Entretien

"Le droit de la mondialisation est antipolitique"

8 min
Antoine Garapon secrétaire général de l'Institut des hautes études sur la justice (IHEJ)

Comment caractériser le droit de la mondialisation ?

Contrairement à ce que l’on croit, le droit de la mondialisation, notamment dans le domaine économique, est abondant : cet univers est saturé de règles. Mais ces règles sont fragiles et souvent incohérentes entre elles du fait de leur grande fragmentation. La réglementation diffère en effet selon les pays ou les régions du monde. Et cette fragmentation du droit est redoublée au niveau de chaque pays parce que le droit bancaire a souvent été conçu indépendamment du droit boursier, lui-même conçu indépendamment des normes comptables ou de l’autorité reconnue aux instances de supervision. Un des premiers défis pour les juristes serait donc de constituer un champ unifié - le droit de la régulation financière mondiale -, qui aurait le souci d’assurer une meilleure cohérence des différentes règles.

Cette fragmentation du droit n’est-elle pas liée au mode de production des normes ?

Effectivement. Ces normes sont très particulières pour le juriste, parce qu’elles n’ont pas d’auteur identifiable - il n’y a souvent pas de législateur - et qu’elles sont très proches de leurs destinataires. Une norme de droit a traditionnellement une fonction opératoire et une fonction déclaratoire. Ce qui signifie qu’elle doit non seulement permettre aux acteurs d’agir de manière performante, mais aussi affirmer des valeurs et des principes. Ce n’est pas le cas des normes qui encadrent la mondialisation, qui visent une efficacité à court terme et qui sont élaborées par les milieux concernés eux-mêmes, comme on l’a vu pour les normes comptables.

Le droit de la mondialisation est donc élaboré par les acteurs privés ?

Oui, c’est un droit qui se passe de l’autorité d’un législateur public, dont la fonction est normalement d’exprimer dans l’ordre juridique la volonté politique souveraine du peuple (en pays de droit civil) ou de rappeler les garanties fondamentales (en common law). Ici, ce sont des professionnels reconnus pour leurs compétences qui fonctionnent sur le mode du club, club dont la légitimité est fondée sur la reconnaissance par leurs pairs. Les mêmes acteurs sont ainsi auteurs, sujets et sergents de la régulation qui les concerne. On a donc par nature des normes au service d’intérêts particuliers, alors que la vie en société suppose l’existence d’un droit qui transcende les intérêts particuliers au nom des intérêts supérieurs de la société dans son ensemble.

Mais, à en croire les professionnels, la complexité des sujets est telle qu’eux seuls en comprennent les enjeux ?

Nous sommes assurément face à des sujets d’une grande complexité, mais son invocation est utilisée comme protection pour privilégier une autorégulation, éviter le niveau politique, celui de la discussion, du doute, de l’échange d’arguments sur les fins poursuivies par la norme. Et sur ce plan, les intellectuels ne font pas leur travail. Sociologues, économistes et juristes devraient avoir à coeur de rendre plus lisibles les débats tranchés implicitement par ces normes.

Un ordre juridique qui échappe au législateur, qui évacue tout arbitrage politique, n’est-ce pas le rêve néo-libéral ?

De fait, l’inspiration d’un tel droit se trouve chez Friedrich Hayek. C’est un droit censé refléter l’ordre spontané du marché, et donc s’autocorriger en permanence. Hayek ne prétend en effet pas que le marché ne connaît pas de crises ; il a même pensé leur influence à travers la notion " d’évolutionnisme structurel " : l’ordre spontané du marché apprend des crises en se corrigeant, et s’il était encore de ce monde, Hayek nous expliquerait que la crise actuelle n’est pas un désaveu de sa théorie, mais une incitation à rectifier le tir, sans que cela remette en cause la suprématie du marché.

Pour Hayek, le marché fonde un ordre antipolitique, indépendant de toute finalité collective. Sa philosophie du droit dépasse l’alternative naturel/artificiel. Il constate que le marché est construit par les hommes - en cela, il n’est pas naturel mais artificiel -, mais le marché n’est pas non plus politique puisqu’il ne répond à aucune fin, laquelle relève de chaque individu. Il n’y a donc pas de finalité à cet ordre spontané créé par le droit de la mondialisation libérale, sinon la poursuite de l’enrichissement collectif. Comme si l’absolu de l’enrichissement et l’évidence de l’augmentation des richesses suffisaient à justifier son existence et à légitimer l’éviction du politique.

Comment réintroduire de la politique dans un univers mondialisé ?

Tout l’enjeu est effectivement d’introduire du désaccord, du conflit d’intérêts, et donc un vrai débat sur les fins auxquelles doit se référer le droit de la mondialisation. Le débat se focalise aujourd’hui autour de l’idée qu’il faut moraliser le marché à travers ses acteurs : les mots clés sont transparence, probité, intégrité, publicité, traçabilité, comme si cela allait suffire pour régler le problème. Une telle démarche laisse de côté l’essentiel, car elle refuse de politiser le débat. Elle évite de poser la question de savoir si, au fond, ce n’est pas le marché lui-même qui fait problème et, avec lui, le fait qu’on ait voulu que la mondialisation économique se régule de manière spontanée, sans jamais la confronter à ses conséquences géopolitiques, sociales, humaines.

Il faudrait pourtant bien confronter le rêve de Hayek à son échec. Discuter l’idée que le passage entre le micro et le macro est continu et automatique, discuter le postulat selon lequel le simple encadrement des comportements d’une multitude d’acteurs décentralisés suffirait à construire un ensemble cohérent, qui serait le monde. La vérité, c’est que cela ne marche pas. Pour le dire en termes philosophiques, il y a une altérité du monde qui fait qu’on ne peut évacuer la question politique. Les dimensions du social, de l’emploi, de l’équilibre des forces dans le monde, des droits de l’homme ou de la préservation de l’environnement relèvent des fins et ne peuvent être prises en compte par un ordre spontané. Toute injonction dans ces domaines ne peut se satisfaire d’un droit purement procédural. Le micro ne suffit pas à produire du macro, le décentraliser ne peut saisir le monde comme totalité, la moralité individuelle ne produit pas un bien commun.

On peut avoir des gens très vertueux, des agences de notation très dévouées, des comptables très précis, des traders qui ne dépassent pas la ligne jaune, mais cela ne peut produire un droit qui puisse penser le monde. Une philosophie du droit comme celle de Ronald Dworkin prend toute sa force : il ne s’agit pas de faire un droit contre le marché, contre l’économie, mais d’intégrer le fait que le monde, comme collectivité, a besoin de politique pour satisfaire les exigences sociales, environnementales ou en matière de droits de l’homme.

Et comment faire pour produire un tel droit dans l’espace international actuel ?

C’est toute la difficulté ! Mais il faut admettre que l’organisation juridique du monde ne peut résulter de la simple extension de ce qui fonctionne dans nos pays, comme l’ont imaginé un Hayek ou un Popper. Comme s’il suffisait d’imposer partout les normes de sociétés libres pour établir un monde libre. Comme si ce qui a marché chez nous, allait marcher pour toute la Terre. Cela ne marche pas, parce que le monde - je ne parle pas à dessein de société internationale -, c’est plus que la somme de toutes les nations, plus que l’addition de tous les Etats. Le monde, c’est aussi la société civile, l’homme et sa dignité, l’environnement. Le défi est donc de trouver des instruments juridiques qui permettent de saisir cette altérité du monde en allant à la fois au-delà de l’économie, mais aussi du système international des Nations unies, qui demeure enfermé dans la représentation classique de la société internationale associant des Etats.

Quel objectif fixer à ce droit ?

Le droit a deux branches : la première administre, c’est-à-dire définit un cadre qui permet aux acteurs d’agir ; la seconde responsabilise, c’est-à-dire fait payer à ces mêmes acteurs les conséquences de leurs actes. Le droit présent de la mondialisation se limite à la première branche. L’objectif est donc moins de concevoir une régulation contraignante qui entraverait le dynamisme de l’économie, que d’introduire un droit qui responsabilise.

On voit bien dans la crise actuelle que ceux qui jouent avec l’argent des autres vont échapper à toute sanction. A défaut de produire un ordre rationnel par la réglementation, on devrait pouvoir faire payer les conséquences de leurs actes aux entreprises industrielles ou aux institutions financières dont les comportements ont des effets désastreux. Tout d’abord, une condamnation se transforme vite en information qui est prise en compte par les marchés et, au-delà, du point de vue anthropologique, introduire de la responsabilité, c’est créer du lien social, c’est affirmer que les parties à l’échange, à la relation marchande, aussi éloignées soient-elles, appartiennent bien à un même monde.

Cet entretien est issu de l’intervention réalisée par Antoine Garapon lors du dernier Forum de la République des idées, organisé à Grenoble du 8 au 10 mai 2009, sur le thème " Réinventer la démocratie " (www.repid.com). Alternatives Economiques était partenaire de cette manifestation.

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