L’Insee dans la tourmente

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Le projet de délocalisation d'une partie de la statistique publique à Metz soulève avant tout la question de l'indépendance et de la qualité de la statistique française.

Le 2 septembre, Nicolas Sarkozy annonçait la délocalisation à Metz d’une partie des agents de l’Insee, ainsi que des services statistiques ministériels tels que la Dares ou la Drees, en compensation de la fermeture de sites militaires. Mais le projet a du plomb dans l’aile. Le rapport remis au Premier ministre le 2 décembre dernier par le directeur général de l’Insee, Jean-Philippe Cotis, et le vice-président du Conseil national de l’information statistique (Cnis), Jean-Pierre Duport, s’interroge en effet sur l’opportunité d’une telle décision. Ses auteurs préconisent une délocalisation limitée à 500 transferts d’agents, assortie de la création de nouveaux postes et étalée sur plusieurs années. Des conclusions bien en deçà des souhaits exprimés au départ par l’Elysée. Mais au-delà des enjeux sociaux et organisationnels posés par cette délocalisation, c’est une autre question qui se pose en filigrane : celle de l’indépendance et de la qualité du système statistique français.

Un déménagement punitif ?

Loin de se limiter à une simple opération d’aménagement du territoire, ce projet a en effet été perçu par les salariés concernés comme un prétexte pour démembrer l’Insee, dont les travaux auraient le don d’irriter le pouvoir. Une menace qui a suscité une vaste mobilisation, inédite dans l’histoire d’une institution jusque-là peu incline aux mouvements sociaux 1.

Ces inquiétudes sont-elles justifiées ? Déplacer un sixième du personnel de l’Insee, comme le voulait ini-tialement Nicolas Sarkozy, ne peut en effet que désorganiser un service public par ailleurs déjà très décentralisé, puisque près des deux tiers de ses effectifs sont implantés en région. Quant à la question de l’indépendance, elle se pose dans un contexte où les relations entre la statistique publique et son autorité de tutelle se sont tendues ces derniers temps. Les prévisions de croissance pour l’année 2008 publiées par l’Insee à l’automne 2007 avaient ainsi été jugées "exagérément pessimistes" par la ministre de l’Economie, Christine Lagarde. De la même manière, l’étude de l’Insee sur l’évolution des salaires des agents de l’Etat, parue en juillet dernier, a été qualifiée de "totalement erronée" par André Santini, secrétaire d’Etat chargé de la fonction publique.

Attaques et pressions

Le travail de l’Insee n’est certes pas exempt de critiques. Deux polémiques ont notamment ébranlé la confiance que l’Institut inspire : coup sur coup l’indice des prix et les chiffres du chômage ont été remis en cause. Il existe en effet un décalage persistant depuis le passage à l’euro entre l’inflation mesurée par l’Insee et celle qui est perçue par les Français. Ce qui avait notamment amené Nicolas Sarkozy à dénoncer, non sans démagogie, des "indices des prix qui ne veulent rien dire". Quant aux controverses récurrentes sur le taux de chômage, elles ont atteint leur summum en mars 2007, lorsque l’Insee a refusé de publier les résultats de l’enquête Emploi 2006, en pleine campagne électorale, du fait de l’écart croissant entre les niveaux de chômage résultants de ces enquêtes et ceux qu’affichaient l’ANPE 2.

A bien des égards, les informations fournies par le système statistique public sont insatisfaisantes. Au-delà des débats suscités par le taux de chômage ou l’inflation, on peut en effet regretter le caractère très partiel des données publiéees sur les inégalités en général et sur les inégalités de revenus en particulier ; une exploitation insuffisante des statistiques fiscales ; certaines ruptures de série dommageables (concernant notamment la mesure du sous-emploi) ; ou encore des délais de publication anormalement longs (comme c’est le cas, entre autres, pour l’enquête patrimoine).

Mais les attaques formulées par les autorités politiques sont rarement inspirées par le souci d’améliorer la qualité des sources statistiques. Une question pourtant centrale pour un débat démocratique transparent comme pour une bonne information des agents économiques. La tentation du pouvoir est d’abord d’instrumentaliser ces données pour en faire des outils de communication. Une tentation qui n’est pas nouvelle : des gouvernements de gauche comme de droite y ont succombé dans le passé.

Zoom Statistique et démocratie

Derrière la problématique de l’indépendance du système statistique français, c’est la qualité du débat démocratique qui est en jeu. Un débat qui dépend étroitement de la fiabilité de l’appareil statistique, en termes de méthodes, de délai de publication et d’exhaustivité des données. Or, sur ce point, de nombreuses améliorations sont souhaitables : "Il n’y a pas de statistiques parfaites", observait récemment Pierre Concialdi, chercheur à l’Ires, lors des Premières rencontres annuelles de l’Institut pour le développement de l’information économique et sociale (Idies), le 5 novembre dernier. "Il faut simplement des statistiques bien faites."

Lors de ce colloque, l’économiste Jacques Freyssinet a détaillé plusieurs indicateurs dont la complexité peut être source de contresens, voire de manipulation, tels que le taux de pauvreté ancré dans le temps ou encore la notion de travailleurs pauvres. De même, les changements de définition du taux de chômage ou de la mesure du sous-emploi opérés ces derniers mois sont problématiques. Le compte rendu de ces débats, ainsi que des analyses complémentaires, sont disponibles sur www.idies.org, rubrique "Qualité des sources".

Plus graves encore sont les pressions directes exercées parfois sur l’appareil statistique, à l’image des demandes répétées de Nicolas Sarkozy pour que l’Insee lui transmette à l’avance ses publications, lorsqu’il était ministre des Finances en 2004. Or, si le calendrier de diffusion des statistiques est arrêté quatre mois avant et si les règles de divulgation sont très strictes, c’est justement pour se prémunir de toute pression politique ! Dans cette perspective, l’éviction de Jean-Michel Charpin de la direction générale de l’Insee, quelques mois après l’accession de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, a été interprétée comme une volonté du chef de l’Etat de remettre l’Insee au pas, au-delà des polémiques qui avaient marqué la non-publication des résultats de l’enquête emploi, à la veille de l’élection présidentielle.

Bercy ne veut pas couper le cordon

Dans ce contexte, le projet de délocalisation apparaît comme une menace de plus contre l’indépendance de l’Insee : "La délocalisation, qui engendrerait des démissions massives et des difficultés de recrutement, conduirait probablement le service statistique public à recruter massivement des personnels moins sensibilisés à la déontologie statistique, et surtout en position moins confortable pour résister aux pressions (des contractuels ou des sous-traitants par exemple)", analyse le comité de défense de la statistique publique. Dans leur rapport, Jean-Philippe Cotis et Jean-Pierre Duport ne se prononcent pas explicitement sur ce sujet. Ils n’en expriment pas moins de fortes réserves : "Comme le suggèrent les expériences passées, les délocalisations de structures administratives sont sources de coûts élevés et débouchent souvent, si l’on n’y prend garde, sur des échecs", écrivent-ils, pointant un "risque accru de dispersion des moyens et de perte d’efficacité".

Si ce rapport dégonfle en partie les menaces qui pèsent sur la statistique publique - à supposer que le gouvernement en suive les recommandations -, il ne règle pas pour autant l’épineuse question du statut de l’Insee. Si, d’une manière générale, l’impartialité et la qualité du travail accompli par ses statisticiens sont reconnues, le statut particulier de l’Institut, administration placée sous la tutelle du ministère de l’Economie, est de nature à entretenir la suspicion sur son indépendance. Une situation sans équivalent en Europe et qui entre d’ailleurs en contradiction avec le code de bonnes pratiques de la statistique européenne pro-mu par Eurostat en 2005. Celui-ci stipule en effet dans son premier principe que "l’indépendance professionnelle des autorités statistiques (...) assure la crédibilité des statistiques européennes".

C’est pourquoi, dans un audit publié en mars 2007, l’office européen a jugé bon de rappeler la France à l’ordre. Certes, Eurostat a reconnu que l’indépendance était une composante forte de la "culture professionnelle" de l’Insee. Mais, en même temps, il souligne que cette indépendance est souvent mise en doute, dans les médias et par l’opinion. Afin de clarifier les choses, Eurostat préconise donc que la France inscrive cette indépendance dans le marbre de la loi.

Dont acte. La loi de modernisation de l’économie, adoptée en août 2008, précise désormais que "la conception, la production et la diffusion des statistiques publiques sont effectuées en toute indépendance professionnelle"3. Elle prévoit en outre de créer une Autorité de la statistique publique, dont la mission est de "veiller au respect du principe d’indépendance professionnelle (...) ainsi que des principes d’objectivité, d’impartialité, de pertinence et de qualité des données produites".

Il est en effet nécessaire que la statistique publique fasse l’objet d’un contrôle externe. Mais la solution finalement retenue, à la demande de Christine Lagarde, la ministre de l’Economie, ne coupe pas le cordon ombilical qui relie l’Insee à Bercy. Le ministère de l’Economie entend en effet conserver un contrôle au moins indirect sur une administration jugée potentiellement rebelle.

Le Cnis évincé

Il existe déjà une institution qui exerce un contrôle sur l’activité du système statistique public : le Conseil national de l’information statistique, lieu de concertation entre utilisateurs de statistiques et producteurs de données. Il est composé de différentes formations spécialisées (sur la démographie, l’emploi, l’environnement, etc.), où siègent des représentants des syndicats, des entreprises, des collectivités territoriales des universitaires... Le Cnis n’a aujourd’hui qu’un rôle consultatif. Il aurait été aisé de renforcer ses prérogatives pour en faire un véritable Conseil supérieur de la statistique, comme le suggérait le rapport présenté par le député Hervé Mariton en avril 2008. Mais ce n’est pas la solution retenue par le gouvernement qui redoutait notamment le poids des organisations syndicales au sein du Cnis. "Le Cnis est une institution qui fonctionne bien, juge Pierre-Alain Muet, corapporteur avec Hervé Mariton de la mission parlementaire d’information sur les grandes données économiques et sociales. Plutôt que de créer une autre autorité concurrente, dont les attributions sont floues, il nous paraissait plus pertinent de créer au sein du Cnis un conseil des sages, présidé par le président du Cnis"4.

Le risque d’une concurrence entre la future Haute autorité et le Cnis est réel. C’est ce que soulignaient, au moment du vote de la loi, les syndicats des salariés de la statistique publique. Ils craignent en effet des "conflits" entre ces deux institutions, voire "un dépérissement" du Cnis, "ce seul endroit de rencontre entre la statistique publique et la société".

Une question pour l’instant en suspens, puisque cinq mois après l’adoption de la loi, le décret qui doit préciser le fonctionnement de la nouvelle autorité est toujours en préparation... Délocaliser l’Insee paraît d’autant plus malvenu que la refonte de la gouvernance du système statistique français reste inachevée. Le peu d’entrain avec lequel le gouvernement met en place le cadre institutionnel censé garantir l’indépendance de l’Insee ne peut que conforter l’inquiétude des agents de la statistique publique.

  • 1. Voir le site http://sauvonslastatistiquepublique.org
  • 2. Voir "L’entourloupe des chiffres du chômage", Alternatives Economiques n° 264, décembre 2007, et "Les statistiques sous pression", Alternatives Economiques n° 256, mars 2007, articles disponibles dans nos archives en ligne.
  • 3. Cette proclamation n’est pas allée de soi : le projet initial du gouvernement ne faisait pas explicitement référence à l’indépendance professionnelle du service statistique, mais se contentait de créer une Haute autorité. C’est un amendement déposé par les députés Hervé Mariton et Pierre-Alain Muet, voté à l’unanimité, qui a permis d’inscrire ce principe dans la loi.
  • 4. Rapport de la mission d’information sur la mesure des grandes données économiques et sociales. Disponible sur www.assemblee-nationale.fr/13/rapinfo/i0815.asp

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