Le grand écart des politiques monétaires

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Face à la crise financière, les banques centrales américaine et européenne ont réagi de façon opposée. Un manque de concertation qui risque de coûter cher à la zone euro.

Au début des années 50, l’économiste néerlandais Jan Tinbergen énonçait une règle qui allait devenir fameuse : pour pouvoir atteindre ses buts, une politique économique doit disposer d’autant d’instruments qu’elle a d’objectifs. Ce qui est vrai de la politique économique dans son ensemble l’est aussi de la politique monétaire en particulier. La chose ne poserait pas de problème si, comme c’est le cas traditionnellement, la politique monétaire était uniquement investie de la préservation de la stabilité des prix, la politique budgétaire assumant par ailleurs la régulation de l’activité. Cette simple division des tâches n’est cependant plus de mise dans nombre de pays, où le niveau élevé de la dette publique et le vieillissement des populations ont imposé une orientation structurellement restrictive aux politiques budgétaires. A quoi s’ajoute le fait que les délais importants d’élaboration et d’impact du budget de l’Etat ont fini par discréditer la fonction conjoncturelle de cette politique.

Du coup, l’essentiel du pilotage à court terme de l’activité et des prix incombe dans la plupart des pays aux banques centrales. Or celles-ci disposent essentiellement d’un seul instrument : le taux d’intérêt. La règle de Tinbergen ne peut dès lors être respectée que dans le cas très particulier où les deux objectifs de croissance et de stabilité des prix ne sont pas antinomiques. Ou encore lorsque des forces structurelles, telle l’intensification de la concurrence internationale, exercent une pression permanente sur le taux d’inflation. Lorsque ces conditions sont réunies, comme dans les années 60 ou 90, l’efficacité de la politique monétaire est maximale.

Des différences objectives

Le choc inflationniste provoqué par la flambée récente des cours du pétrole et des matières premières bouleverse toutefois les données du problème. Survenant dans la foulée du choc déflationniste que constitue la crise des subprime, il place les banques centrales devant un dilemme inédit depuis les années 70 : fermer les yeux sur l’accélération de l’inflation et soutenir l’activité en baissant les taux d’intérêt, à l’image de la Réserve fédérale (Fed) aux Etats-Unis, ou tenter au contraire de parer aux risques de dérapage inflationniste en relevant les taux, comme l’a fait la Banque centrale européenne (BCE) au mois de juillet, au risque d’aggraver les tendances récessives de l’économie.

Les réactions diamétralement opposées des deux banques centrales n’expriment pas seulement des philosophies différentes, que pourraient expliquer l’impact laissé sur la psychologie collective par la grande dépression des années 30 aux Etats-Unis ou l’hyperinflation en Allemagne. Elles traduisent aussi des différences objectives qui tiennent aux caractéristiques conjoncturelles et institutionnelles des économies.

Evolution des taux directeurs de la Réserve fédérale américaine (Fed), de la Banque centrale européenne (BCE) et de la Banque d’Angleterre (BOE)

Epicentre de la crise financière, l’économie américaine était d’autant plus exposée au risque déflationniste associé à l’éclatement de la bulle immobilière que le ralentissement de l’activité était déjà bien engagé début 2007. L’envolée des prix à l’importation, sous l’effet conjugué de la hausse du prix du brut et de la baisse du dollar, constituait certes une menace pour la stabilité des prix : de fait, le taux d’inflation franchissait la barre des 4 % fin 2007, avant d’atteindre 5 % en juin 2008. La menace était toutefois relativisée par la stabilité de l’inflation sous-jacente (hors prix du pétrole et des matières premières), qui restait proche de 2 % tout au long de la période. Dans ces conditions, la sévérité de la restriction du crédit et les risques d’implosion du système financier ne laissaient guère de place à l’hésitation.

En abaissant de plus de 3 points en six mois son taux directeur (voir graphique), la Fed parait de façon décisive au danger le plus imminent, tout en donnant à l’économie les moyens de rebondir une fois le gros de la crise financière passé. L’impact de la baisse des taux était du reste démultiplié par la dépréciation rapide du dollar qu’elle ne manquait pas de susciter. Grâce à une forte contribution positive des échanges extérieurs à la croissance, l’économie évitait la récession au premier semestre 2008.

Les données du problème étaient fort différentes pour la BCE. Bien qu’exposé au dégonflement de la bulle immobilière (en Espagne et en Irlande notamment), le système financier de la zone euro n’a été affecté que de façon indirecte par la crise des subprime, les banques les plus touchées étant situées au Royaume-Uni et en Suisse. A la différence des Etats-Unis, l’économie progressait à un rythme supérieur à son potentiel de croissance lorsque la crise a éclaté. En dépit de l’appréciation de l’euro, l’activité semblait même s’accélérer au premier trimestre 2008, grâce notamment à la bonne tenue des exportations allemandes. La perspective d’un découplage possible de l’économie américaine (qui devait s’avérer par la suite illusoire) confortait ainsi la BCE dans sa volonté d’étouffer dans l’oeuf toute résurgence des anticipations inflationnistes.

Tenues par un objectif d’inflation fixé à moins de 2 %, les autorités monétaires européennes ne s’alarmaient guère de l’appréciation de l’euro, qui présentait l’avantage de limiter l’inflation importée. Le biais nettement restrictif donné à la politique monétaire était par ailleurs justifié par les spécificités institutionnelles de la zone (taux de syndicalisation relativement élevé, importance des conventions collectives, prégnance des mécanismes d’indexation des salaires).

L’Europe à contresens

Nettement plus marqués qu’aux Etats-Unis, ces traits distinctifs de l’économie européenne risquaient, aux yeux de la Banque centrale, de transformer la hausse brutale mais non permanente du prix relatif de l’énergie et des matières premières en hausse permanente du taux d’inflation. Celui-ci atteignait le seuil des 4 % en juin 2008, ce qui décidait la BCE à relever d’un quart de point son taux directeur le 3 juillet.

Paradoxalement, cette décision intervenait au moment même où les signes de ralentissement de l’activité se multipliaient dans la zone euro, tandis que le plus gros de la crise immobilière semblait passé aux Etats-Unis. Du coup, les anticipations de change se sont inversées, un relèvement des taux d’intérêt à l’automne paraissant de plus en plus vraisemblable outre-Atlantique, tandis que la perspective d’un repli s’esquissait en Europe, où l’économie prenait sûrement le chemin de la récession. Après un sommet à 1,60 dollar, l’euro a amorcé une décrue rapide pendant l’été 2008.

Bien venue pour les exportateurs, cette décrue complique cependant davantage la tâche des autorités de Francfort, puisqu’elle est à son tour facteur d’accélération de l’inflation. A la limite, s’il se confirmait, le redressement du dollar pourrait, du fait de son incidence négative sur l’inflation, dispenser la Fed de relever ses taux d’intérêt, tandis que la baisse de l’euro pourrait empêcher la BCE de baisser le sien.

A l’évidence, un scénario coopératif aurait permis de parer en partie à ces difficultés. Une baisse conjuguée des taux d’intérêt dans la première phase de la crise (été 2007-printemps 2008) aurait sans doute évité la forte dépréciation du dollar et son impact asymétrique, inflationniste aux Etats-Unis et récessif en Europe. Elle aurait démultiplié l’effet de soutien à l’activité de part et d’autre de l’Atlantique, au prix d’un surcroît limité et temporaire d’inflation en Europe. Un relèvement concerté des taux d’intérêt, une fois surmonté l’impact déstabilisant de la crise financière, aurait donné le signal de la détermination des autorités monétaires à bloquer la résurgence de toute psychologie inflationniste chez les acteurs sociaux, sans les complications entraînées par les embardées du taux de change.

A vouloir naviguer à contre-courant, la BCE aura dans un premier temps sacrifié les derniers ressorts de la croissance européenne à une hypothétique désinflation, avant de devoir faire face, dans un second temps, aux conséquences d’une récession devenue inévitable et d’une inflation relancée par la dépréciation de la monnaie.

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