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Le Japon renonce à l’emploi à vie

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Le marché du travail japonais s'est profondément transformé depuis vingt ans. L'emploi à vie recule fortement. Une mutation que la crise pourrait accélérer.

Début avril, le Premier ministre japonais, Taro Aso, annonçait le plus important plan de relance budgétaire de l’histoire du pays : 115 milliards d’euros doivent ainsi être injectés dans l’économie, l’équivalent de 3 points de produit intérieur brut (PIB). Il s’agit déjà du quatrième plan de relance mis en oeuvre depuis août 2008. Le Japon est en effet l’un des pays développés les plus durement touchés par la crise. Car il est fortement dépendant des exportations (produits technologiques et automobiles notamment), lesquelles ont chuté de moitié en un an. Les licenciements se multiplient dans le pays, notamment dans l’industrie, dont la production a baissé de 40 % entre février 2008 et février 2009.

Principales victimes de cette crise, les travailleurs précaires : 75 % des postes supprimés actuellement sont ceux de salariés temporaires, selon une enquête des ministères japonais du Travail et de la Santé. Des précaires dont le nombre se développe depuis une vingtaine d’années au Japon : en 2008, 17,6 millions de travailleurs étaient dits " non réguliers ", c’est-à-dire qu’ils ne bénéficiaient pas d’un contrat à durée déterminée (CDI). Soit 34 % de la population active, alors qu’ils ne représentaient " que " 24 % des travailleurs en 1998 et 18 % en 1988 (voir graphique page 41).

Nombre de salariés (en millions) et proportion de travailleurs non réguliers (en %)

Un compromis social ancien

Alors que le modèle dominant, ancré dans tous les esprits, reste celui de l’emploi à vie, un nombre croissant de Japonais ne parvient donc pas à s’insérer durablement sur le marché du travail. Comment expliquer cette précarisation ? Quelles sont les catégories de population les plus touchées ? Comment ces travailleurs sont-ils considérés par leurs employeurs et par la société japonaise en général ?

Zoom Le Japon gravement touché par la crise

Les exportations, la production et les investissements japonais s’effondrent. Le plan de relance annoncé début avril devrait permettre de gagner 1,9 point de produit intérieur brut (PIB), mais il portera aussi la dette publique à plus de 200 % du PIB. Même en tenant compte de ce plan, le gouvernement évoque désormais une contraction possible du PIB de - 3,3 % pour 2009-2010, après - 0,1 % en 2008 et + 2,3 % en 2007. Ce serait la pire récession connue par le pays depuis 1955, alors même qu’il avait déjà traversé une importante crise dans les années 1990, liée à l’éclatement de la bulle financière.

Le taux de chômage était remonté à 4 % en 2008, contre 3,8 % en 2007, et pourrait atteindre 5,2 % en 2009, son plus haut niveau depuis 2002 1. Les salaires ont tendance à stagner depuis des années : les profits des entreprises, qui avaient explosé après 2002, ont connu un net ralentissement à la fin 2008 ; et ils ont alimenté la rémunération des actionnaires plus que les salaires. Cette stagnation des salaires, associée à la déflation constatée depuis la fin des années 1990, a entraîné un fort taux d’épargne et un faible niveau de consommation qui contribuent à aggraver la crise actuelle.

En outre, le Japon est confronté depuis 2005 à une diminution de sa population. De 127 millions aujourd’hui, elle devrait passer à 90 millions en 2050. Une évolution liée à un taux de fécondité particulièrement faible (1,32 enfant par femme en 2006), non compensé par l’apport de populations immigrées 2. Avec au moins une conséquence positive : les pénuries de main-d’oeuvre annoncées pour les années à venir pourraient inciter les employeurs à stabiliser davantage les emplois jusque-là précaires. A condition que l’activité reprenne.

  • 1. Le taux de chômage japonais est souvent considéré comme sous-estimé, car il ne faut pas avoir du tout travaillé dans le mois précédent (ne serait-ce qu’une heure) pour être enregistré comme demandeur d’emploi.
  • 2. Le Japon refusant d’ouvrir ses frontières, les immigrés ne représentent que 1,3 % de la population.

En réalité, le système d’emploi à vie n’a jamais bénéficié à tous les Japonais. Mis en place dès les années 1920, ce système résulte d’un compromis négocié entre les employeurs et les syndicats. " Au début du XXe siècle, la main-d’oeuvre japonaise était surtout rurale, peu qualifiée mais alphabétisée, explique Yveline Lecler, professeure à l’Institut d’études politiques (IEP) de Lyon et spécialiste du Japon. Les autorités souhaitaient alors doter le Japon d’entreprises performantes, capables d’utiliser les technologies occidentales les plus modernes. Pour cela, les employeurs devaient pouvoir former leur main-d’oeuvre et la fidéliser, dans un contexte où les travailleurs formés n’hésitaient pas à passer d’entreprise en entreprise, à aller se vendre ailleurs. "

" Il fut donc décidé que les augmentations de salaires seraient désormais accordées selon l’ancienneté dans l’entreprise, poursuit Yveline Lecler. L’ancienneté acquise dans d’autres entreprises ne serait pas reconnue, afin de désinciter les travailleurs à changer d’employeur. En contrepartie, les salariés bénéficieraient de la garantie d’emploi jusqu’à l’âge de la retraite, la seule exception étant une éventuelle faillite de l’entreprise. " Dans ce système, l’essentiel de la couverture sociale des salariés est pris en charge par l’entreprise, la protection sociale d’Etat étant quasi inexistante.

Ce consensus social a fonctionné de manière satisfaisante pendant plusieurs décennies. Il assurait le plein-emploi, la paix sociale et une forte croissance du PIB, permettant au Japon de devenir progressivement la deuxième puissance mondiale. Les jeunes Japonais étaient recrutés dès leur sortie du système scolaire (lycée ou université). Ils étaient formés dans l’entreprise, et y restaient jusqu’à la retraite. Le dévouement des salariés à l’entreprise était total. Un grand nombre de Japonais renonçaient par exemple à prendre la totalité de leurs jours de congés afin de ne pas pénaliser la compétitivité de l’entreprise. Les heures supplémentaires étaient très répandues en période de forte activité, si bien que les morts par surmenage au travail (karoshi) n’étaient pas rares : 355 cas ont ainsi été recensés en 2006.

Exclus du système

Dès le départ cependant, certains étaient exclus du système. Les salariés d’entreprises sous-traitantes, notamment, bénéficiaient peu de l’emploi à vie. Ils étaient susceptibles de perdre leur travail si l’entreprise faisait faillite ou si elle devait ajuster ses effectifs à la variation de son carnet de commandes. Mais étant donné la faiblesse du taux de chômage (autour de 2 % dans les années 1970 et 1980), les salariés licenciés retrouvaient très rapidement un emploi. L’exclusion sociale, de fait, était très faible.

Au début des années 1990, en revanche, l’éclatement de la bulle financière provoque un ralentissement économique au Japon, qui durera près d’une décennie. " Sur la période 1992-2002, la croissance économique baisse, le chômage monte, la déflation s’impose à partir de 1998, indique Evelyne Dourille-Feer, économiste au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii). La situation n’est néanmoins pas totalement noire, puisque, sur la même période, les exportations restent élevées, les entreprises se désendettent, les investissements en recherche et développement augmentent ".

Cette " drôle de crise " s’accompagne d’un regain de productivité aux Etats-Unis et de l’émergence de nouveaux pays industrialisés en Asie. Face à ces évolutions, et en partie sous l’influence des institutions internationales (OCDE, FMI et Banque mondiale), chantres du libéralisme économique, le Japon se laisse convaincre que son marché du travail doit gagner en flexibilité, que sa main-d’oeuvre doit devenir plus mobile. Les entreprises estiment devoir gagner en compétitivité, et pour cela réduire leurs coûts 1.

Cette réduction des coûts passe le moins possible par des licenciements. Car, dans un pays où le système de relations sociales repose sur une confiance mutuelle entre l’entreprise et ses salariés, un employeur qui se sépare de salariés permanents est déshonoré et prend le risque de ne plus attirer les jeunes diplômés. D’autres solutions sont donc adoptées, comme l’introduction, de plus en plus courante, des critères de mérite et de performance individuelle pour déterminer les augmentations de salaire (autrefois uniquement fixées selon l’ancienneté), afin d’inciter les salariés à se surpasser.

Flexibiliser la main-d’oeuvre

Parallèlement, les entreprises japonaises cherchent à flexibiliser leur main-d’oeuvre. Comme l’indique Sumio Egami, du Japan Institute for Labour Policy and Training, " les entreprises ont à cette époque commencé à jouer sur trois facteurs pour pouvoir réduire leurs effectifs lorsque l’activité ralentissait : la réduction du nombre d’heures supplémentaires, une moindre embauche des jeunes et, surtout, le recours à des formes d’emploi non régulières, qui permet de se séparer facilement des salariés excédentaires ". Le recours à des précaires permet en outre de réduire le coût du travail, leurs rémunérations ne dépassant pas en moyenne 50 % de celles des salariés réguliers et les cotisations associées à leurs salaires étant réduites.

Au final, l’emploi à vie est donc préservé pour toute une partie de la main-d’oeuvre, celle qui intéresse le plus les employeurs : les hommes et les travailleurs les plus qualifiés. Les autres - les femmes, les jeunes et les moins qualifiés - sont en quelque sorte sacrifiés. On n’hésite plus à leur offrir des emplois précaires. Ceux-ci se développent progressivement dans les années 1990, et même dans les années 2000 malgré la reprise économique observée entre 2002 et 2008. Si bien qu’aujourd’hui, la Poste japonaise, par exemple, emploie 300 000 travailleurs non réguliers (qui constituent la quasi-totalité du personnel employé dans les centres de tri), contre seulement 280 000 travailleurs réguliers (surtout des cadres).

Les femmes, variable d’ajustement

Le travail précaire, ou " emploi non régulier ", regroupe en fait plusieurs formes d’emploi au Japon. La plus répandue est le travail dit " à temps partiel " : il concernait 8,2 millions de travailleurs en 2007, à 90 % des femmes. Ces salariés ne travaillent en fait pas forcément moins que les travailleurs réguliers, car ils peuvent se voir imposer un grand nombre d’heures supplémentaires lorsque l’activité est élevée. Mais leur contrat de travail est renouvelable périodiquement, ils peuvent être licenciés plus facilement et leur salaire horaire est faible 2. En outre, ils ne touchent pas le bonus - qui représente le plus souvent l’équivalent de trois à six mois de salaires - habituellement versé deux fois par an aux salariés réguliers. Ils ne bénéficient pas non plus de la même couverture sociale.

A ces temps partiels s’ajoutent 3 millions de salariés en contrat à durée déterminée (CDD), mais aussi 1,3 million d’intérimaires, à 63 % des femmes. Cette forme d’emploi s’est particulièrement développée au début des années 2000, la législation sur l’intérim ayant alors été largement assouplie à la demande du patronat. Alors que le recours à l’intérim n’était possible que pour un nombre restreint de métiers, il est maintenant ouvert à quasiment tous les secteurs d’activité, notamment l’industrie manufacturière. En 2003, la durée maximale des contrats d’intérim sur un même poste est passée d’un à trois ans (contre dix-huit mois en France). " Les intérimaires japonais ne touchent pas de prime de précarité et le principe de traitement égal n’existe pas : leurs rémunérations sont donc inférieures à celles des travailleurs réguliers ", indique Akira Hamamura, professeur de droit à l’université Hosei, à Tokyo. En moyenne, les hommes intérimaires gagnent 43 % du salaire des travailleurs réguliers.

Proportion de travailleurs non réguliers par âge et par sexe, en %

Autre catégorie de travailleurs précaires : les journaliers, surtout employés dans le bâtiment et les travaux publics ainsi que dans l’agriculture. Ce sont les plus précaires d’entre tous. Chaque jour, ils attendent qu’un employeur les appelle sur leur téléphone portable s’il a besoin d’eux. Un nombre croissant d’entre eux ne gagne pas suffisamment pour se loger : ils sont alors contraints de vivre dans des cafés Internet (ouverts 24 heures sur 24) ou dans la rue.

Les femmes ont été les premières victimes de cette précarisation du marché du travail : 69 % des précaires japonais sont des travailleuses. Parmi les femmes qui travaillent, 54 % avaient un emploi non régulier en 2008, contre 19 % des hommes. Plus généralement, les femmes ne sont pas traitées de la même manière que les hommes au sein de l’entreprise : elles ne bénéficient pas du même statut d’emploi, des mêmes augmentations de salaires, ne suivent pas les mêmes formations que leurs homologues masculins, sur qui les employeurs " parient " plus. De même, lorsque la conjoncture se détériore et que le chômage tend à augmenter, un grand nombre de femmes se retire tout naturellement du marché du travail, afin de " laisser la place aux hommes ".

Des jeunes libres, mais précaires

Les jeunes, eux aussi, ont souffert. Un nombre croissant d’entre eux ne sont désormais plus embauchés en emploi régulier dès la sortie du système scolaire. Résultat : ils constituent la catégorie la plus touchée par le chômage (voir graphique ci-contre) et beaucoup rencontrent des difficultés pour trouver un emploi stable. Le phénomène est tel que la société japonaise a donné un nom à ces jeunes de 15 à 34 ans qui ont quitté le système scolaire mais ne trouvent à s’employer que dans des " petits boulots ", dans des commerces de proximité, des supermarchés ou des fast-foods. Ce sont les freeters, un terme né de la contraction des mots anglais free (libre) et allemand Arbeiter (travailleur). En 2006, ils étaient 1,8 million, contre 500 000 en 1982. Dans les années 1980, le terme de freeter désignait une génération de travailleurs qui refusaient le modèle d’emploi à vie, de disponibilité et de loyauté totale vis-à-vis de l’entreprise ; ils préféraient se contenter de petits boulots pour être plus libres. Mais depuis la crise des années 1990, les freeters subissent davantage la précarité qu’ils ne la choisissent : aujourd’hui, 70 % d’entre eux disent souhaiter un emploi permanent.

Taux de chômage par âge et par sexe en 2008, en %

A côté d’eux, les Japonais identifient une autre catégorie de jeunes en marge du marché du travail régulier : les " neet " (Not in Education, Employment or Training). Ces jeunes, en général célibataires et vivant chez leurs parents, n’étudient pas, ne travaillent pas et ne recherchent pas d’emploi. De plus en plus nombreux (ils étaient estimés à 620 000 en 2006), ils symbolisent là aussi une forme de rébellion contre une société fondée, dès l’école primaire, sur l’ultra-compétitivité.

Au total, aujourd’hui, " on peut distinguer trois grandes catégories de travailleurs au Japon, résume Yveline Lecler. D’abord, les travailleurs réguliers des entreprises les plus solides, qui bénéficient pleinement du système d’emploi à vie. Ensuite, les non-réguliers, qui sont exclus de ce système. Entre les deux, des salariés qui sont en CDI mais qui travaillent pour des petites et moyennes entreprises qui rencontrent des risques de faillite. Ils peuvent du jour au lendemain se retrouver sans emploi et, dans un contexte où le taux de chômage est deux fois plus élevé qu’il y a vingt ans, ils auront beaucoup de mal à retrouver un autre emploi stable. Si bien qu’en fait, seul un tiers des salariés japonais bénéficient aujourd’hui réellement du système d’emploi à vie. "

L’une des grandes difficultés pour les travailleurs non réguliers est qu’il existe peu de passerelles entre le travail non régulier et l’emploi stable. Notamment parce que la formation se fait surtout dans l’entreprise et non à l’université. Or, " les entreprises ne veulent pas investir sur la formation des travailleurs temporaires, note Sumio Egami. Cela constitue un cercle vicieux : comme ceux-ci n’acquièrent pas de qualifications, les entreprises ne veulent pas les embaucher en CDI et ils restent bloqués dans l’emploi précaire. "

Ignorés des syndicats

Les travailleurs non réguliers sont en outre très peu défendus par les syndicats japonais. De culture peu revendicative, privilégiant la coopération et la confiance mutuelle avec le patronat plutôt que la confrontation, le Rengo regroupe la quasi-totalité des syndicats du pays (constitués à 95 % de syndicats d’entreprise). Jusqu’à récemment, seuls pouvaient y adhérer les travailleurs réguliers. Face au développement de l’emploi précaire et à l’apparition de syndicats alternatifs (encore largement minoritaires), le Rengo commence à peine à envisager de s’ouvrir aux non-réguliers et de défendre leur cause. Gageons que la crise actuelle saura le convaincre que la défense des travailleurs précaires est désormais incontournable 3.

  • 1. Au début des années 1990, un salarié à vie d’une grande firme japonaise gagnait 2,5 fois plus qu’un Français. Voir " Japon : le nouveau contrat social ", entretien avec Jean-Marie Bouissou, Alternatives Internationales n° 21, février 2005, disponible sur www.alternatives-internationales.fr
  • 2. Le Smic japonais est fixé en fonction de la région et de la branche professionnelle. Il varie entre 618 et 739 yens (entre 3,90 et 4,70 euros) de l’heure, contre 8,71 euros en France, par exemple.
  • 3. L’essentiel des informations contenues dans cet article a été recueilli dans le cadre d’une session de l’Institut national du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (Intefp). Voir www.institut-formation.travail.gouv.fr

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