Entretien

"L’agronomie scientifique est à l’origine du productivisme"

6 min
Gilles Fumey Professeur à l'université Paris-Sorbonne, auteur de Géopolitique de l'alimentation, Sciences Humaines, 2012.

900 millions de personnes sous-alimentés, une moitié de la population des Etats-Unis en surpoids, la planète alimentation ne marche-t-elle pas sur la tête ?

Cela semble absurde, mais cette malnutrition, en carence ou en excès, est surtout scandaleuse. Tout le monde est en droit de se demander pourquoi on ne parvient pas à distribuer la nourriture de manière équitable. Pour autant, les ressources alimentaires mondiales ne sont simplement pas un grand gâteau à partager. L’enjeu est plutôt de défendre la capacité de chaque région du monde à produire ce dont elle a besoin. Chaque pays devrait pouvoir maîtriser sa souveraineté alimentaire, comme l’ont montré la Chine et l’Inde. Transporter des fruits et légumes, de la viande et du poisson d’un bout à l’autre de la planète se révèle être un très mauvais calcul à tous points de vue.

Quant au gâchis américain, il s’explique plutôt par des facteurs culturels hérités de l’histoire des Etats-Unis. Les générations d’Américains d’aujourd’hui ne se sont jamais approprié une alimentation paysanne à l’européenne. Il n’y a même jamais eu de paysans aux Etats-Unis. Les farmers, c’est une tout autre culture, formatée par la grande taille des lots de terre accordés aux arrivants. La filière agro-alimentaire a été, dès la conquête du territoire, dominée par le commerce et l’industrie. Il fallait nourrir rapidement une population urbaine en forte expansion. Or, pour les citadins déracinés venus de l’Europe pauvre, la valeur des produits alimentaires était d’abord symbolique. Ils recherchaient des produits, des préparations qui rappelaient leur pays d’origine, la qualité gustative venait après. La pizza ou le hamburger, c’est l’Italie dans l’assiette ou l’Allemagne entre les doigts. C’était cela qu’on demandait à l’alimentation d’alors.

Il y a plus grave : il n’existe pas aux Etats-Unis de tradition de cuisine domestique, et donc pas ou peu de transmission de recettes. Tout est apprécié par une valeur calorique, ce qui culturellement est quand même très pauvre... Les produits les plus appréciés sont gras, sucrés et constitués de calories vides. Enfin, la culture américaine valorise l’abondance et le choix individuel, largement influencé par la publicité. Les enquêtes réalisées outre-Atlantique montrent que les gens ont peur de l’alimentation ; ils ne savent pas comment choisir dans leur supermarché, parce qu’ils ont intériorisé le fait qu’ils mangent mal et que "manger mal, c’est mal" ! Inversement, dans l’Europe latine, en Asie de l’Est, de la Thaïlande au Japon, manger reste un plaisir, une fête... Les Chinois s’aiment à table autant que les Français et cette culture-là n’est pas près de disparaître. Cela dit, il y a un vrai débat aux Etats-Unis autour de ces questions et de nombreux Américains ont compris qu’ils ont fait fausse route : ils ouvrent des marchés, créent des terroirs...

Peut-on parler de mondialisation de l’alimentation au sens où le contenu des assiettes s’unifierait partout dans le monde ?

Il y a l’émergence d’un certain nombre de plats génériques d’échelle mondiale qui appartiennent à ce qu’on pourrait appeler du prêt-à-manger : la pizza, le hamburger, le sushi, le kebab, les plats de pâtes ou de riz, le poulet grillé, le saumon fumé. De même, certaines boissons comme la bière, le vin, le thé ou les sodas circulent aisément. Cependant, chacun de ces plats et chacune de ces boissons sont réappropriés par les cultures locales qui les singularisent jusqu’à l’infini.

Au-delà, ce qui domine, dans les pays riches, c’est la survalorisation de la viande et des produits laitiers. Tandis qu’au Sud, les légumes, les céréales et les épices occupent encore une place centrale. Quand les experts de la FAO tablent sur un rattrapage alimentaire du Sud sur les normes du Nord, ils oublient le poids considérable des cultures qui font qu’un Indien, même riche, ne cherche pas forcément à consommer 400 grammes de viande par jour. L’uniformisation imputée à la mondialisation demeure toute relative. Quant aux pôles alimentaires les plus puissants (Europe, Etats-Unis, Chine et Japon), ils diffusent des modèles qui sont d’abord culturels plus que nutritionnels.

Quels liens établir entre les transformations de notre alimentation et celles de l’agriculture ?

Ce qui me choque, c’est la mainmise de l’agronomie scientifique sur les instances de régulation de l’agriculture, aussi bien à l’échelle française qu’internationale. C’est cette agronomie qui est à l’origine du productivisme présenté aux décideurs politiques comme la panacée, notamment après la Seconde Guerre mondiale et les pénuries qui l’avaient accompagnée. Le discours agronomique est essentiellement scientifique et quantitatif. Et il s’installe sur une ambiguïté à propos de la qualité. Car la qualité sanitaire mise en avant par les industriels n’est pas la qualité organoleptique recherchée par les mangeurs. On confond absence de risque sanitaire et saveur de l’aliment.

Cette domination de l’agronomie a tenu les paysans comme des ignorants alors qu’ils possèdent un savoir considérable. Dans les systèmes de pilotage des politiques agricoles, les paysans deviennent des producteurs, les mangeurs deviennent des consommateurs, et la cuisine une préparation industrielle. La FAO fait de même : ses ingénieurs agronomes travaillent sur des "organismes génétiques", des calories, des lipides... L’alimentation, c’est tout de même plus que des protéines !

Cela étant, il y a des paysans et des industriels qui ont compris cette demande des mangeurs : pour prendre l’exemple de la pomme de terre à qui l’ONU a offert une année internationale, sa diversification a fait qu’elle est passée d’un statut de produit nutritif à celui de produit gastronomique. Avec le concours des cuisiniers, certains entrepreneurs de talent ont su faire monter en gamme ce tubercule. Sa culture sur des terroirs de qualité, les progrès réalisés en commodité de préparation, tout cela donne des produits incomparables, comme la Ratte du Touquet ou la Bonnotte de Noirmoutier.

Se nourrir d’aliments de qualité est-il un luxe réservé aux plus riches et aux plus éduqués ?

Tout le monde aspire à une nourriture de qualité. Dans certains pays comme la Chine, le Mexique, l’Italie ou la France, se sont développés un discours gastronomique pas forcément élitiste et le goût, voire la passion, pour la cuisine. Que les industriels, les distributeurs et les restaurateurs veuillent en faire une niche commerciale n’est pas scandaleux en soi. En revanche, cela se limite encore trop souvent à du marketing. On ne réenchantera pas l’alimentation, dont l’agro-alimentaire a considérablement appauvri le sens, si elle n’est pas le support de nos différentes socialisations, au sein de la famille comme au travail. Une des plus fortes expériences du tourisme, c’est d’ailleurs bien de découvrir un peuple et un pays à travers ses produits, sa cuisine, ses manières de manger, au point que jamais autant qu’aujourd’hui ne se sont développés dans nos villes les restaurants "ethniques", qui prolongent cette découverte. Regardez, enfin, comment le cadeau alimentaire se développe, souvent très paysan et artisanal.

Est-il possible de manger bien tout en mangeant juste ?

La montée d’une exigence éthique se lit à différents signes, comme la montée du commerce équitable ou encore le succès d’un mouvement comme Slow food, qui recrée le lien entre les producteurs et les mangeurs et promeut une alimentation plaisir compatible avec l’ardente obligation de nourrir convenablement toute la planète.

Propos recueillis par Philippe Frémeaux

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