Avis de tempête pour les entreprises

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L'assèchement du crédit fait courir un risque réel de faillite aux PME. Quant aux grandes entreprises, c'est leur fort niveau d'endettement qui pourrait les pénaliser.

Lorsque des banques prennent le prétexte d’un dépassement de découvert de 20 euros pour couper une ligne de trésorerie, lorsqu’un assureur-crédit réduit sans préavis ses encours sur une filière entière, lorsqu’un investissement financé il y a quinze jours devient subitement infinançable, ce sont des comportements intolérables qui ne seront d’ailleurs pas tolérés" : le 30 octobre dernier, le président de la République ne mâchait pas ses mots face aux patrons des grandes banques françaises qu’il avait convoqués à l’Elysée.

Et Nicolas Sarkozy de se tourner vers les préfets et les trésoriers-payeurs généraux, afin de leur demander d’être, sur le terrain, "les gardiens du pacte moral passé entre la collectivité nationale et les établissements de crédit", et d’alerter le tout nouveau médiateur du crédit, René Ricol, des difficultés rencontrées par les ménages et les entreprises dans l’obtention d’un prêt.

Lorsqu’elles s’étaient vues gratifiées d’un plan de soutien de 360 milliards d’euros le 13 octobre dernier, les banques s’étaient engagées à faire croître leur encours de crédit de 3 % à 4 % sur un an. Le plan français n’a cependant pas réussi pour le moment à freiner le resserrement du crédit, en particulier auprès des entreprises. Selon la Banque de France, plus des trois quarts des banques avaient déjà durci leurs critères d’attribution de crédit aux entreprises au troisième trimestre.

Ce durcissement avait frappé en premier lieu les PME. Il prend plusieurs formes : augmentation de la marge des banques, exigences renforcées en matière de garanties, réduction de la durée et du montant des financements octroyés. Malgré le soutien du gouvernement, plus des deux tiers des banques indiquent leur intention de resserrer encore ces critères pour le dernier trimestre 2008. Et cette fois, ce sont les grandes entreprises qui devraient surtout en faire les frais.

Risque de faillites

Le risque d’un tel assèchement du crédit, c’est qu’un nombre croissant d’entreprises à cours de liquidités* et dont les ventes se tassent avec la récession ne trouvent pas de prêt leur permettant d’attendre des jours meilleurs et qu’elles fassent faillite. Un risque qui n’est pas virtuel : les défaillances se sont accélérées en France au troisième trimestre (+ 17 %), retrouvant leur niveau record de 1997 (12 000 faillites). Elles frappent des entreprises de toute taille et dans tous les secteurs, selon une étude de la société Altares.

Aux Etats-Unis, le spectre de la faillite plane de plus en plus lourdement sur ceux qui furent jadis les piliers de l’économie, les Big Three de l’industrie automobile : la raréfaction du crédit a rendu beaucoup plus difficile le refinancement de la dette colossale traînée par General Motors (GM), Chrysler et Ford, tout en renchérissant le coût du crédit auto pour leurs clients. GM pourrait être le premier à rendre les armes : le géant, qui emploie 266 000 salariés dans le monde, voit ses ventes s’effondrer (- 45 % en octobre) et reconnaît désormais qu’il n’aura plus les liquidités nécessaires pour fonctionner normalement début 2009 si l’Etat américain n’intervient pas.

Ce scénario catastrophe à l’américaine est-il envisageable en France ? Pas à court terme en tout cas : aucune grande entreprise ne paraît en aussi mauvaise posture, même si les constructeurs automobiles français ont décidé d’interrompre temporairement leur production et que Renault s’est lancé dans un plan de réduction de ses effectifs prévoyant 4 000 départs "volontaires". Leur situation financière est suffisamment saine, pour autant que le recul des ventes d’automobiles ne s’éternise bien sûr pas. Les opérateurs de télécoms, un des secteurs les plus endettés, ne devraient pas non plus connaître de problème de financement, grâce aux juteuses rentrées que leur garantit leur activité.

Seul Veolia, le géant des services collectifs dans l’eau et les déchets, a paru inquiéter les analystes financiers ces dernières semaines. L’entreprise est nantie d’une dette colossale de 16 milliards d’euros - héritée pour l’essentiel de son ancienne maison mère Vivendi lors de leur scission en 2000. Elle l’a encore accrue récemment avec l’acquisition de l’allemand Sulo, dont les performances laissent à désirer. Du coup, Veolia a annoncé à la mi-octobre une stagnation de sa capacité d’autofinancement**. Même si elle ne devrait avoir aucun mal à rembourser ses emprunts à court terme, ceux-ci étant échelonnés sur des échéances lointaines, la nouvelle a été accueillie très fraîchement : l’action Veolia a perdu un quart de sa valeur dans la foulée.

Un endettement record

Mais si toutes les stars du CAC 40 ne sont pas aussi endettées que Veolia, elles ont dans leur ensemble retrouvé un niveau d’endettement qui pourrait les pénaliser dans le contexte actuel. En 2007, le besoin de financement des entreprises françaises a atteint 78 milliards d’euros, en forte progression par rapport à l’année précédente (57 milliards d’euros). Leur taux d’autofinancement*** est tombé cette année à 51%, retrouvant un niveau inégalé depuis les années 80. Les entreprises ont en effet considérablement accru leur recours au crédit, pour l’essentiel auprès des banques (93,5 milliards d’euros en 2007, après 71,7 milliards en 2006). Du coup, le rapport de leur dette à leur valeur ajoutée atteint un sommet (118 %) qu’elles n’avaient connu que lors des excès de la bulle Internet en 2001. Cette tendance ne s’est pas calmée en 2008, puisqu’au total, sur les vingt-quatre derniers mois, la dette nette du CAC 40, banques mises à part, aurait bondi de 25 %, à 250 milliards d’euros, selon le quotidien Les échos1. Et les 22 groupes européens les plus endettés devraient ainsi avoir à rembourser 200 milliards d’euros d’ici à la fin 2008.

Taux d’autofinancement des sociétés non financières, en %

Cette dérive a de quoi surprendre au vu des profits record enregistrés par les grandes entreprises ces dernières années. Comment expliquer cet apparent paradoxe ? La réponse réside dans un mécanisme bien connu des financiers : l’effet de levier. Quand la rentabilité économique d’une entreprise**** est supérieure au taux d’intérêt auquel elle peut emprunter, elle a intérêt à s’endetter parce que cela accroît sa rentabilité financière*****, c’est-à-dire la rentabilité des capitaux propres de l’entreprise, détenus par ses actionnaires. Comme l’observaient déjà il y a plusieurs mois les chercheurs Renaud du Tertre et Yann Guy, la coïncidence ces dernières années des profits élevés réalisés par les grandes entreprises avec des taux d’intérêt très bas est à l’origine de la remontée de leur endettement.

L’effet de levier explique également l’engouement récent pour les LBO (Leverage Buy Out), ces rachats d’entreprises effectués grâce à un recours massif à l’emprunt. Selon les deux chercheurs, cette conjoncture exceptionnelle a permis aux entreprises de verser à leurs actionnaires une part croissante de leurs profits, sans que l’autre poste auquel on attribue traditionnellement ces profits, l’investissement, en souffre vraiment : les dividendes versés aux actionnaires ont ainsi doublé sur la période 1997-2006 pour représenter la moitié des profits après impôts, par rapport à la période 1988-1996, où cette proportion atteignait un tiers.

Taux d’endettement des sociétés non financières, en %
Taux d’investissement des sociétés non financières, en %

Avec la récession actuelle, la chute des profits des entreprises, conjuguée à la remontée des taux d’intérêt qui accroît le poids de leur dette, vient donc casser cette mécanique et menace l’investissement, le moteur de la croissance future. Le risque apparaît en effet grand que, contraintes désormais de choisir entre la satisfaction immédiate de leurs actionnaires et la nécessité de préparer l’avenir, les entreprises cherchent à maintenir coûte que coûte le versement d’un dividende et reportent à plus tard leurs décisions d’investissement. Seule une baisse des "normes" de rendement exigées sur les marchés boursiers permettrait d’éviter un effondrement de l’investissement. C’est sans doute une utopie : pour "rassurer les investisseurs", selon le terme consacré, Veolia n’a-t-elle pas annoncé un plan de réduction de ses investissements en même temps qu’une hausse de 10 % du dividende versé ?

  • 1. Les échos, 31 octobre 2008.
* Liquidités

Ressources d'une entreprise immédiatement disponibles.

** Capacité d'autofinancement

Potentiel d'une entreprise à dégager par son activité une ressource permettant de financer l'investissement, le remboursement d'emprunts ou le versement de dividendes à ses actionnaires.

*** Taux d'autofinancement

Rapport entre l'épargne brute d'une entreprise et son investissement. Il mesure la part des investissements financés au moyen des profits dégagés par l'entreprise.

**** Rentabilité économique

Mesure de la performance d'une entreprise dans l'utilisation de l'ensemble du capital qu'elle mobilise. Elle est le rapport entre le résultat d'exploitation auquel on soustrait l'impôt sur les bénéfices, divisé par la somme des fonds propres et de sa dette.

***** Rentabilité financière

Mesure de la performance de l'entreprise dans l'utilisation des seuls capitaux propres.

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