TF1, la fin d’un modèle

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Après vingt ans de domination sans partage, l'empire TF1 peine à s'adapter aux nouvelles configurations du marché audiovisuel.

Tassé dans un coin près de la sortie de secours, avec ses meubles en kit et sa moquette bleu électrique, le stand de TF1 international au MIP-TV, le grand marché des programmes qui se tenait à Cannes le mois dernier, apparaissait bien modeste, comparé à la débauche de moyens déployés par les grands networks américains et européens comme CBS et la BBC. Pas vraiment ce qu’on attendrait de la première chaîne d’Europe. Une hôtesse de la Une assurait pourtant : " Julie Lescaut fait un malheur au Japon et Ushuaïa se vend très bien à l’international ", mais sans Nicolas Hulot, précisait-elle, dont le " style " ne passe pas à l’étranger. Des propos qui masquent mal la déprime qui gagne la chaîne depuis quelques mois : panne de créativité, audiences qui dévissent, concurrence accrue de la TNT, des télécoms et d’Internet. TF1 prend la révolution numérique de plein fouet et voit remis en cause le modèle qui lui a permis de dominer depuis vingt ans le paysage audiovisuel français.

En novembre dernier, la Une est passée pour la première fois sous le seuil symbolique des 30 % de part d’audience, selon Médiamétrie, et n’est pas parvenue à redresser la barre depuis. Elle est même tombée à 27,5 % en février, contre 31 % un an plus tôt. Un dévissage qui signe l’échec de la stratégie de Nonce Paolini, nommé directeur général de la chaîne en mai 2007 pour remplacer Patrick Le Lay et Etienne Mougeotte, le tandem exécutif de choc qui la dirigeait d’une main de fer depuis sa privatisation en 1987.

La priorité du nouveau patron de TF1 était claire : surtout ne pas bousculer le modèle, certes fatigué mais encore très rentable, qui a permis à TF1 de régner sans partage - et sans équivalent à l’étranger - sur les audiences et le marché publicitaire français depuis vingt ans. Pour renouveler ses grandes fictions vieillissantes telles que Navarro, Julie Lescaut ou les Cordier, la chaîne a donc poursuivi la politique engagée depuis trois ans, consistant à cloner des séries américaines à succès. Mais avec R.I.S., copie à peine déguisée des Experts, puis Paris, enquête criminelle, calqué sur Law and Order, les ratages ont succédé aux demi-succès. Jusqu’au four de L’Hôpital, copié sur Grey’s Anatomy en septembre dernier. Dans la foulée, Nonce Paolini a déclaré vouloir que sa chaîne " crée des produits avec une identité plus forte ". La tâche ne sera pas aisée, car la Une n’a guère d’expérience en la matière : toute à son souci de construire les audiences les plus larges, notamment auprès de la fameuse " ménagère de moins de 50 ans ", elle exerçait jusqu’ici un contrôle très poussé sur la production de ses fictions. Ce qui naturellement pousse plus au formatage qu’à l’audace.

En attendant, TF1 en a été réduit ces derniers mois à augmenter les rations de séries américaines à l’antenne, programmant jusqu’à trois fois Les Experts en une semaine ! De manière plus discrète, la chaîne s’est également engagée dans un lobbying auprès des pouvoirs publics afin que ses obligations de production soient revues à la baisse. Comme M6, TF1 doit en effet investir chaque année au minimum 16 % de son chiffre d’affaires net de l’année précédente dans la production d’oeuvres audiovisuelles françaises. Et diffuser 120 heures d’oeuvres inédites européennes ou françaises en prime time, c’est-à-dire en première partie de soirée. Un niveau que la direction de TF1 juge " intenable " dans le livre blanc confidentiel qu’elle a transmis à l’Elysée fin 2007 et dont le contenu a filtré dans la presse 1. Ajouté aux 3,2 % de son chiffre d’affaires qu’elle doit affecter au financement du cinéma, ce sont 392 millions d’euros au total que la chaîne a consacrés à la production française en 2007.

Zoom Télé publique : le casse-tête de la pub

La Commission sur " la nouvelle télévision publique " aurait dû remettre son rapport le 31 mai, elle a finalement obtenu un délai supplémentaire jusqu’au 25 juin. La mise en musique de l’annonce surprise du président de la République, le 8 janvier dernier, de la suppression de la publicité des écrans de la télévision publique s’avère un véritable casse-tête. Aux dernières nouvelles, la publicité devrait être supprimée " par étapes " entre 2009 et 2011. Reste à savoir si cela se fera d’abord après 20 heures uniquement, ou chaîne après chaîne. Et surtout, à régler la question du financement. Pour pallier la perte des 830 millions d’euros de recettes publicitaires de France Télévisions, faut-il taxer les pubs des chaînes privées ? Cris d’orfraie de TF1 et M6 qui redoutent d’être perdantes, si la durée autorisée de publicité sur leurs antennes n’augmente pas. Ou bien faut-il augmenter la redevance, l’une des plus basses d’Europe (116 euros par an) ? Ce serait contraire à la promesse de Nicolas Sarkozy. Et peut-on vraiment ne rien faire pour les sociétés de production de l’audiovisuel et du cinéma, qui anticipent des années difficiles avec la baisse du volume du financement en provenance des chaînes de service public, puisque celui-ci est lié à leur chiffre d’affaires, donc à leurs recettes publicitaires ? La surprise présidentielle pourrait bien au final ne faire plaisir à personne.

Le raisonnement de la direction de TF1 est simple : pourquoi continuer à débourser autant pour des fictions dont le public se désintéresse (1,3 million d’euros pour produire chaque épisode de L’Hôpital) quand l’achat des droits de diffusion d’une série à succès (200 000 euros pour chaque épisode des Experts) lui revient bien moins cher ? Cette volonté de la chaîne inquiète depuis des mois les sociétés de production.

Ces accidents industriels répétés dans la fiction sont d’autant plus alarmants que les programmes de divertissement déçoivent eux aussi : la locomotive Star Academy, qui vient d’achever sa septième saison, voit son audience s’éroder, tandis que l’émission quotidienne de l’animateur Sébastien Cauet, La Cauetidienne, sur laquelle TF1 avait fondé beaucoup d’espoirs, n’a jamais trouvé son public ; elle a été arrêtée subitement après trente numéros. Cette série noire s’est soldée début mars par le départ du directeur général adjoint de la chaîne chargé des programmes, Takis Candilis, pilier de la Une depuis neuf ans.

L’essor du numérique

Pour le malheur de TF1, les déboires de sa programmation ont coïncidé avec la montée en puissance de la TNT (la télévision numérique terrestre), à laquelle Patrick Le Lay et Etienne Mougeotte n’avaient pas cru lors de son lancement en 2005. Trois ans plus tard, plus d’un tiers des ménages sont équipés d’un adaptateur pour la recevoir. Après un démarrage lent, l’audience des petites nouvelles de cette TNT (TMC, Direct 8, W9, NRJ12, etc.) s’est envolée l’an passé : elle a dépassé les 10 % en février dernier, soit plus du double qu’un an plus tôt. Toutes les grandes chaînes généralistes, et pas seulement TF1, font les frais de cette percée. Y compris M6 : l’ex-" petite chaîne qui monte " est désormais la moyenne qui descend, passée de 12,6 % de part d’audience en janvier 2007 à 10,8 % un an plus tard. Ces décrochages entraînent la chute du cours de leurs actions : celle de M6 a atteint en mars son niveau le plus faible depuis cinq ans, tandis que celle de TF1 n’avait pas plongé aussi bas depuis neuf ans.

On n’observe cependant pas encore de bouleversement sur ce qui reste le nerf de la guerre dans l’audiovisuel et permet de monétiser les audiences : les recettes publicitaires. Celles-ci ont certes progressé de 120 % en 2007 sur les chaînes de la TNT, selon l’institut d’études TNS Media Intelligence, pour atteindre 6 % des dépenses totales des annonceurs consacrées à la télévision, mais ce sont surtout France 2 et France 3 et... les radios, qui en ont fait les frais. Le chiffre d’affaires publicitaire de TF1 est resté stable en 2007 et la chaîne a continué de ratisser 55 % des investissements des annonceurs. " TF1 continue de bénéficier de la prime au leader sur le marché français : sa part d’audience se traduit automatiquement par une part supérieure des investissements publicitaires ", observe Laurence Meyer, du cabinet d’études international Jupiter Research, spécialisé dans l’économie numérique. Mais pour combien de temps encore ?

Pas étonnant, dans ces conditions, que la suppression de la publicité sur les chaînes de service public (voir encadré) ait été une des revendications phares du fameux livre blanc secret de TF1. L’éviction de France Télévisions de ce marché viendrait à point nommé pour TF1 et M6 si, dans le même temps, elles sont autorisées à accroître le temps de publicité sur leurs antennes, comme le prévoit la directive européenne sur les services audiovisuels, qui devrait être transposée en 2008. Rien qu’avec la suppression de la pub des écrans de France Télévisions après 20 heures, TF1 pourrait récupérer 150 millions d’euros de recettes supplémentaires, et M6 60 millions d’euros, selon le cabinet de conseil Zenith Optimedia.

Les menaces venues d’Internet

Mais il est une autre concurrence qui menace et le gagne-pain et la raison d’être même de TF1 : Internet et la téléphonie mobile. Internet capte une part croissante des investissements publicitaires ; le réseau mondial est en train de dépasser la radio pour devenir le troisième support média derrière la presse et la télévision. Ces nouveaux agrégateurs d’audience que sont les moteurs de recherche captent entre la moitié et les deux tiers de la manne publicitaire sur le Net. Soit 4,5 milliards d’euros en Europe en 2007 et 595 millions rien qu’en France, selon le cabinet Forrester, qui prévoit que ce montant dépassera 8 milliards d’euros en 2012 au niveau européen et 1,5 milliard en France.

La raison d’un tel engouement ? Au delà de l’audience croissante du média, " la publicité en ligne possède l’avantage majeur de permettre de mesurer son impact et de cibler avec une acuité inédite les consommateurs ", affirme Mary Beth Kemp, analyste senior chez Forrester. Les liens sponsorisés sont un magnifique outil qui fait aujourd’hui la fortune de Google : ils sont nécessairement adaptés à leur cible, puisque c’est la recherche de l’internaute qui les commande. " Internet permet également de transformer avec une simplicité inédite l’intérêt du consommateur pour le produit, éveillé par la publicité, en acte d’achat ", ajoute Mary Beth Kemp. Simple comme un clic sur une bannière. Avec le développement du haut débit, Internet concurrence également de plus en plus la télévision dans son métier de diffuseur de contenus audiovisuels. En décembre 2007, dix milliards de vidéos ont été visionnées sur Internet selon e-Marketer, cabinet d’études des marchés Internet, trois fois plus qu’il y a deux ans. Les trois quarts des internautes se servent ponctuellement de leur PC comme d’un écran de télé. Une tendance qui bouscule l’organisation du secteur audiovisuel, jusque-là industrie de masse et de flux.

Désormais, c’est à chacun ses programmes et quand il le veut. Pour s’adapter à cette nouvelle donne, les chaînes de télé se lancent les unes après les autres dans la catch-up TV : ce système permet de rattraper sur Internet les programmes qu’on a loupés à la télé. M6, Arte ou Canal+ (uniquement pour ses abonnés) proposent depuis peu de revoir gratuitement une partie de leurs programmes sur le Web. TF1, quant à elle, continue plutôt à miser sur la vidéo à la demande (VOD), c’est-à-dire payante, et revendique 400 000 clients et 2 millions d’euros de chiffre d’affaires, bien que ce système semble peiner à décoller partout ailleurs. " C’est vrai que la catch-up TV gratuite pose un problème de financement aux télévisions, analyse Laurence Meyer. Mais toutes ces stratégies sont avant tout défensives : elles visent à renforcer la marque et à récupérer les audiences perdue. "

L’industrie télévisuelle est également très mal à l’aise avec le développement du phénomène de l’user generating content : les contenus vidéo produits par les internautes, particulièrement les plus jeunes, en plein essor sur les blogs et des sites comme Youtube ou Dailymotion, captent une audience croissante. TF1 a porté récemment sa participation à 35 % dans le deuxième site français de blogs, Overblog, tout comme dans le site communautaire Nomao. Histoire d’occuper le terrain, parce que personne ne sait encore comment monétiser ces audiences, les annonceurs restant très réticents à placer des publicités à côté de contenus qu’ils ne maîtrisent pas.

Les nouveaux contenus de la téléphonie

Dernière menace pour TF1 et ses consoeurs : la concurrence croissante des fournisseurs d’accès à Internet et des opérateurs de télécoms. Les premiers proposent déjà de la vidéo à la demande, via leurs box. Les seconds commencent à mettre la fourniture de contenus pour télévision mobile au coeur de leur développement. Canal+ se trouve ainsi directement menacée par l’initiative de France Télécom annoncée le mois dernier : la création d’Orange cinéma séries, un service de télévision payante destiné à être visible sur écran télé, PC ou mobile, et alimenté en séries et en films inédits grâce à des accords signés avec le studio Warner et la chaîne américaine HBO.

Répartition des recettes publicitaires en 2007, en millions d’euros, et parts de marché, en %
Evolution des recettes publicitaires 2006-2007, en %

Cette nouvelle concurrence est d’autant plus redoutable pour les chaînes de télévision que les opérateurs comme Orange disposent d’une base d’abonnés considérable, qui leur permet d’amortir les investissements dans les contenus. Leur crainte, c’est de ne plus pouvoir suivre l’inflation des coûts d’achat des programmes. A cet égard, les enchères pour les droits de retransmission des matchs de football de la Ligue 1, remportées en février par Orange au nez et à la barbe de TF1, n’augurent rien de bon pour elles...

  • 1. Voir en particulier Les Echos du 7 mars 2008.

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