse du prix des loyers semble en train de se calmer. Mais à l’inverse, la valorisation de l’euro vis-à-vis du dollar et de plusieurs autres monnaies (yuan chinois, yen japonais...) semble marquer le pas. Or, cette valorisation, en réduisant le coût des importations issues de ces pays ou payées en dollars (le pétrole et nombre de matières premières) pour les pays de la zone euro, a permis jusqu’ici de freiner la hausse des prix. Ainsi, entre février 2007 et février 2008, le prix du baril de brut de la mer du Nord a progressé de 65 % en dollars, mais de " seulement " 46 % en euros, puisque la monnaie européenne s’est revalorisée de 13 % vis-à-vis du dollar durant la même période 1. Si la décote du dollar devait se réduire, cela pousserait alors les prix européens à la hausse.

Une redistribution occulte des revenus

Des prix qui augmentent, c’est évidemment du pouvoir d’achat en moins pour les acheteurs en général, et plus encore pour les automobilistes. Ces derniers ont vu le prix des carburants à la pompe, au cours de la même période, progresser de 18 % (gazole) ou de 16 % (super 95). Quant aux prix des produits alimentaires, ils ont augmenté de 5,1 % (et même de 10,8 % pour les oeufs et le fromage) : pour une famille à faible revenu qui doit consacrer un cinquième de ses dépenses à la nourriture (contre 13,6 % pour l’ensemble de la population), le coût de la vie en un an a augmenté non pas de 2,8 % comme l’affiche l’Insee, mais de 3,4 %. Si cette même famille est locataire et qu’elle doit se chauffer au fioul et utiliser une voiture pour se rendre au travail, la hausse du coût de la vie peut atteindre 5 % depuis un an.

La hausse des prix par types de produits en France entre mars 2007 et mars 2008, en %

Derrière le chiffre moyen de l’inflation se cachent donc des situations très différenciées. D’autant plus que certains ont la chance de voir leurs revenus d’activité progresser au rythme de l’inflation - commerçants, artisans, réparateurs... -, parce qu’ils peuvent relever leurs prix en fonction de leurs coûts, tandis que les salariés, les retraités et les bénéficiaires de revenus sociaux, ainsi que certaines professions réglementées (taxis, médecins à honoraires conventionnés...) ne le peuvent pas. Si bien que l’inflation se traduit par une redistribution occulte des revenus au profit des premiers et au détriment des seconds. Bref, une petite partie de la population - moins d’un dixième - peut protéger ses revenus contre l’inflation, voire en profiter en gonflant les étiquettes, tandis que l’énorme majorité ne le peut pas et y perd. Mais alors, si 10 % de la population gagnent à l’inflation tandis que 90 % y perdent, en quoi la hausse des prix serait-elle une bonne nouvelle ?

Zoom Inflation : exercice de style

Rêvons un peu : imaginons que l’inflation cumulée atteigne 50 % sur la dizaine d’années à venir. Et que l’Etat parvienne dès demain à équilibrer ses comptes de sorte qu’il ne dépense pas chaque année plus qu’il ne gagne. Sa dette est composée aujourd’hui pour trois quarts de prêts à échéance de quinze ans ou plus (dont certains à échéance de... cinquante ans). Le tout à taux fixe, de l’ordre de 4 %. Celui-ci demeurera donc le même tout au long de cette période, puisqu’il ne sera pas nécessaire d’emprunter de nouveaux fonds à taux plus élevés. Le coût de la dette restera donc de l’ordre de 50 milliards d’euros chaque année. Mais le produit intérieur brut (PIB), si l’on suppose une croissance annuelle en volume (hors inflation) de 2 %, atteindrait 3 400 milliards d’euros dans dix ans. Le coût de la dette ne représenterait plus alors que 1,5 % du PIB, contre 2,7 % aujourd’hui. Et la dette s’élèverait à 35 % du produit intérieur brut, contre 64 % actuellement.

En une dizaine d’années, sans que les générations à venir soient davantage mises à contribution que celles actuelles, sans serrage de ceinture et sans sacrifice budgétaire, la dette et son coût annuel seraient ainsi allégés de 40 %. Mais, sans doute, si l’inflation s’installait durablement, bien d’autres interactions et anticipations viendraient modifier ces chiffres...

Parce que l’analyse ci-dessus oublie les patrimoines et les dettes. Or, quand il y a inflation, le poids des dettes s’allège : on est en effet amené à rembourser des euros empruntés avec des euros amputés d’une partie de leur pouvoir d’achat. A condition d’avoir emprunté à taux d’intérêt fixe. Lorsque les prix augmentent de 3,6 %, la valeur de la dette dont on est redevable diminue donc de fait de 3,6 %. Evidemment, si les taux d’intérêt auxquels cette dette a été contractée suivent la hausse des prix (taux variable), le jeu est nul : le prêteur compense par un taux d’intérêt plus élevé ce qu’il perd sur la valeur de la dette. De même, si le prêteur avait anticipé la hausse des prix et imposé un taux d’intérêt " préventif " plus élevé, le résultat sera le même. Mais, en France, les prêts à taux variable sont rares et, jusqu’à l’an dernier, les menaces d’inflation étaient jugées si peu importantes que la quasi-totalité des prêts à long terme étaient consentis à des taux relativement bas, de l’ordre de 4 % pour les prêts immobiliers.

La hausse des prix à la consommation, en % par an

En d’autres termes, les ménages endettés - et l’Etat pour ses propres emprunts - vont voir leur dette s’alléger sans que, pour autant, les taux d’intérêt pratiqués sur les anciennes dettes puissent être majorés. Ce sont eux les gagnants ! Dans le cas de l’Etat (au sens large du terme, c’est-à-dire y compris les organismes de sécurité sociale et les administrations territoriales), dont la dette atteint désormais 1 210 milliards d’euros (fin 2007), le gain sera cette année de l’ordre de 25 milliards d’euros, voire davantage si l’inflation s’accélère encore. Car, au lieu de se déprécier de 1,6 % (perte de valeur de l’euro du fait de l’inflation) comme prévu, le volume de dette se dépréciera de 3,6 % (voire davantage). Pour les ménages endettés, le gain sera de l’ordre de 18 milliards d’euros (2 points sur un endettement d’environ 900 milliards d’euros).

Un coût social, politique et économique

Certes, tout cela a aussi un coût. Social, d’abord, puisque l’inflation opère une redistribution silencieuse au détriment de ceux dont les revenus ne peuvent être réévalués en même temps que les prix et de ceux qui, trop pauvres pour s’endetter, ne peuvent voir leurs emprunts s’alléger. Un coût politique, ensuite, puisque l’Etat peut être accusé, non sans raison, de gagner à l’inflation : ses recettes progressent au rythme de l’inflation 2, en raison de la prédominance des impôts indirects indexés de fait sur les prix, tandis que sa dette s’allège au rythme de l’inflation et le coût de son endettement au rythme de l’écart entre inflation réalisée et taux d’intérêt sur les emprunts en cours. Un coût économique, enfin, parce que chacun - salarié, chef d’entreprise, créancier... - cherche à se prémunir contre la hausse des prix et s’efforce de l’anticiper. Les uns en augmentant leurs prix ou leurs exigences pour prêter, les autres en réclamant des augmentations de salaires, d’abord correctrices, ensuite préventives. La dynamique inflationniste s’enclenche alors et tend plus facilement à s’accélérer qu’à se ralentir.

Est-ce le scénario qui nous attend ? La Banque centrale européenne le craint et demeure donc le doigt sur la gâchette des taux d’intérêt, prête à les augmenter. Mais, en même temps, elle hésite, et les autres banques centrales avec elles, parce que la flambée des prix se produit au moment même où la crise financière américaine menace l’économie mondiale d’un sérieux ralentissement : un coup de frein supplémentaire sous forme de hausse des taux d’intérêt risquerait fort de déclencher la crise économique tant crainte, en dissuadant les entreprises comme les ménages d’emprunter pour financer leurs projets d’investissement ou d’achats de biens durables.

Si bien que l’inflation mondiale risque fort de s’accélérer encore un peu, et cela même si les prix du pétrole et des matières premières ne progressent plus. Ce qui accrédite, au moins pour l’année en cours, la probabilité d’une hausse des prix de l’ordre de 5 %, en France comme dans le reste du monde. Si cela devait durer, ce serait une bonne nouvelle pour tous ceux qui se sont endettés ces dernières années. Et pour les générations à venir, qui n’auront pas à payer autant que ce qu’elles craignaient pour rembourser la dette publique. Mais, en attendant, les fins de mois de la plupart des ménages risquent de devenir plus difficiles.

  • 1. On peut vérifier que 1,13 x 1,46 = 1,65. L’effet change a donc permis de réduire d’un cinquième l’effet prix.
  • 2. Deux points d’inflation de plus que prévu gonflent les recettes de TVA et de taxe sur les produits pétroliers de 3 milliards d’euros. Mais, à l’inverse, les traitements des fonctionnaires, les pensions et les remboursements de cotisations sociales progressent également...
* En glissement annuel

Augmentation constatée par rapport au même mois de l'année précédente. A ne pas confondre avec l'évolution en moyenne annuelle, qui prend en compte les hausses de chaque mois, chacun comptant pour un douzième du total, ce qui tempère les hausses récentes.

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