Développement

Mali : l’or blanc transformé en plomb

12 min

La production et les prix du coton malien s'effondrent depuis quatre ans. Un coup dur pour ce pays où cette culture faisait vivre le quart de la population.

Aucun car ne s’était encore aventuré sur cette piste étroite. A bord du véhicule, ballottés par les creux et les bosses, une cinquantaine de voyageurs oscillent en rythme. Des paysannes de la région de Siby, invitées par le Mouvement biologique malien (Mobiom) à rendre visite à des consoeurs de Balanfina, à cinq heures de route. Les premières viennent tout juste de commencer à produire du coton bio-équitable quand les autres en sont déjà à leur cinquième saison. " Avant, les femmes ne faisaient pas de coton, commente Abdoulaye Diakité, du Mobiom. Par crainte des produits chimiques à utiliser, mais aussi parce qu’elles n’avaient pas accès au crédit permettant de les acheter. " Aujourd’hui, 30 % des 6 500 producteurs de coton bio-équitable sont des femmes.

Ces nouvelles venues renforcent les rangs des producteurs convertis au bio. Par nécessité. En raison de la chute des cours, le coton conventionnel n’est plus rentable. " Les deux dernières années, je perdais de l’argent : j’ai même dû vendre un boeuf pour purger mes dettes d’engrais et de pesticides lorsque j’ai arrêté le conventionnel ", explique Nouhoum Samaké. C’est pour offrir une alternative à ces cotonculteurs que l’ONG Helvetas soutient, depuis 2002, le programme de coton bio-équitable mis en oeuvre par le Mobiom. Et un second projet de coton équitable, non bio, a été lancé en 2004 par Max Haavelar. " Grâce à la prime d’achat qui nous est versée, je gagne à nouveau de l’argent ", se réjouit Nouhoum Samaké.

Mais si le marché équitable est à même d’offrir des perspectives à une petite partie des producteurs maliens, son développement ne peut s’inscrire que dans une stratégie globale visant à assurer la survie du secteur. Un enjeu vital dans un pays où " le coton est une composante clé de la lutte contre la pauvreté ", expliquent Jean-Raphaël Chaponnière et Thierry Latreille, économistes à l’Agence française de développement 1. Il y a quelques années encore, cette culture de rente faisait vivre 3 millions de Maliens, soit le quart de la population.

Au pays de la CMDT

C’est avec la création de la Compagnie malienne de développement des textiles (CMDT), en 1974, que le coton a réellement pris son essor. Cette société en situation de monopole, majoritairement détenue par l’Etat, a mis en place une filière intégrée, depuis la production jusqu’à l’exportation : elle fournit les semences aux agriculteurs, réunis au sein d’organisations de producteurs ; assure leur formation et leur encadrement ; achemine et vend à crédit engrais et pesticides ; collecte la récolte et l’égraine ; assure la commercialisation des fibres, etc. Surtout, elle garantit aux agriculteurs un prix d’achat, établi au début de la campagne et leur verse l’argent dû au moment de la collecte, déduction faite des intrants consommés.

Cette organisation a permis au Mali de devenir l’un des plus gros producteurs africains (600 000 tonnes, à son apogée lors des campagnes 2003-2004 et 2004-2005). La filière représentait alors 5 % du produit intérieur brut (PIB) et 30 % des recettes d’exportation 2. Près de 200 000 familles cultivaient en moyenne 2 à 3 hectares. Pour la plupart, le coton constitue la seule rentrée d’argent, les autres cultures étant avant tout destinées à l’autoconsommation. De plus, il permet d’avoir accès au crédit et aux intrants, qui dopent également les rendements du maïs, du mil, etc., souvent cultivés en rotation : ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la région cotonnière est excédentaire en céréales. La CMDT est omniprésente : elle assure la diffusion des nouvelles techniques agricoles, mais promeut aussi l’élevage, entretient les routes, construit des centres de santé, organise des cours d’alphabétisation, etc. " Un paysan qui ne sait pas lire ne peut cultiver du bon coton. Grâce au coton, j’ai vu se réveiller les villages ", raconte Mamadou Cissé, un de ses anciens cadres, à l’écrivain Erik Orsenna, ébahi par " ce pays CMDT (...) dont tous les services publics sont assurés par cette compagnie ", durant son Voyage au pays du Coton3.

Certes, mais tout n’est pas rose dans les champs blancs. Le coton est une plante sensible aux ravageurs et les techniciens maliens préconisent donc six à huit traitements de pesticides par cycle cultural. Avec les problèmes environnementaux et sanitaires que cela peut provoquer. Même si ailleurs la situation est souvent pire : pour obtenir des rendements jusqu’à trois fois supérieurs, les producteurs de ces pays utilisent en effet davantage de produits chimiques et ont recours à l’irrigation (responsable de l’assèchement de la mer d’Aral en Ouzbékistan). Le coton malien, lui, se contente de l’eau de pluie.

Par ailleurs, dans cette organisation très hiérarchisée, les organisations de producteurs sont peu associées aux prises de décision. Et la gestion de la CMDT n’a pas été toujours exemplaire, loin s’en faut : " l’or blanc constitue largement une caisse noire à la discrétion des autorités politiques ", précise Philippe Hugon, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques 4.

La faute aux subventions américaines

La diminution tendancielle du cours du coton depuis le milieu des années 1990 a remis en cause cette success story. Sur le banc des accusés, les Etats-Unis et leur politique de subventions à leurs producteurs. Plus les prix d’achat sont bas, plus le volume des aides est important. Jusqu’à 4,5 milliards de dollars par an en 2004-2005, soit près d’un dollar par kilo de fibres produit. Ce soutien financier encourage les cotonculteurs, dont les coûts de revient sont supérieurs au cours mondial, à maintenir un volume important qui font des Etats-Unis le premier exportateur. La suppression de ces subventions aurait pour effet de limiter la production made in USA et, par voie de conséquence, d’augmenter les prix mondiaux de 4 % à 17 % selon les scénarios, d’après le Cerdi, le Centre d’études et de recherches sur le développement international 5.

Plus fondamentalement, et au-delà même de la concurrence avec les fibres synthétiques (la part du coton dans la consommation totale de fibres semble stabilisée autour de 40 %), la baisse des cours est due " aux gains de productivité réalisés à l’échelle mondiale, qui permettent à un nombre croissant de pays producteurs de proposer le kilo de coton-fibre à un prix de moins en moins élevé, tout en maintenant leur rentabilité, explique Gaëlle Balineau, du Cerdi 6. Mais alors que le rendement moyen mondial est passé d’une à deux tonnes de coton-graine à l’hectare entre 1975 et 2005, les rendements africains stagnent autour d’une tonne à l’hectare. " L’appréciation continue depuis 2002 de l’euro, et donc du franc CFA*, par rapport au dollar, la monnaie dans laquelle sont libellés les échanges internationaux de coton, pèse également sur la rentabilité des Africains. A cours équivalent, elle réduit mécaniquement la valeur en monnaie locale du chiffre d’affaires réalisé par la CMDT.

Zoom Producteurs et exportateurs de coton

La douzaine de pays africains cotonculteurs pesaient 4 % de la production mondiale de coton en 2008. Le Burkina Faso, le plus gros contributeur (0,8 %), ou bien encore le Mali (0,4 %) arrivent loin derrière la Chine (32 %), l’Inde (22 %), les Etats-Unis (12 %), le Pakistan (8 %), le Brésil (6 %) et l’Ouzbékistan (5 %). Mais à la différence de la plupart de ces pays qui ont une importante industrie textile, les Etats africains exportent la quasi-totalité de leur production. Les Etats-Unis restent de loin les premiers exportateurs mondiaux (37 %) et la Chine le premier importateur (32 %).

Note de synthèse, Agritrade, déc. 2008

La chute des prix mondiaux a fait exploser les mécanismes qui permettaient à la Compagnie malienne de garantir un tarif d’achat fixe relativement stable d’une année sur l’autre. Un fonds de stabilisation ne peut en effet fonctionner que si les années de hausse compensent les années de baisse. Le déficit de la compagnie - équivalent à 1,8 % du PIB malien en 2004-2005 - ne pouvant être durablement pris en charge par le gouvernement ou les bailleurs internationaux, la CMDT a fini par établir, depuis la campagne agricole 2005-2006, à 160 ou 165 francs CFA/kg le prix d’achat du kilo de coton-graine, lequel oscillait jusqu’alors autour de 200 francs CFA. Comme la hausse du pétrole a aussi fait grimper en flèche le prix des intrants, la plupart des paysans produisent désormais à perte. Résultat : ils sont de plus en plus nombreux à limiter, voire à arrêter cette production : lors de la campagne 2007-2008, le Mali n’a récolté que 242 000 tonnes de coton-graine, contre 532 000 tonnes l’année précédente ! " La chute des prix est en train d’aggraver la pauvreté et l’insécurité alimentaire, constate l’ONG Oxfam (...).Cet effondrement du pouvoir d’achat des ménages alimente un autre phénomène : la migration saisonnière ou permanente de membres du ménage "7.

Prime équitable

C’est dans ce contexte de crise que les projets de production de coton " alternatif " d’Helvetas et de Max Haavelar ont été lancés. Le prix garanti pour le coton équitable est de 238 francs CFA, soit presque 50 % de plus que pour le conventionnel. De plus, les organisations de producteurs perçoivent une prime de développement de 34 francs CFA, qui leur sert à financer des écoles, des magasins de stockage, etc. Quant aux agriculteurs certifiés bio-équitables, ils reçoivent en complément une prime de 34 francs CFA. Certes les rendements du coton bio sont généralement inférieurs de moitié et sa culture demandant beaucoup plus de travail, la majorité des agriculteurs se limitent à 0,5 hectares. Mais les huiles utilisées comme traitement préventif sont produites localement et coûtent bien moins cher que les intrants chimiques, importés. Et les 6 500 producteurs convertis au bio gagnent à nouveau de l’argent, là où ils en perdaient avec le conventionnel. Idem pour les 8 600 paysans ayant opté pour le coton équitable non bio.

Au total, les 15 000 cotonculteurs équitables et bio-équitables ont produit, lors de la campagne 2007-2008, 5 600 tonnes (dont 800 tonnes de bio). Soit 2,3 % du volume national de coton-graine produit. La production reste donc très limitée et pourtant, l’an passé, seuls 69 % du coton produit par les 8 600 paysans du projet Max Haavelar ont pu être écoulés dans les filières équitables, le reste l’étant en conventionnel (mais tout le bio-équitable a trouvé preneur). " La demande augmente en France, où les ventes ont atteint 42 millions d’euros en 2008 (+ 10 % par rapport à 2006), et à l’étranger, mais moins vite que ce que souhaiteraient les producteurs maliens ", précise Clémence Peter, responsable des marchés non alimentaires chez Max Havelaar France.

A cette frustration s’ajoute le mécontentement concernant les délais de paiement : si la partie du prix correspondant au prix garanti par la CMDT est payée au moment de la collecte dans les villages (entre janvier et mars pour le coton planté en mai-juin et récolté en novembre-décembre), la prime équitable n’est versée qu’une fois les fibres vendues, soit, pour les derniers lots, jusqu’à seize mois après la récole.

Atouts et handicaps

Dans la tempête, seule une petite partie des naufragés du coton pourra prendre place à bord des canots de sauvetage du commerce équitable. Les autres espèrent une accalmie dans la chute des cours mondiaux. Une bonne nouvelle est venue de Genève l’an passé, où l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a reconnu l’illégalité des subventions américaines. Depuis le dépôt de la plainte brésilienne en 2002, les Etats-Unis ont perdu tous les recours possibles et doivent maintenant payer des compensations au Brésil... ou réformer leur système de soutien afin de le rendre compatible avec les règles de l’OMC, ce qui pourrait entraîner une diminution des exportations américaines, et, donc, une augmentation des prix. " Mais la capacité des pays africains à en tirer parti dépendra de leur capacité à moderniser leur filière ", souligne Anne-Sophie Nivet, du centre Ideas, qui soutient le Bénin, le Burkina Faso, le Mali et le Tchad (le C4) et leur campagne auprès de l’OMC pour obtenir l’élimination totale du " soutien à la production cotonnière ".

Certes, le coton africain a des arguments commerciaux à faire valoir : ses fibres sont réputées pour leur bonne qualité, la récolte est anuelle, et donc plus sélective, etc. Mais les paysans sont pénalisés par la faiblesse des rendements, due, entre autres, à une plus faible utilisation d’intrants et à la moins bonne productivité des semences. Les bailleurs internationaux plaident donc pour l’introduction de coton transgénique, largement utilisé dans le reste du monde (46 % des surfaces). Selon la société Monsanto, son coton BT permettrait de réduire le recours aux insecticides et d’augmenter les rendements. Des arguments contestés par ses opposants, nombreux au Mali, qui mettent en avant leur inadaptation au contexte local et mettent en garde contre le prix élevé de ces semences et la dépendance à l’égard de Monsanto qu’elle entraîne 8.

Le coton malien souffre également de la faiblesse des débouchés locaux. La part des fibres produites au Mali et utilisées localement ne dépasse pas 5 %. Or " l’existence d’une industrie textile nationale peut permettre d’absorber plus facilement les fluctuations des cours ", rappellent Jean-Raphaël Chaponnière et Thierry Latreille. Handicapés par l’enclavement du Mali, le coût élevé de l’énergie, le manque de capitaux, etc., les industriels souffrent de la concurrence des fripes venues d’Europe et des vêtements fabriqués... dans d’autres pays producteurs de coton, comme la Chine. Une concurrence qui s’est exacerbée depuis la libéralisation des échanges textiles de 2005.

Une privatisation risquée

Pour les paysans maliens, la prochaine échéance importante est la privatisation de la CMDT, dont l’Etat détient 92 %. C’est sous la pression du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, qui en ont fait une condition de leur soutien financier aux politiques publiques, que le gouvernement malien a accepté, en 2001, de se désengager de la Compagnie, aux déficits abyssaux. Pour commencer, il a réduit le champ d’intervention de la CMDT, la délestant de ses missions de développement (éducation, santé, appui à la diversification, etc.) - au risque de saper les conditions essentielles de la compétitivité à long terme si l’Etat ne prend pas le relais - pour qu’elle se recentre sur ses fonctions premières (fourniture de semences et d’intrants, commercialisation...). Maintes fois repoussée, la privatisation est désormais programmée pour 2010. Le projet de loi adopté en août 2008 par l’Assemblée nationale prévoit la création de quatre sociétés privées, intervenant chacune dans une zone de production.

Selon la Banque mondiale, la privatisation doit permettre de " créer des entreprises plus petites et plus gérables ", " d’améliorer les pratiques de gestion et la rentabilité " et " de réduire les risques d’interférence politique "9. Une profession de foi que les récentes expériences des rares pays ayant permis l’entrée d’investisseurs privés dans le secteur cotonnier ne permettent pas encore de confirmer, comme le reconnaît elle-même la Banque mondiale : " Les bénéfices attendus ne se sont pas encore matérialisés, en grande partie à cause de la grave situation financière dans laquelle se trouvent la plupart des filières. " Au Bénin, la privatisation a même " entraîné, au contraire, une baisse des performances de la filière ", entre autres raisons parce que " les nouveaux égreneurs étaient souvent des hommes d’affaires inexpérimentés, attirés uniquement par des gains à court terme et n’ayant pas de stratégie de développement à long terme. " Le dogme a ses limites.

  • 1. Voir " La place du coton dans les économies d’Afrique de l’Ouest ", La lettre des économistes de l’AFD, 2006.
  • 2. Voir " La place du coton dans les économies d’Afrique de l’Ouest ", La lettre des économistes de l’AFD, 2006.
  • 3. Voir Voyage aux pays du coton, par Erik Orsenna, éd. Fayard, 2006.
  • 4. Voir " Les réformes de la filière coton au Mali et les négociations internationales ", Afrique contemporaine n° 216, 2005.
  • 5. Voir " L’impact des aides américaines et européennes sur le marché du coton ", par Catherine Araujo, Stéphane Calipel et Fousseini Traoré, Etudes et documents, Cerdi, 2006.
  • 6. Voir " Impact du commerce équitable sur les organisations de producteurs au Mali, 2007 et 2008 ", par Gaëlle Balineau, Cerdi.
  • 7. Voir " Comment les agriculteurs sont exclus du marché du coton ", Oxfam Briefing Paper, 2007.
  • 8. Voir Le coton BT à la porte de l’Afrique de l’Ouest, éd. Grain, 2004.
  • 9. Voir " Organisation et performances des filières cotonnières africaines : leçons des réformes ", Banque mondiale, 2008.
* Le franc CFA

Cette monnaie de la Communauté financière africaine, commune à 14 pays, anciennes colonies françaises d'Afrique noire, est liée à l'euro par une parité fixe : 1 euros = 655,957 FCFA)

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !
Sur le même sujet