Dossier

Le Sud à rude épreuve

11 min

Avec la crise, le nombre de personnes sous-alimentées explose. Une situation qui nécessite de renforcer l'aide aux pays du Sud, alors même que ceux du Nord ne tiennent déjà pas leurs promesses.

Réunis du 8 au 10 juillet dernier à L’Aquila, en Italie, les Etats membres du G8, rejoints par les pays émergents et quelques pays en développement, ont signé une " déclaration sur la sécurité alimentaire mondiale ". 20 milliards de dollars seront débloqués dans les trois prochaines années pour répondre à la crise alimentaire qui secoue nombre de pays du Sud. Ce nouveau " partenariat mondial " devrait traduire ces promesses en mesures concrètes lors du Sommet mondial de l’alimentation qui se tiendra du 16 au 18 novembre prochain à Rome. Un an après les émeutes de la faim qui avaient suivi la flambée des cours mondiaux des matières premières enregistrée entre fin 2007 et avril 2008, la communauté internationale est donc de nouveau sur le pont. Sur le terrain, la situation ne cesse en effet de se détériorer.

Si la baisse des cours (qui restent toutefois supérieurs de 24 % à ceux de 2006) due aux bonnes récoltes de 2008 et la crise mondiale avaient éclipsé des agendas la crise alimentaire, celle-ci revient aujourd’hui au galop. Le 19 juin, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a publié des chiffres alarmants : le cap du milliard de personnes souffrant de la faim sera dépassé en 2009, soit 100 millions de plus par rapport à 2008. Le nombre d’habitants concernés devrait augmenter de 10,5 % en Asie, de 11,8 % en Afrique - où près d’un habitant sur trois (32 %) est sous-alimenté - et de 12,8 % dans les Caraïbes.

Selon un rapport sur la situation alimentaire dans le monde réalisé début juillet par l’agence des Nations unies, 30 pays - du Kenya à la Somalie, en passant par le Zimbabwe - sont en état d’urgence. Et le budget du Programme alimentaire mondial (PAM) n’arrive plus à répondre aux sollicitations. " Alors que nous sommes déjà à la moitié de l’année, nous n’avons réuni qu’un quart des sommes nécessaires ", s’inquiète Tamara Kummer, porte-parole du PAM pour la France. Résultat : en juin dernier, cette organisation a dû revoir à la baisse - de 420 grammes à 320 grammes par jour et par personne - les rations de céréales accordées aux populations rwandaises. En Ouganda, ce sont 600 000 habitants qui ont vu leur ravitaillement interrompu.

Les petits paysans, premières victimes

Les mauvais chiffres publiés par la FAO sont d’autant plus inquiétants qu’ils amplifient des évolutions déjà à l’oeuvre. Depuis 2000, la malnutrition a augmenté dans les pays les moins avancés (PMA). La consommation alimentaire par habitant, mesurée en calories par habitant et par jour, est tombée de 2 390 calories en 2004 à 2 215 en 2006, et la situation s’est probablement aggravée sur la période 2007-2008, note la Cnuced, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement 1.

En Afrique centrale, la part de la population sous-alimentée est quant à elle passée de 36 % au début des années 1990 à 56 % une décennie plus tard. La production agricole mondiale s’est certes accrue de 2 % en moyenne annuelle entre 1980 et 2004, mais cette progression n’a pas permis d’améliorer la situation. Et pourtant, l’augmentation de la population pendant la même période n’a été que de 1,6 %. " Le problème de la faim ne s’explique pas par un manque mondial de nourriture, mais par l’impossibilité d’une partie de la population d’y avoir accès, faute de ressources suffisantes ", rappelle Bénédicte Hermelin, directrice du Groupe de recherche et d’échanges technologiques (Gret), une organisation non gouvernementale (ONG) membre du Comité français pour la solidarité internationale (CFSI).

Premières victimes : les petits producteurs. Ils représentent 70 % des habitants de la planète souffrant de la faim (75 % dans les pays les moins avancés). Le problème d’accès à la terre, aux intrants*, ainsi que le manque de formation ou de moyens financiers pour favoriser le développement des circuits de stockage ou de distribution n’ont pas permis une augmentation de la productivité dans l’agriculture. De plus, ces producteurs ont été concurrencés par les importations de produits alimentaires moins onéreux que les produits locaux, car bénéficiant de coûts de production plus favorables ou de subventions. L’ouverture des frontières, préconisée par les organisations internationales, dont l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui devait favoriser la sortie de la pauvreté de ces Etats, s’est en réalité retournée contre eux. En Afrique, le riz thaïlandais s’est substitué aux céréales locales, tandis que le poulet brésilien mettait à mal les élevages. Du coup, les paysans ne parviennent pas à dégager un revenu suffisant de leur activité et s’enfoncent dans la pauvreté.

Zoom Les changements climatiques déstabilisent le Sud

Les pays en développement commencent à subir les conséquences des changements climatiques. La hausse du niveau des mers pourrait obliger les populations vivant dans des zones côtières ou près des deltas des grands fleuves à se déplacer. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime que 300 millions de personnes vivent dans les deltas de faible altitude, où le risque d’inondations est grand.

Parallèlement, les agriculteurs situés dans les régions sèches pourraient aussi devoir abandonner leurs terres. Ces déplacements risquent d’aggraver leurs conditions de vie, ainsi que la faim et la malnutrition. " Les communautés rurales dépendantes de l’agriculture dans un environnement fragile seront confrontées à un risque immédiat et accru de pertes de récoltes et de bétail ", indique l’agence onusienne.

Les consommateurs urbains dans la tourmente

Dénoncée par les organisations paysannes au Sud ou par celles de la société civile au Nord, cette politique a longtemps profité aux consommateurs urbains : elle leur permettait en effet de s’alimenter à moindre coût. D’autant que les prix mondiaux n’ont cessé de chuter dans les années 1990 et jusqu’au début des années 2000. Mais cette politique a montré ses limites l’année dernière, quand les cours des matières premières agricoles se sont envolés. Ils ont augmenté d’autant la facture des Etats ayant recours aux importations pour assurer leur sécurité alimentaire. Les importations alimentaires des pays les moins avancés sont ainsi passées de 3,5 % du produit intérieur brut (PIB) en 1990 à 4,4 % en 2007. En 2000, elles totalisaient 6,9 milliards de dollars. En 2008, elles se sont chiffrées à 23 milliards de dollars, rappelle la Cnuced.

Répartition estimée des populations sous-alimentées par région en 2009 (en millions) et augmentation par rapport à 2008 (en %)

Partout, le renchérissement des approvisionnements a entraîné une inflation galopante. Cette hausse des prix a écorné le pouvoir d’achat des consommateurs, provoquant un repli des achats alimentaires. Faute d’investissements réalisés dans les agricultures locales, les petits paysans n’ont pas pu profiter de cette situation pour proposer des produits de substitution. Et en dépit de l’accalmie intervenue depuis sur le marché mondial, les prix à la consommation des produits de base n’ont pas connu la même évolution à la baisse. 80 % à 90 % des produits à base de céréales affichaient des prix supérieurs de 25 % à ceux de fin 2007 dans 17 pays d’Afrique subsaharienne, notait la FAO début juillet.

Indices de prix mensuels des produits alimentaires, base 100 = moyenne annuelle sur 2002-2004

Au Soudan, le prix du sorgho était ainsi trois fois plus élevé qu’il y a deux ans à la même époque. En Ouganda, au Kenya ou en Ethiopie, le prix du maïs a pour sa part été multiplié par deux. La situation n’est guère meilleure en Amérique latine ou dans les Caraïbes, où 40 % à 80 % des prix alimentaires dépassent de 25 % en moyenne ceux atteints il y a deux ans. Vulnérables à l’augmentation des prix, des milliers de consommateurs qui jusqu’à présent s’alimentaient grâce aux importations ont été à leur tour rattrapés par la malnutrition. Quant à l’immense majorité des petits producteurs, largement écartés du marché, ils n’ont guère profité de ces hausses de prix.

Les effets de la crise économique

Le nombre de personnes ayant des difficultés à s’alimenter s’est encore accru du fait de la crise économique mondiale, qui n’a pas épargné les pays du Sud : la baisse des échanges commerciaux mondiaux a en effet fragilisé la balance commerciale des pays fortement dépendants des exportations. Pour les plus pauvres d’entre eux, le choc est rude : les gains retirés des exportations représentaient 45 % de leur PIB en 2007, contre 17 % en 1995 ! L’OMC s’attend à ce que les flux commerciaux des pays en développement se contractent cette année de 7 %, contre 2 % à 3 % initialement prévus.

La récession menace directement les emplois liés aux exportations. L’exemple de la production de roses en Ethiopie est à ce titre exemplaire. Faute de consommateurs au Nord, les prix des roses importées par l’entreprise néerlandaise FloraHolland, un des plus grands acteurs du secteur, ont chuté de 15 % au premier semestre 2009. Les sommes versées aux producteurs locaux sont elles aussi en repli. Ceux-ci ne touchent aujourd’hui qu’entre 6 et 15 centimes d’euro selon la grosseur de la fleur, quand ils estiment qu’un gain compris entre 10 et 18 centimes est nécessaire pour assurer la viabilité de leur exploitation. Or, en Ethiopie, 50 000 personnes travaillent dans la production horticole.

Zoom Sous-alimentation : le double discours de l’Europe

Le 22 juillet dernier, les 27 Etats membres de l’Union européenne ont fait un don de 75 millions d’euros pour aider les pays du Sud à accroître leur production agricole. Cette enveloppe bénéficiera à 13 pays sévèrement touchés par la hausse des prix. Cette aide survient après un don historique d’une valeur de 125 millions d’euros accordé un mois plus tôt. Mais cette générosité va de pair avec des pra-tiques qui ne favorisent pas toujours les objectifs affichés.

" L’Europe donne d’une main ce qu’elle reprend de l’autre, affirme Pascal Erard, responsable plaidoyer au Comité français pour la solidarité internationale (CFSI). Par exemple, et en dépit des conséquences désastreuses de l’ouverture incontrôlée des frontières aux importations de produits agricoles, Bruxelles persiste à vouloir signer les accords de partenariat économique prévoyant une nouvelle libéralisation des échanges avec les pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique). " Ces accords prévoient une ouverture des frontières à près de 80 % des produits en provenance de l’Union européenne d’ici une période de dix à quinze ans, contre un accès libre au marché européen pour les produits agricoles des pays ACP.

Par ailleurs, les subventions à l’exportation des produits agricoles, que l’Europe s’était engagée à éliminer et qui ne pesaient plus très lourd dans ses échanges avec les pays en développement, sont en train de refaire surface. " Bruxelles a recommencé à subventionner la poudre de lait pour désengorger le marché européen et éviter que la baisse du prix du lait ne soit encore plus forte ", ajoute Pascal Erard.

Dans tous les pays, la pauvreté progresse, tandis que nombre d’entreprises sont contraintes de licencier ou de mettre la clé sous la porte. Le Bureau international du travail (BIT) prévoit 38 millions de chômeurs supplémentaires au second semestre 2009 et 75 millions de nouveaux travailleurs pauvres. Parmi eux, les deux tiers se trouvent dans les pays du Sud. Le choc risque d’être difficile à surmonter quand beaucoup d’entreprises, faute de perspectives, diffèrent leurs investissements. Ceux réalisés par les multinationales dans les pays en développement sont ainsi passés de 36,4 millions de dollars à 13 millions de dollars entre le premier trimestre 2008 et le premier trimestre 2009, selon la Cnuced.

La situation ne s’améliore pas non plus dans les campagnes. Le rétrécissement des débouchés n’incite pas les agriculteurs à s’engager dans des démarches de modernisation de leur agriculture. " On est entré dans un cercle vicieux, pointe Tamara Kummer. Devant les difficultés, les petits producteurs commencent à retirer leurs enfants de l’école. Puis ils réduisent les dépenses de santé avant de se résoudre à vendre leur bétail et à quitter leur ferme. L’exode rural continue de s’accélérer. "

Promesses non tenues

Face au double choc créé par la crise alimentaire et par la crise économique mondiale, les gouvernements du Sud sont impuissants : leurs marges de manoeuvre budgétaires, déjà minces, sont aujourd’hui quasi inexistantes. Dans ce contexte, leurs engagements à consacrer 10 % de leur PIB à l’agriculture - contre 4 % aujourd’hui - s’éloignent. Les Etats riches du Nord, qui ont mobilisé des millions de dollars pour sauver des pans entiers de leur économie, tardent quant à eux à transformer leurs promesses d’il y a un an en actes. En juin 2008, ils s’étaient pourtant mis d’accord pour accorder une rallonge de 15 milliards de dollars aux pays du Sud fortement importateurs afin de réduire leur facture alimentaire. Or, sur cette somme, seuls 10 % ont été versés à ce jour... Il en va de l’aide d’urgence comme de l’aide publique au développement. La promesse d’y consacrer 0,7 % de leur PIB a bien du mal à se concrétiser. L’Italie a par exemple réduit ses subsides de 56 % cette année et la France ne maintient le chiffre de 0,38 % qu’en recourant à des artifices 2.

Sans financements supplémentaires, le Fonds monétaire international (FMI) a lui aussi revu ses ambitions à la baisse. Reconnaissant au plus fort de la crise alimentaire du printemps 2008 les limites des seules lois du marché pour assurer la sécurité alimentaire des pays du Sud, il avait pourtant souligné la nécessité d’investir massivement dans la modernisation des agricultures locales. Seule nouveauté : la Banque mondiale encourage désormais les pays les plus vulnérables à modifier leur législation pour favoriser la vente ou la location de terres agricoles à des entreprises multinationales ou à des pays - Chine, Japon, Corée, pays du Golfe - qui cherchent ainsi à sécuriser leurs propres approvisionnements. Une façon, selon l’organisation internationale, d’aider les pays les plus pauvres à réaliser les investissements nécessaires pour moderniser leur agriculture.

Sauf que ces derniers n’en voient généralement pas les effets positifs : les récoltes sont destinées aux pays exploitant désormais ces terres, qui ne font que peu appel à de la main-d’oeuvre locale. Cette attitude, dénoncée par plusieurs ONG, crée de nouvelles tensions : risque de conflit avec les petits paysans pour l’accès à l’eau, expropriations, menaces sur les meilleures terres arables... Un récent rapport sur huit pays d’Afrique, rendu en mai dernier 3, apporte de l’eau au moulin de ces opposants : il souligne le manque de transparence de ces transactions auxquelles les paysans sont rarement associés.

Souveraineté alimentaire

" De sommet en sommet, on assiste à de grandes déclarations sur la faim et on lance des promesses de dons. Mais il n’y a ni suivi ni sanctions ", déplore Olivier De Schutter, rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation 4. Et ce en dépit de l’urgence déclarée. Car il est illusoire de croire que les tensions vont s’estomper avec la relance économique, ou de considérer la flambée des prix observée l’année passée comme une simple poussée de fièvre sans lendemain. Comment, si rien ne change, espérer répondre en 2050 aux besoins d’une planète comptant 9 milliards d’habitants, dont les surfaces encore cultivables sont limitées et dont l’agriculture sera affectée par le changement climatique ?

La crise alimentaire du printemps 2008 ne pourrait être qu’une première alerte. Dans leur dernier rapport sur les perspectives agricoles 2009-2018 5, la FAO et l’OCDE estiment que des épisodes d’extrême volatilité des prix, comme au moment de la flambée de 2008, ne sont pas à exclure au cours des prochaines années, en particulier du fait que les prix des produits agricoles sont de plus en plus dépendants des coûts du pétrole et de l’énergie. Même si les experts s’attendent, dans les dix ans à venir, à une progression de la production, de la consommation et des échanges agricoles dans les pays en développement, l’augmentation des inégalités au Sud risque d’aggraver la situation des plus pauvres, acculés à l’insécurité alimentaire et à la faim. " Ces perspectives montrent qu’il est urgent de permettre aux pays du Sud, qui sont les plus fragiles, d’assurer leur souveraineté alimentaire, en les encourageant à développer leur agriculture pour nourrir leur population, plutôt qu’en les obligeant à ouvrir toujours plus leurs marchés aux importations. Sans quoi les difficultés actuelles ne feront que s’aggraver ", conclut Bénédicte Hermelin.

  • 1. Dans son " Rapport 2009 sur les pays les moins avancés ", juillet 2009. Disponible sur www.alternatives-economiques.fr/doc44006
  • 2. Voir " L’aide au développement recule ", Alternatives Economiques n° 271, juillet-août 2009, disponible dans nos archives en ligne.
  • 3. " Accaparement des terres ou opportunités de développement ", IIED/FAO/FIDA, mai 2009. Disponible (en anglais) sur www.fao.org
  • 4. Cité dans " Le monde en récession néglige la crise alimentaire ", Le Monde Economie, 30 juin 2009.
  • 5. " Perspectives agricoles de l’OCDE et de la FAO 2009-2018 ", juin 2009, disponible sur www.agri-outlook.org
* Intrants

Engrais, pesticides, produits pour le bétail, etc. nécessaires à la production agricole.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !