La charrue avant les boeufs

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Pour que les sanctions soient acceptables, de nombreuses conditions devraient être réunies.

Faut-il condamner la volonté du gouvernement d’accélérer le retour des chômeurs à l’emploi ? En théorie, non. La France demeure caractérisée par un faible taux d’emploi en comparaison de certains de ses voisins européens. Il est de l’intérêt de l’économie comme des demandeurs d’emploi que ceux-ci soient rapidement remis au travail s’il existe des emplois disponibles. Ce sont là les bases mêmes de cette fameuse flexisécurité dont on nous rebat les oreilles.

Reste que, pour que le principe soit acceptable par tous, il faut que l’organisation du marché du travail - les conditions de l’appariement entre l’offre et la demande d’emploi - soit satisfaisante. Dit autrement, que les éventuelles sanctions imposées aux demandeurs d’emploi qui s’installeraient dans le chômage indemnisé aient pour contrepartie de solides garanties en termes d’indemnisation, d’accompagnement dans leur recherche d’emploi, de formation et de qualité des emplois offerts, comme l’explique l’économiste François Eymard-Duvernay (voir notre entretien page 11). Et sur ce plan, le gouvernement a mis, à l’évidence, la charrue avant les boeufs.

L’indemnisation des chômeurs en mars 2008

En matière d’indemnisation, la France demeure un pays où l’assurance chômage n’assure de manière satisfaisante que les personnes les moins exposées au chômage : les cadres disposant de plusieurs années d’ancienneté et susceptibles de retrouver aisément un emploi 1. Si vous êtes jeunes ou si vous n’avez occupé que des emplois précaires pendant quelques mois, pas question d’accéder à l’indemnisation, ni d’ailleurs aux allocations de solidarité, revenu minimum d’insertion (RMI) ou allocation spécifique de solidarité (ASS). Pour bénéficier du RMI, il faut avoir plus de 25 ans (sauf si l’on a un enfant à charge). Et pour toucher l’ASS, il faut avoir travaillé cinq ans au cours des dix dernières années, ce qui est rarement leur cas. Résultat : bien que le chômage soit désormais officiellement revenu à 7,5 % de la population active, seuls 48,2 % des chômeurs sont indemnisés par l’assurance chômage. Moins d’un sur deux !

Et le bénéfice de cette indemnisation est bien mal réparti. En bonne logique assurantielle, l’indemnisation est proportionnelle au salaire antérieur. Dit autrement, que vous soyez cadre supérieur ou smicard, et à condition d’avoir cotisé un nombre de mois suffisants (voir tableau), vous touchez 57,4 % de votre salaire antérieur. Certes jusqu’à un plafond de 5 642 euros, mais ce montant est bien supérieur à celui observé chez la plupart de nos voisins. Résultat : les personnes les plus victimes du chômage perçoivent de très faibles revenus de remplacement, tandis que les hauts salaires, plus mobiles, perçoivent de solides indemnités.

Côté formation, là encore, tout reste à faire. La loi Fillon de 2004 sur la réforme de la formation professionnelle n’a pas résolu la tare majeure du système français : la formation professionnelle continue profite d’abord aux salariés les plus qualifiés, ceux dont les entreprises souhaitent développer la qualification, parce qu’ils occupent des postes de cadres ou de techniciens qui jouent un rôle stratégique dans les savoir-faire de l’entreprise. En revanche, les salariés les moins qualifiés, spécialisés dans des tâches souvent répétitives, ne bénéficient guère de la formation qui leur permettrait d’évoluer ou d’accéder à un autre emploi, dans un contexte où une part croissante des emplois est offerte par les petites et moyennes entreprises.

La qualité des emplois en question

Enfin, reste la qualité des emplois proposés. Le gouvernement parle de tensions sur le marché du travail et n’hésite pas à affirmer que près de 450 000 offres seraient insatisfaites. Encore faut-il s’entendre sur les mots. S’il existe effectivement des métiers où des tensions se manifestent, il ne faut pas exagérer le phénomène. La crise du logement n’empêche pas que des milliers d’appartements ou de pavillons ne trouvent pas preneurs sur le marché de l’immobilier, tout simplement parce que leurs propriétaires en demandent un prix sans rapport avec l’état réel du marché.

Sur le marché du travail, la situation n’est pas très différente. De nombreux employeurs, habitués par des décennies de chômage de masse à recruter aisément des personnes expérimentées, au comportement irréprochable et acceptant des contrats à durée déterminée (CDD) mal rémunérés, se plaignent de ne pas trouver chaussure à leur pied. Mais qui est responsable de cette situation ? Les chômeurs ou les employeurs qui, de leur côté, devraient aussi faire des offres réellement valables et s’adapter à la main-d’oeuvre disponible, quitte à la former ou à faire évoluer le contenu du poste ?

Un service public de l’emploi digne de ce nom devrait précisément faire un vrai travail d’appariement des offres et des demandes et non se contenter d’imposer aux demandeurs d’emploi, à coup de sanctions, d’accepter les offres disponibles aux conditions imposées par les employeurs. " Le gouvernement n’a décidément rien appris du fameux modèle danois, qui n’a pas eu besoin de graver dans le marbre du code du travail l’offre raisonnable d’emploi pour rétablir l’équilibre de son marché du travail. Car cette question ne peut relever que d’une négociation entre le demandeur d’emploi et son conseiller dans le cadre d’un programme personnalisé construit conjointement ", explique Carole Tuchszirer, chercheuse au Centre d’études de l’emploi 2.

Agir sur l’accompagnement des chômeurs

L’accompagnement de qualité des chômeurs est encore insuffisamment assuré puisque les rendez-vous mensuels avec l’ANPE ne sont actuellement mis en place qu’au quatrième mois de chômage. Mais il faudrait aussi agir auprès des branches professionnelles pour rendre plus homogènes les conditions d’emploi. C’est en effet une nécessité pour parvenir à une mobilité acceptée et non redoutée par les demandeurs d’emploi, comme c’est le cas aujourd’hui.

Premier problème : les écarts de salaires et d’avantages sociaux entre grandes et petites entreprises ; ils demeurent considérables pour un même type d’emploi. Certes, il existe dans la plupart des branches d’activité des conventions collectives prévoyant un minimum salarial pour chaque qualification, mais ces minima sont souvent tellement bas que les salaires de marché réels sont très supérieurs, ce qui ne les empêche pas de varier fortement selon les entreprises. Or, le gouvernement n’a rien prévu pour changer cet état de fait au-delà des déclarations d’intention affichées.

Même constat au niveau des statuts : l’accord sur la modernisation du marché du travail n’a pas bouleversé les règles du contrat de travail ni pour le pire ni pour le meilleur. Si le contrat à durée indéterminée (CDI) demeure la forme dominante d’emploi, les CDD et l’intérim vont pouvoir continuer à prospérer. Du coup, le fait d’être obligé d’accepter toute offre dite " raisonnable " d’emploi va conduire bien des salariés à devoir accepter des emplois plus précaires et moins bien rémunérés, pour autant qu’ils soient à peu près en phase avec leurs compétences. En contraignant les salariés à accepter les offres telles qu’elles sont formulées par les employeurs, le projet gouvernemental va peser sur les conditions de négociation entre employeurs et salariés au profit des premiers.

Le gouvernement explique qu’il ne fait que s’aligner sur les autres pays européens. C’est vrai. A ceci près que cela fonctionne de manière fort différente d’un pays à l’autre. En Europe du Nord, par exemple, où les salaires et les statuts sont relativement homogènes, il y a une logique à imposer un retour à l’emploi, puisque les offres disponibles sont le plus souvent réellement convenables. En revanche, dans les pays où le marché du travail a été libéralisé et où statuts et salaires sont historiquement très hétérogènes, comme c’est le cas au Royaume-Uni, les sanctions favorisent une mobilité descendante : les salariés se trouvent contraints d’accepter des emplois toujours plus mal rémunérés, ce qui conduit d’ailleurs certains d’entre eux à se retirer du marché du travail.

Au final, la réforme proposée " fait porter sur la seule personne du salarié la responsabilité de sa réinsertion professionnelle, là où précisément l’accord sur la modernisation du marché du travail du 11 janvier dernier tendait à en faire une responsabilité partagée ", conclut Carole Tuchszirer. Les partenaires sociaux avaient alors décidé de placer les questions de formation et d’accompagnement des chômeurs sur l’agenda de la négociation sociale. L’initiative gouvernementale constitue donc un retour en arrière, en considérant implicitement que le chômage est volontaire et non la résultante de l’état conjoncturel et structurel de l’économie.

Les mesures annoncées vont contraindre les chômeurs à accepter les emplois disponibles, indépendamment de leur statut comme de leur niveau de salaire. Ceux qui n’accéderont qu’à des temps très partiels mal rémunérés pourront se consoler en espérant bénéficier, à terme, du revenu de solidarité active (RSA), s’il est un jour généralisé et pas seulement réservé aux allocataires de minima sociaux 3... En attendant, la promesse de la campagne présidentielle qu’on allait " travailler plus pour gagner plus " pourrait bien se muer en " travailler plus pour gagner moins " pour de nombreux demandeurs d’emploi.

  • 1. Voir " comment la France (mal)traite ses chômeurs ", Alternatives Economiques n° 250, septembre 2006, accessible dans nos archives en ligne.
  • 2. Voir " L’offre valable d’emploi, l’éternel retour " sur le blog de Carole Tuchszirer sur www.alternatives-economiques.fr/blogs, publié le 29 avril 2008.
  • 3. Martin Hirsch souhaite que le RSA soit accessible à tous les travailleurs pauvres, mais cette éventualité est peu probable, au vu du budget restreint que le gouvernement souhaite consacrer au dispositif (voir page 23).

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