Management

Thomas Peters, de l’excellence au chaos

8 min

Critique de l'organisation bureaucratique et homme d'action plus que de réflexion, Thomas Peters a élaboré la grille d'analyse des " 7 S " et mis la culture d'entreprise au coeur de son analyse de l'efficacité organisationnelle.

Tout comme le nom de J. K. Rowling restera attaché au personnage d’Harry Potter, ceux de Thomas Peters et Robert Waterman sont indissociables de leur best-seller : In Search of Excellence (Le prix de l’excellence). Dans un domaine où les tirages de plus de 10 000 exemplaires sont considérés comme de grands succès, le fait qu’il s’en soit vendu plus de cinq millions, pour la seule édition en anglais, est un signe. Certaines entreprises en ont commandé des centaines d’exemplaires pour les offrir à leurs collaborateurs.

Le modèle japonais

Au début des années 1980, les dirigeants occidentaux sont fascinés par le modèle japonais : le management par la qualité, l’implication des salariés à tous les niveaux, la simplicité apparente des méthodes d’organisation séduisent des cadres lassés par les cycles compliqués de la planification stratégique. Les missions d’étude se succèdent alors chez Toshiba, Toyota ou Mitsubishi pour chercher à comprendre comment fonctionnent les usines nippones.

Les livres sur ce management encore exotique se multiplient : Théorie Z. Faire face au défi japonais, de William Ouchi, et L’art du management japonais, de Richard Pascale, sortent en 1981. Un an plus tard, quand paraît Le prix de l’excellence, Thomas J. Peters a 40 ans et une solide expérience du management. Avant de devenir consultant, il a obtenu un master en ingénierie à Cornell University, puis s’est engagé dans la marine américaine. Démobilisé en 1970, il reprend des études de gestion à Stanford, en Californie. Son MBA en poche, il va travailler pendant deux ans dans les services de la Maison Blanche, puis en 1974 il entre chez McKinsey, firme mondialement réputée de conseil en stratégie et management. Il s’installe à San Francisco et se passionne pour les questions d’efficacité organisationnelle et d’excellence. Il explique ce goût par le fait d’avoir travaillé dans deux organisations particulièrement inefficaces : l’armée américaine enlisée dans le bourbier vietnamien et l’administration fédérale sous Nixon.

En 1977, il est chargé d’un projet intitulé " Organisation, structures et personnes ". Sa direction générale lui donne carte blanche pour mener cette étude. Il est complètement libre de ses mouvements, n’a pas d’objectif particulier et encore moins de théorie. Il parcourt le monde pendant deux ans, interviewant tous les professionnels intéressants, afin de mieux connaître leurs modes de management et d’organisation. La quête est fructueuse : en 1979, quand la filiale munichoise de McKinsey lui demande de présenter ses premières trouvailles à Siemens, l’un de ses clients, notre globe-trotter arrive avec un diaporama de 700 diapositives ! La présentation durera deux jours.

Ce show monstrueux ne passe pas inaperçu. Peters est invité à le répéter aux Etats-Unis, chez Pepsico. On lui demande néanmoins d’être plus synthétique... Il revoit son discours et le structure en huit thèmes, qu’il reprendra par la suite avec son collègue Richard Pascale. Les deux hommes vont élaborer pour McKinsey une grille d’analyse des organisations qui entrera dans l’histoire du management sous le nom des " 7 S " (voir tableau).

Ce type d’outil est alors très apprécié dans les grandes firmes de conseil. Il permet de standardiser les analyses et de les confier à des " juniors ", brillants lauréats de grandes universités mais n’ayant aucune expérience de la gestion des entreprises.

Comment font les meilleures entreprises ?

Peters et Waterman sélectionnent leurs 43 clients ayant les meilleurs résultats financiers, avec une batterie de critères permettant d’écarter ceux dont les performances ne sont pas homogènes. Puis ils étudient systématiquement les méthodes de management de ces entreprises à l’aide de la grille " 7 S ", en cherchant à repérer les traits communs : ce sont les valeurs partagées, la culture d’entreprise, qui sortent le plus souvent.

S’appuyant sur ce constat, les deux hommes vont montrer que les mé- thodes très lourdes de planification stratégique, mises en oeuvre par des équipes étoffées d’analystes, ne présentent plus d’intérêt. Seuls comptent, pour le succès des entreprises, les hommes, leur enthousiasme et leurs compétences. Il faut " libérer l’entreprise de la tyrannie des petits comptables à courte vue ".

Cette critique de l’organisation bureaucratique, héritée de Max Weber et du management scientifique de Taylor, est alors largement partagée. Peters et Waterman déclarent se situer dans la lignée d’Elton Mayo et de Chester Barnard. Mayo, le fondateur de l’école des relations humaines, avait remis en cause les conceptions trop mécanistes de Taylor, et Barnard avait montré l’importance de la communication à l’intérieur des entreprises et du consentement du subordonné aux ordres qu’il reçoit 1. Ils s’inspirent aussi des travaux de leurs aînés des années 1950, Herbert Simon et James March. Enfin, leurs méthodes d’observation directe des gens au travail sont proches de celles d’Henry Mintzberg, dont la thèse, publiée en 1973 sous le titre The Nature of Managerial Work2, décrit par le menu les activités de cinq directeurs généraux d’organisations très différentes 3.

Sur le fond, donc, Peters et Waterman n’innovent pas vraiment. C’est la forme qui va séduire des millions de cadres, parmi lesquels fort peu avaient lu Simon ou March, et encore moins Chester Barnard. Les deux premiers sont des chercheurs remarquables, mais universitaires jusqu’au bout des ongles, assez indifférents à la lisibilité de leurs ouvrages. Quant à Chester Barnard, il fait l’unanimité : son livre est capital mais difficile à lire, tant son style est laborieux !

Avec Le prix de l’excellence, les deux compères font passer un message simple : l’important pour l’entreprise, ce sont ses salariés, ses clients et l’action. Et ils le font sous une forme agréable, dans un style vif, plein de conseils de bon sens et d’anecdotes. Certaines nous paraissent un peu ridicules, comme celle de l’ouvrier japonais qui ne peut pas supporter le moindre défaut sur les voitures qu’il fabrique et qui redresse les essuie-glaces des Honda qu’il rencontre en rentrant chez lui chaque soir, ou encore celle des cadres supérieurs de Delta Airlines, qui vont aider les bagagistes à décharger les avions, chaque année à Noël. Mais elles illustrent de façon amusante des concepts de management banals, et le lecteur les retient.

Peters et Waterman rapportent avec enthousiasme des pratiques qui vont être adoptées par des milliers d’entreprises. C’est le cas du format imposé chez Procter et Gamble pour les notes : aucun mémo présenté à un comité de direction ne doit dépasser un recto, ce qui fait gagner du temps au lecteur et oblige le rédacteur à un sérieux effort de concision. A cause du Prix de l’excellence, des centaines de milliers de cadres vont suer sang et eau pour faire entrer dans une seule page l’exposé de toute affaire montant à la direction générale !

Dans le sillage de son best-seller, Tom Peters va publier en 1986 La passion de l’excellence. Il a quitté McKinsey, et son coauteur sera cette fois Nancy Austin, avec laquelle il a créé un cabinet de conseil : Tom Peters Group, devenu par la suite Tom Peters Company. L’ouvrage sera bien accueilli, mais sans égaler le précédent.

Le coût de l’excellence

Dans les années qui suivent sa sortie, Le prix de l’excellence inspire des dizaines d’auteurs. En France, Georges Archier et Hervé Sérieyx se taillent un beau succès avec un livre de la même veine : L’entreprise du 3e type4.

Peters et Waterman seront aussi soumis à de sévères critiques. La première remise en question vient du côté de chercheurs et de journalistes qui s’intéressent de près au sort des firmes exemplaires citées dans le livre. Par malchance, plusieurs d’entre elles ont connu quelques déboires, et dix-huit mois après la publication du livre, elles ne remplissent plus les critères qui leur avaient permis d’être sélectionnées parmi les " meilleures entreprises américaines " (sous-titre du livre).

La deuxième salve de critiques sera tirée par les chercheurs confrontés à la face sombre de l’excellence : les dégâts psychologiques provoqués par l’implication excessive dans l’entreprise, la tension causée par des objectifs trop ambitieux et par la compétition entre cadres. Dans Le coût de l’excellence5, Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac décrivent " les maladies de l’excellence ", la montée du stress et des pathologies qui lui sont liées. Ils dénoncent le système managérial construit par Peters et Waterman en opposition au système bureaucratique. Ce dernier avait ses défauts, mais il restait extérieur à l’individu, auquel on demandait de respecter des règles d’organisation et de fonctionnement, d’atteindre des objectifs chiffrés, sans exiger qu’il s’engage corps et âme. La soumission à l’autorité était contraignante, mais en fin de compte moins envahissante et moins destructrice que l’engagement affectif, passionnel, imposé au cadre par le système " managinaire " décrit sans complaisance par les deux intellectuels français 6.

Au fil des années, Tom Peters passe de la passion de l’excellence à celle du changement, tout en continuant à préférer l’action à la réflexion et à se méfier des concepts et des théories. Il publie en 1987 Le chaos Management, dans lequel il prône un modèle d’entreprise souple et réactive, avec des structures " plates " (peu de niveaux hiérarchiques) et de petites unités autonomes et responsables capables de " sentir " les besoins du client et d’y répondre très rapidement.

Il garde son obsession de la qualité, du service et de la réactivité face au marché, mais finit par déclarer qu’" il n’y a pas d’entreprise excellente ". Et que, pour réussir, le secret est de choisir un système - n’importe lequel parmi les six ou sept possibles - et de l’appliquer avec rigueur et constance.

  • 1. Dans son livre The Functions of the Executive (1938), qui n’a pas été traduit en français.
  • 2. Les éditions d’Organisation, 1984.
  • 3. Voir nos articles sur Elton Mayo (Alternatives Economiques n° 256), James March (n° 264) et Henry Mintzberg (n° 266), disponibles dans nos archives en ligne.
  • 4. Editions du Seuil, 1984.
  • 5. Editions du Seuil, 1991.
  • 6. Dans le système " managinaire ", c’est l’imaginaire de l’individu qui devient objet de management, son inconscient est mobilisé pour le fonctionnement de l’organisation.

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