Idées

L’Europe refait des bébés

12 min

On disait l'Europe vouée au déclin démographique faute de faire assez d'enfants. Mais la natalité est repartie à la hausse depuis le début des années 2000, sous l'effet d'une augmentation de la fécondité aux âges élevés et de politiques publiques qui prennent mieux en compte les besoins des couples. Si les tendances actuelles se poursuivent, le Vieux Continent pourrait atteindre un équilibre démographique, qui conduirait à une stabilité de sa population moyennant une dose modeste d'immigration.

1. Une fécondité en hausse

"La fécondité de l’Union européenne a été en dessous du seuil de remplacement depuis le milieu des années 70, déclenchant le vieillissement et un déclin imminent de la population." Le rapport sur la situation démographique en Europe, réalisé par le Netherlands Interdisciplinary Demographic Institute (NIDI) pour le compte de la Commission européenne (voir "Pour en savoir plus") et publié en février dernier, a une nouvelle fois tiré la sonnette d’alarme : attention, nous ne faisons plus assez de bébés. La situation semble pourtant en train de changer.

Le phénomène reste modeste, mais l’indice conjoncturel de fécondité* est remonté de 1,4 à 1,6 entre 2000 et 2007 1. "Une augmentation très lente mais persistante de la fécondité peut être observée au tournant du siècle", constate le NIDI. En septembre dernier, l’organisme américain indépendant, le Population Reference Bureau, reprenait l’information dans une note intitulée "Suivi des tendances des pays à faible fécondité : une hausse en Europe ?".

Indicateur conjoncturel de fécondité, nombre d’enfants par femme

Le mouvement est désormais assez établi dans le temps pour que l’on puisse parler de regain. Il s’est en outre étendu à la quasi-totalité des pays d’Europe de l’Ouest. Au cours de la période 2001-2007, seul le Portugal a vu sa fécondité conjoncturelle diminuer de 1,45 à 1,3 enfant par femme. Pour les autres, le mouvement de baisse a pris fin. La hausse est parfois très modeste, comme en Autriche, où la fécondité est passée de 1,33 à 1,38. Dans certains cas, la hausse est nettement plus marquée, comme en Suède où elle est passée de 1,5 à 1,85 enfant par femme entre 1999 et 2007, ou au Royaume-Uni, de 1,63 à 1,9 enfant entre 2001 et 2007.

L’Europe demeure cependant divisée en deux. D’un côté, un groupe de pays avec une fécondité conjoncturelle qui demeure basse, de l’ordre de 1,4 enfant par femme : il s’agit des pays du pourtour méditerranéen (sauf la France), de l’Autriche et de l’Allemagne, soit 55 % de la population de l’Union. Un niveau qui, s’il se maintient dans la longue durée, devrait entrainer une baisse de la population des pays concernés. Il est en effet inférieur au seuil dit de "renouvellement" (voir encadré). Reste que ces pays de basse fécondité connaissent aujourd’hui, eux aussi, un mouvement de remontée de leur indice conjoncturel. Le taux est ainsi passé de 1,16 à 1,38 enfant par femme en Espagne entre 1999 et 2007, et de 1,19 à 1,34 en Italie entre 1995 et 2007.

Zoom Qu’est-ce que le seuil de renouvellement ?

Pourquoi les femmes d’une génération donnée devraient-elles avoir au moins 2,1 enfants chacune (ou 210 enfants pour 100 femmes) pour que la population ne diminue pas ? Si on la suit pas à pas, l’explication est relativement simple.

Pour qu’une population demeure stable, il faut que 100 femmes donnent naissance à 100 femmes, qui elles-mêmes donneront naissance à 100 femmes, etc. Or, il naît en moyenne 105 garçons pour 100 filles, une régularité biologique de l’espèce. On a donc "besoin" de 205 bébés pour être tout à fait certain d’obtenir au moins 100 filles. Sur ces 205, une petite partie ne vivra pas jusqu’au moment de mettre à son tour au monde des enfants. Pour combler ce manque dû à la mortalité, il faut environ 5 bébés de plus (en fait un peu moins aujourd’hui), soit 205 + 5 = 210 enfants pour 100 femmes, ou 2,1 enfants par femme.

Si la descendance finale* des femmes se maintient en dessous de ce chiffre, la population devrait théoriquement diminuer. Devrait, car ce chiffre ne tient pas compte de l’immigration, qui peut constituer un apport notoire. Si on intègre un solde migratoire modeste, une fécondité de 1,8 enfant par femme permet de maintenir le niveau de la population.

La situation est différente dans les pays d’Europe du Nord, en Irlande, au Royaume-Uni et en France. La fécondité y varie de 1,7 (aux Pays-Bas) à 2 enfants par femme (Irlande et France). Des niveaux qui permettent de maintenir une population stable à l’aide de flux migratoires raisonnables. Les pays d’Europe n’ont jamais été imperméables à l’immigration et, en dépit des discours répétés de fermeture, ils sont même de plus en plus ouverts...

2. Vers un nouvel équilibre démographique ?

Pour une petite moitié du continent, le déclin démographique n’est donc plus à l’ordre du jour. Ces pays semblent avoir atteint un nouvel équilibre démographique. Pour le comprendre, il faut se replacer dans le temps long. Avant le XVIIIe siècle, la fécondité et la mortalité étaient toutes les deux élevées, le point d’équilibre, en longue période, s’établissant à un niveau provoquant une faible croissance de la population. Au XIXe siècle, la mortalité a chuté, la natalité demeurant élevée. Ce décalage a entraîné un boom démographique considérable : la population du Royaume-Uni a quadruplé au cours du XIXe siècle 2. Dans les dernières décennies de ce siècle, la natalité a diminué à son tour, pour se stabiliser, autour des années 1920, à un nouvel équilibre caractérisé par une mortalité et une fécondité basses. Les démographes - notamment le Français Adolphe Landry - ont qualifié alors ce processus de "transition démographique".

Le baby-boom de l’après-Seconde guerre mondiale constitue une bizarrerie démographique qui brouille les pistes. On observe alors en effet une très forte remontée de la natalité durant plus de vingt ans. Et la tendance observée à partir du milieu des années 70 peut être vue comme une manière de retour à la situation d’équilibre qui prévalait dans les années 20-30. Et si, depuis une trentaine d’années, la population de nombreux pays d’Europe continue à croître, c’est essentiellement sous l’effet de la poursuite des gains d’espérance de vie et de l’immigration.

"Pour un certain nombre de pays comme l’Italie, l’Espagne ou l’Allemagne, il me semble très prématuré de parler d’équilibre. Si l’on n’assiste pas à une remontée plus franche de la fécondité, on pourrait avoir une baisse de la population assez nette", assure Laurent Toulemon, démographe à l’Ined 3. L’Allemagne a enregistré 140 000 décès de plus que de naissances pour la seule année 2007 et l’Italie en a comptabilisé 7 500 de plus. Dans ces deux pays, la fécondité est installée depuis une longue période sous le seuil de renouvellement. Au cours des dix dernières années, la population allemande a ainsi diminué de 1,2 million d’âmes, si l’on ne tient pas compte de l’immigration.

L’évolution démographique est souvent dramatisée en France. "Une baisse de la population n’est pas forcément une catastrophe. Il faut se méfier de deux grands fantasmes : celui de la disparition et celui de l’invasion par l’immigration", poursuit Laurent Toulemon. La taille de la population n’est plus le déterminant majeur de la puissance économique et militaire des nations. Les préoccupations environnementales rendent en outre désirable toute évolution propre à alléger la pression sur les ressources. Du coup, certains voient même d’un bon oeil la réduction du nombre d’habitants.

Doit-on pour autant se désintéresser de l’évolution de la fécondité ? L’important dans une société démocratique est que les couples puissent avoir le nombre d’enfants qu’ils désirent. Que le niveau de fécondité ne soit pas subi, mais bel et bien choisi. Les sociétés modernes permettent-elles ce choix ? Le phénomène est difficile à mesurer avec précision parce que les couples ajustent leurs désirs à la réalité. Mais ce que l’on connaît des souhaits affichés - autour de 2 à 2,5 enfants 4 par femme - montre qu’ils sont nettement supérieurs au nombre moyen d’enfants effectivement conçus.

Par ailleurs, la faible fécondité persistante constitue, avec l’allongement de la vie, l’un des déterminants du vieillissement démographique. On en exagère souvent les effets, mais il n’en demeure pas moins que ce phénomène demande un certain nombre d’adaptations, des régimes de retraites à la prise en charge des aînés, voire aux relations entre les générations.

Enfin, la question du déclin démographique se pose dans un contexte plus large. Si l’on considère que les êtres humains constituent une richesse en tant que telle, la poursuite sur le très long terme des tendances actuelles pose question. Certes, c’est une pure vue de l’esprit, car trop de paramètres bouleverseront la donne. Mais appliquée à l’ensemble de la planète, une fécondité de 1,4 enfant par femme conduirait à terme... à une extinction de l’espèce humaine. Bien d’autres menaces planent sur le monde, mais en soi, on peut difficilement s’en réjouir.

3. Quel avenir pour la fécondité ?

La baisse de la fécondité conjoncturelle des jeunes femmes est liée en partie à l’élévation de l’âge à la maternité, ce que les démographes appellent l’"effet de calendrier". Depuis les années 50, la scolarité des filles s’est allongée et leur taux d’activité s’est nettement accru. Les difficultés d’insertion des jeunes dans le monde du travail comme l’allongement des études ont parallèlement repoussé l’âge de l’autonomie économique. Une phase intermédiaire de la vie entre l’adolescence et la fondation d’une famille s’est développée, qui répond aussi aux aspirations d’autonomie des jeunes. Une fois en couple, ceux-ci vivent une période plus longue qu’auparavant avant la venue des enfants - trente mois pour la moitié d’entre eux 5. Au total, l’âge moyen des mères à la première maternité est passé de 24-25 ans pour la plupart des pays d’Europe de l’Ouest (voir graphique) pour les femmes des générations nées au milieu des années 40, à 26-29 ans pour les femmes nées à la fin des années 60.

L’âge de la première maternité plafonne

Après avoir augmenté, l’âge moyen à la maternité se stabilise désormais dans de nombreux pays. "La stabilisation actuelle est logique : la hausse ne peut pas être infinie, on atteint forcément un plafond biologique", commente le démographe Daniel Devolder, de l’université autonome de Barcelone. L’arrêt de l’allongement des études (c’est le cas par exemple en France) lié à une meilleure insertion dans le monde professionnel observée ces dernières années, le ralentissement du mouvement de hausse de l’activité des femmes ont pu jouer aussi leur rôle. "Attention, nuance Laurent Toulemon, pour partie, cette stabilisation de l’âge moyen peut être due à des maternités précoces, notamment chez des femmes de milieux défavorisés. Ce n’est pas forcément toujours une bonne nouvelle pour elles." Reste que, au total, cet effet pourrait entraîner une hausse moyenne de 10 % de la fécondité conjoncturelle, ce qui conduirait à une augmentation de 0,2 enfant par femme pour l’Union dans son ensemble.

Le niveau de l’immigration constitue un autre facteur déterminant. Sa remontée alimente directement la population européenne, elle influe aussi sur la fécondité. En France, la hausse de la fécondité moyenne due aux femmes d’origine étrangère serait de 0,1 enfant par femme 6. "En Espagne, le changement est spectaculaire. Environ 20 % des enfants qui naissent ont une mère d’origine étrangère. On estime que la moitié de la hausse de la fécondité conjoncturelle est due à l’effet de l’immigration, là aussi de l’ordre de 0,1 point, mais avec une immigration beaucoup plus récente", estime Daniel Devolder.

De façon plus structurelle, comme l’avait montré le démographe Hervé Le Bras 7 au milieu des années 90, la fécondité est étroitement liée à la place des femmes dans la société. Et le bas niveau de fécondité tient moins à une diminution moyenne du nombre d’enfants pour les couples qui en ont au moins un, qu’à une hausse de la proportion de couples qui n’ont pas d’enfant 8. Elle peut atteindre 20 % à 25 % dans certains pays.

Les pays où la fécondité est la plus faible sont aujourd’hui ceux où les normes traditionnelles demeurent fortes, alors que les femmes y aspirent comme ailleurs à vivre libres sur le plan économique comme sur le plan sexuel. Une contradiction qui les conduit à devoir renoncer à la maternité. Irlande mise à part, les pays où le nombre de divorces et celui d’enfants hors mariage sont les plus élevés, deux indicateurs de liberté des femmes, sont ceux où la fécondité est la plus élevée ! "Les politiques qui semblent le mieux réussir sont celles qui favorisent une plus grande égalité entre les sexes et facilitent la conciliation de la vie professionnelle et la prise en charge des enfants et des personnes dépendantes", indique la Commission européenne 9.

Une enquête d’opinion menée en 2006 sous l’égide de la Commission européenne donne un résultat très significatif 10. A la question : "pensez-vous que toute la famille souffre des conséquences du travail à temps plein des femmes ?", les pays où le pourcentage de "oui" est le plus faible (Danemark, 5 %, France et Suède, 13 %) sont ceux où la fécondité est forte. La fécondité est la plus faible dans les pays où les "oui" sont les plus nombreux (Allemagne de l’Ouest 27 %, Espagne 23 %, Italie 24 %).

Le défi des sociétés européennes est donc de faciliter la conciliation des différentes sphères de la vie, notamment pour les femmes. Avoir des enfants, tout en ayant un travail, des loisirs, la possibilité de voir des amis, etc. Les blocages observés résultent de facteurs culturels qui évoluent lentement. Mais l’action de la collectivité joue aussi son rôle moins par les prestations monétaires liées aux enfants que par les conditions d’accueil des jeunes enfants et la politique du logement. "En Espagne, pays de propriétaires, les jeunes ont de grandes difficultés pour se loger. Ils doivent rester chez leurs parents parfois jusqu’à la trentaine. Dans ces conditions, il est difficile d’avoir des enfants, en dépit des primes qui viennent récemment d’être mises en place", commente Daniel Devolder. "Toutes les politiques dans lesquelles l’Etat se substitue en partie à la famille, notamment en accueillant les très jeunes enfants, ont un impact fort. Il en va de même pour l’encouragement à l’activité féminine et la promotion de l’égalité des chances", explique Laurent Toulemon.

Une partie de l’amélioration actuelle de la fécondité tient sans doute aussi aux évolutions dans ce domaine : les dépenses publiques de prestations et de financement de services en direction des familles sont passées de 1,6 % à 2,4 % du produit intérieur brut (PIB) des pays riches de 1980 à 2003, selon l’OCDE. Mais les écarts demeurent  : l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne consacrent moins de 0,6 % de leur richesse nationale à l’accueil des très jeunes enfants et à l’éducation préprimaire. Contre le double en France et quasiment le triple au Danemark.

  • 1. Estimation hors pays en transition pour 2007, car l’office statistique européen Eurostat ne calcule tout simplement plus d’indice de fécondité agrégé au niveau de l’Union européenne !
  • 2. Le phénomène a été très atténué en France du fait d’une diminution précoce de la natalité (dès la fin du XVIIIe siècle).
  • 3. L’un des coordonnateurs de "Childbearing Trends and Policies in Europe", Demographic Resarch, special collection n° 7, juillet 2008. www.demographic-research.org/special/7/default.htm
  • 4. "Fertility and Reproductive Preference in Post-transitionnal Society", par John Boogarts, Population and Development Review, vol. 27, 2001.
  • 5. Voir "Former un couple et vivre sans enfants", par Daniel Devolder et Francesca Galizia, colloque de l’Association internationale des démographes de langue française, août 2008.
  • 6. "Deux enfants par femme dans la France de 2006 : la faute aux immigrées ?", par François Héran et Gilles Pison, Population et sociétés n° 432, Ined, mars 2007.
  • 7. Voir "La fécondité, condition de la perpétuation, évolutions divergentes en Europe", dans La famille en Europe, par Marianne Gullestad et Martine Segalen, éd. La Découverte, 1995. Et notre dossier "L’Europe en panne de bébés", Alternatives Economiques n° 143, décembre 1996, disponible dans nos archives en ligne.
  • 8. "L’évolution de la fécondité en Europe : analyse des comportements par rang", par Daniel Devolder, Conférence Internationale sur la population, Tours, juillet 2005. Accessible sur http://iussp2005.princeton.edu/download.aspx?submissionId=52623
  • 9. "Europe’s Demographic Future : Facts and Figures on Challenges and Opportunities", Commission européenne, 2007.
  • 10. "Chilbearing Preferences and Family Issues in Europe", Eurobaromètre spécial, Commission européenne, octobre 2006. Disponible sur http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/ebs/ebs_253_en.pdf
* Indicateur conjoncturel de fécondité

fécondité moyenne à un moment donné, toutes générations confondues. C'est le nombre d'enfants qu'une femme devrait avoir au cours de sa vie féconde si les comportements de fécondité à chaque âge, observés cette année-là, restaient les mêmes au fil des années. Cet outil permet de prendre le pouls de la fécondité à un moment donné, mais pas d'évaluer les changements de fond, car ceux-ci évoluent au fil des générations. Imaginons qu'une année donnée, tous les couples décident de repousser leurs naissances à l'année d'après : l'indice tombera à zéro, mais au final le nombre de bébés restera le même (ce qui s'appelle l'"effet de calendrier")

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