Management

Deming, l’Américain qui a appris la qualité aux Japonais

9 min

Passionné pour la statistique appliquée à la production, William Edwards Deming comprend qu'il faut travailler sur tous les processus pour faire avancer la qualité. Les industriels américains font la sourde oreille, jusqu'à ce que sa stratégie se révèle payante au Japon.

Avant le développement de l’industrie, la question de la qualité des biens se posait en termes de relations entre les personnes. L’acheteur se fiait à la réputation de l’artisan tout en appliquant l’adage romain : "caveat emptor" (que l’acheteur soit vigilant). Avec l’industrie et la division du travail, la donne change : l’ouvrier est payé pour accomplir une tâche très partielle. Il n’a aucun rapport avec le client. La qualité repose sur l’organisation du travail. Quant à l’acheteur, il est en position de force : il peut facilement mettre en concurrence de plus en plus de fournisseurs, dont il exige des garanties.

Dans la première moitié du XXe siècle, la qualité devient donc pour les industriels une préoccupation, voire un casse-tête dans certains secteurs de pointe comme les télécommunications. C’est le cas d’American Telephone & Telegraph, qui fut pendant plus d’un siècle le monopole privé des télécommunications aux Etats-unis. AT&T fabrique des appareillages téléphoniques que la moindre pièce défectueuse rend inutilisable, avec les conséquences que l’on imagine pour le client, le plus souvent un professionnel. La question lancinante de la fiabilité des produits sortant de ses usines la conduit donc à créer, en 1924, le premier département de la qualité. C’est là que commence l’aventure de Deming.

Un fils de pionniers

William Edwards Deming est né le 14 octobre 1900 dans l’Iowa, à Sioux City. Son grand-père élève des poulets dans un village proche de Des Moines, Polk City, où il passe quelques années. En 1906, ses parents partent vers le Far West et s’installent à Cody (Wyoming), la ville de Buffalo Bill, puis ils profitent d’une offre de lotissement faite par le gouvernement dans une zone encore non défrichée, qui deviendra la ville de Powell.

Très jeune, "Ed" multiplie les petits boulots pour aider ses parents à joindre les deux bouts, puis pour payer ses études. En 1921, il obtient son BS (licence) en ingénierie électrique à l’université du Wyoming à Laramie. Il étudie ensuite les mathématiques et la physique à l’université du Colorado. Son mastère en poche, il part sur la côte Est, à Yale, où il obtient son PhD (doctorat) en 1928.

Doctorant, Deming est embauché deux étés de suite dans une filiale d’AT&T, la Western Electric Company, à Hawthorne. En 1927, il y travaille sur les méthodes d’échantillonnage statistique avec un grand statisticien : Walter A. Shewhart, chercheur au département qualité. A l’époque, la seule façon de contrôler la qualité consiste à vérifier les produits en fin de processus. Dans les activités sensibles comme celles d’AT&T, on finissait par avoir autant d’inspecteurs que d’ouvriers ! Shewhart veut obtenir la qualité souhaitée en agissant sur l’organisation et les méthodes de fabrication, afin de limiter les contrôles a posteriori et éviter d’avoir à détruire ou à reprendre (ce qui est souvent aussi coûteux) les produits défectueux. Pour ce faire, il met en place un contrôle statistique des processus et conçoit l’outil ad hoc : la "carte de contrôle qualité".

Sous l’influence de Shewhart, Deming se passionne pour la statistique appliquée à la production. Il comprendra par la suite que pour faire réellement progresser la qualité, il faut travailler sur tous les processus : le marketing, les études, la gestion administrative et, bien entendu, la direction générale de l’entreprise. L’un des apports les plus importants de Shewhart a été de montrer que les défauts et les dysfonctionnements sont de deux sortes. Les plus fréquents (plus de 9 sur 10) proviennent du fonctionnement courant du système. Ils sont dus à de mauvais réglages, à des outils mal entretenus, à l’organisation ou à une attention insuffisante des opérateurs. Beaucoup plus rarement, le défaut est provoqué par un événement passager : une erreur sur la taille ou la nature des fournitures, une rupture de pièce, une panne de machine, etc.

Il est facile de suivre les écarts de la production par rapport aux normes, avec des outils statistiques simples, notamment des graphiques qui permettent de repérer d’un seul coup d’oeil si les dysfonctionnements relèvent de la première ou de la deuxième catégorie. Distinction capitale, car la façon de les corriger est très différente. Deming va développer ces outils et les mettre à la disposition de tous : ouvriers, contremaîtres et ingénieurs.

Shewhart n’était pas seulement un excellent statisticien ; il avait aussi compris que pour faire progresser la qualité, il fallait associer la dimension sociale au progrès technique. Rappelons qu’il travaillait à Hawthorne au moment où Elton Mayo y menait les expériences qui allaient fonder l’école des relations humaines 1. Mais il avait un handicap : il rendait très compliqué tout ce qu’il expliquait. Deming, lui, grand pédagogue, savait captiver un auditoire.

Une carrière de statisticien et d’enseignant

En 1927, Deming est embauché par le ministère de l’Agriculture pour faire des recherches sur les engrais azotés. Il enseigne la statistique et ses applications à l’Ecole supérieure d’agronomie, et invite Shewhart à faire une série de conférences qu’il éditera sous le titre : Statistical Method from the Viewpoint of Quality Control ("Méthode statistique pour la maîtrise de la qualité").

Conseiller au Census Bureau (Office fédéral de statistique) de 1939 à 1945, il développe des techniques d’échantillonnage qui seront utilisées pour la première fois lors du recensement de 1939-40. Pour compléter les leçons de Shewhart, il passe une année sabbatique à Londres auprès de Ronald Fisher, le statisticien qui a inventé le concept de maîtrise statistique de la qualité (SQC).

A partir de 1942, il organise des cours sur les méthodes du SQC à l’intention d’industriels et d’ingénieurs. En 1946, il est recruté par l’Ecole de commerce de NYU (New York University), où il enseignera jusqu’à la fin de sa vie. En 1947, il part au Japon pour quelques mois comme conseiller pour des opérations de recensement de la population.

Deming et le Japon

Entre Deming et le Japon, ce sera un coup de foudre réciproque. Il commence par travailler sur l’évaluation des besoins en logements, après les destructions massives de la guerre. Il parcourt le pays dans tous les sens, et contrairement à ses collègues, qui méprisaient les Japonais, il s’intéresse à ce peuple et à sa culture. Des centaines de milliers de familles ont tout perdu. Deming est impressionné par le courage de ces sans-abri qui doivent chaque jour trouver de quoi survivre, mais qui sont trop fiers pour mendier.

Il rencontre aussi des industriels très intéressés par le SQC, qui connaissent ses travaux et ceux de Shewhart et commencent à les appliquer. Le JUSE (Japan Union of Scientists and Engineers), créé en 1946 pour aider à la reconstruction du pays, promeut ces techniques, et le professeur Ishikawa 2 organise des séminaires pour les cadres et les dirigeants de l’industrie.

En 1950, dans le cadre de ces séminaires, Deming revient au Japon donner une série de conférences sur le SQC. Il prédit que l’industrie japonaise prendra une place significative sur les marchés mondiaux dans les cinq ans. Il reviendra enseigner en 1951 et 1952, et fera par la suite de nombreux voyages dans l’archipel.

Les Japonais sont impressionnés par cet homme austère à la carrure imposante, à la fois optimiste, sûr de ses méthodes et d’une grande modestie. Ils sont séduits par sa grande connaissance de leur culture et de leurs coutumes. Ils lui marquent leur reconnaissance en créant, en 1951, le prix Deming pour la recherche en management de la qualité, qui deviendra un événement national annuel. En 1960, l’empereur Hiro Hito décore l’Américain de l’Ordre du Trésor Sacré.

Les dirigeants nippons ont immédiatement compris le message de Deming : "La qualité doit être votre priorité absolue. Elle passe avant le profit, parce que c’est elle qui crée le profit." Et ils l’appliquent avec leur formidable capacité à manager le long terme, à conserver le cap pendant des années, même en perdant de l’argent, jusqu’à ce que la stratégie finisse par payer.

C’est l’époque où le Japon, jusque-là réputé pour sa production à bas prix et de faible qualité, inonde le monde de produits qui restent peu chers, mais dont la qualité devient excellente. Toyota gagne des marchés dans le monde entier grâce à deux ingénieurs : Ohno Taiichi et Shingo Shigeo, acquis aux méthodes de Deming. Ishikawa devient mondialement célèbre avec son mouvement des Cercles de qualité. Il diffuse même un cours de méthodes à la radio, tôt le matin, avant que les ouvriers et les contremaîtres ne partent au travail.

Les Etats-unis, enfin !

Après la Seconde Guerre mondiale, les Américains s’étaient désintéressés de la maîtrise de la qualité. Mais dans les années 70, les producteurs d’automobiles et de produits électroniques se sentent très sérieusement menacés par les Japonais. Ils font (enfin) appel à Deming, qui n’est pas tendre avec eux : "Le malaise de l’industrie américaine et son taux de chômage sont dus à une défaillance et à une incapacité totale des directions d’entreprise." Il leur montre que la non-qualité représente 15 % à 40 % de leur prix de revient et il leur apporte des méthodes dont les Japonais ont montré l’efficacité.

Même si son enseignement est à base de statistiques, Deming considère que le plus important, pour la qualité, c’est le management. Il veut réconcilier la technique et la dimension humaine dans l’entreprise américaine. Pour lui, l’engagement des dirigeants au plus haut niveau et l’attention constante portée aux besoins des clients sont les clefs de la réussite. Il combine sa connaissance et sa compréhension profondes des processus qu’il cherche à améliorer avec un sentiment intuitif de l’organisation en tant que système social et une vision démocratique du management. Il reproche au management américain de "ne savoir que compter des dollars et négliger totalement les hommes".

Dans les années 80, Deming est le consultant le plus connu des deux côtés du Pacifique. Le terme "gourou", souvent employé à tort et à travers, prend tout son sens avec ce fils de pionniers élevé dans le culte de la "frontière" et le respect de la religion. Deming ne travaillait pas pour l’argent ; il avait un train de vie de cadre moyen. Mais il croyait à la qualité et au management. Si l’homme était modeste, voire humble, le professionnel était intransigeant ; il s’entourait de disciples et n’aimait guère la contradiction. Propagandiste acharné de ses méthodes, il animait encore des séminaires à plus de 90 ans. Il meurt le 20 décembre 1993 dans sa petite maison de Washington DC.

  • 1. Voir Alternatives Economiques n° 256, mars 2007 : "Elton Mayo et l’école des relations humaines".
  • 2. Kaoru Ishikawa (1915-1989) est mondialement connu pour avoir inventé le "diagramme causes-effets", ou "diagramme en arêtes de poisson", méthode simple de présenter de façon synthétique et organisée les causes possibles d’un dysfonctionnement.

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