Dossier

Le monde a changé de base

7 min

Il ne s'agit pas de " liquider " 68, mais de prendre appui sur son héritage pour penser les défis d'aujourd'hui. Sans aigreur, sans nostalgie et sans oeillères.

Mai 68 ! L’anniversaire fait la une des journaux, nourrit les débats télés et remplit les librairies. Rien d’étonnant : ceux qui l’ont vécu sont encore là pour en parler et s’offrir au passage un petit moment de nostalgie. D’où ce grand battage médiatique auquel votre mensuel préféré n’échappe pas, d’autant que son directeur fut lui-même un acteur, fort modeste certes, mais un acteur tout de même, de ces fameux événements de mai.

Pour traiter de 68, il faut éviter trois écueils : le premier, c’est précisément de céder à la nostalgie. Tout était forcément mieux quand on avait 20 ans, avec la vie devant soi. Normal, nous étions une génération chanceuse, née après la Seconde Guerre mondiale et trop jeune pour partir en Algérie. Le plein-emploi était au rendez-vous et le sida ne l’était pas. Nous voilà désormais au seuil des 60 ans. Il nous reste quelques regrets (ceux qui disent l’inverse sont des menteurs) et un futur qui rétrécit. Pour ceux qui ont eu la chance de ne pas devenir aigris, qui s’amusent sans trop de honte de certaines bêtises qu’ils proféraient à l’époque mais demeurent fidèles à quelques valeurs, il reste à ne pas mythifier le passé et à prendre la mesure du changement du monde. Mai 68 a laissé des traces, mais le monde a continué à tourner et pas nécessairement dans le sens où les soixante-huitards l’attendaient.

Berlin, San Francisco, Mexico et Prague

Le second écueil serait de faire des événements de Mai 68 une exception française. Certes, cet enchaînement étonnant entre une révolte étudiante et un mouvement de grève générale des salariés a été spécifique à la France. Il n’a eu sans doute d’équivalent que le mai rampant que connut l’Italie à l’automne de la même année. Mais pour l’essentiel, Mai 1968 est d’abord un symptôme des transformations qui touchent à cette époque toutes les grandes démocraties de marché. Un révélateur des contradictions de la condition humaine moderne, après vingt ans de croissance industrielle et d’urbanisation. Des contradictions exacerbées par dix ans d’un gaullisme qui modernise l’économie à marche forcée, mais qui n’écoute guère la société.

Les revendications libertaires qui s’expriment alors - libération sexuelle, refus des normes salariales et des normes de consommation fordistes - sont la conséquence même de la libération des individus, par le capitalisme, de leurs vieux attachements culturels : le droit à la libre expression s’affirme face aux disciplines imposées par l’école républicaine ; le droit pour chacun, à commencer par les femmes, à disposer de son corps qui s’affirmera peu après, s’oppose aux normes natalistes imposées par ce même Etat en quête de puissance et par des appareils religieux en quête de soumission de la part de leurs croyant(e)s.

Le militantisme étudiant, à la différence des formes de mobilisation sociale antérieures, qui avaient jusqu’alors toujours marié des aspirations universalistes à un ancrage profond dans des solidarités communautaires souvent locales, situe d’emblée ses aspirations et son sentiment d’appartenance à un niveau universel. L’aspiration à la liberté et à l’autonomie récuse et l’ordre ancien et le cadre national. Cette aspiration s’exprime dans le même temps à Berlin, à Paris et à San Francisco. Mais aussi à Mexico et à Prague, où elle est, dans les deux cas, réprimée tragiquement. Notre communauté, c’était déjà le monde, même si la vision que nous en avions était rêvée. L’affirmation qui suivra d’un droit à la différence, loin d’être une revendication communautariste anti-républicaine, traduira d’ailleurs la nécessité d’inventer un universalisme humaniste, à la Lévi-Strauss (Claude et non les pantalons en toile de Nîmes), qui puisse répondre aux attentes d’une société où se côtoient désormais des individus aux histoires multiples.

La fin des vieux rêves

Le troisième écueil serait de ne pas voir à quel point le monde a depuis radicalement changé. Les problèmes auxquels nous sommes désormais confrontés n’ont plus grand-chose à voir avec ceux de la fin des années 60. Nombre de soixante-huitards partageaient encore le vieux rêve communiste, même s’ils critiquaient les conditions de sa mise en oeuvre en URSS. Ils croyaient possible l’avènement d’une société réconciliée avec elle-même, où la révolution aurait mis fin à la division du social. Nous sommes pour la plupart devenus libéraux. Pas au sens économique du terme : notre libéralisme récuse le libéralisme du tout-marché, incapable de penser la société en tant que telle, incapable de penser que le vivre ensemble puisse résulter d’autre chose que de la seule analyse d’un rapport coût/avantage individuel. Il trouve plutôt ses racines dans la critique radicale des totalitarismes du siècle passé, à la suite d’une Hannah Arendt ou d’un Claude Lefort. Une continuité bien exprimée par le cheminement d’un Daniel Cohn-Bendit. Ou par l’itinéraire d’un Pierre Rosanvallon, plus que jamais habité par l’obsession du collectif, par la recherche des conditions qui peuvent fonder la démocratie politique, d’instituer le lien social.

La gauche soixante-huitarde croyait à la croissance. Le capitalisme était plus contestable par les inégalités de patrimoine et de revenu qu’il engendrait - et qu’il engendre encore - que pour la course productiviste qu’il entretenait alors avec le socialisme réel. Ce n’est que progressivement, à partir des années 70, que nous avons pris conscience que nous vivions dans un monde fini. Le rêve socialiste d’une société où les conflits sociaux auraient été d’autant plus facilement bannis que la rareté serait éradiquée est alors tombé dans les poubelles de l’histoire. A l’utopie communiste s’est substitué l’espoir d’une société plus douce à ses membres, par une démocratie renouvelée, et l’adoption de modes de vie plus économes, afin d’habiter durablement un monde aux ressources limitées. L’espoir prométhéen d’une humanité dominant l’univers, hérité des Lumières, semblait hier pouvoir donner un sens à une vie rendue absurde par la mort de Dieu. Il a finalement buté sur les limites de la croissance.

Démocratie et développement durable

En 68, enfin, nous pensions que la domination de l’Occident était indépassable. Certes, nous descendions dans la rue pour manifester notre solidarité avec les peuples du Sud en lutte pour leur libération nationale, à commencer par le peuple vietnamien. Mais, au fond de soi, chacun était alors persuadé que ces pays étaient bien incapables d’accéder à notre niveau de développement, sauf à rompre radicalement tout lien avec les pays riches, du fait des relations inégales que ceux-ci leur imposaient.

Aujourd’hui, le socialisme réel est mort et enterré et le tiers monde a disparu. Nous avons appris le mot mondialisation. Le sous-développement demeure une réalité dramatique, mais des pans entiers de l’humanité se sont intégrés à l’économie mondiale tout en sachant défendre leurs intérêts. Une poignée de petits pays asiatiques d’abord, puis désormais les deux géants démographiques que sont la Chine et l’Inde. Alors que dans les années 60 les inégalités régressaient au sein des pays riches tout en s’accroissant entre riches et pauvres au niveau mondial, nous voyons désormais les inégalités se creuser au sein des nations et régresser entre celles-ci, préfigurant un nouvel ordre mondial.

Que reste-t-il de nos amours ? Quarante ans ont passé. Certains sont revenus de tout, d’autres ont tenté de conserver ce qu’il y avait de meilleur dans le mouvement : la remise en cause de l’autorité quand elle n’est pas légitime, le souci d’une égalité qui ne soit pas négation de la diversité, le goût pour un débat démocratique qui ne soit pas écrasement des minorités... Des vertus plus que jamais nécessaires à l’heure de la mondialisation et de la nécessité impérative de trouver, autrement qu’en paroles, les voies d’un développement durable.

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