Exploitation

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Le pauvre exploite-t-il le riche ? Courrier International l’affirme dans son numéro de la première quinzaine d’août, en publiant une traduction de ce que le journal appelle une " provocation " de Peter Sloterdijk, parue initialement dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung. Une provocation, peut-être, mais certainement pas une plaisanterie, car l’auteur de cet article n’est pas n’importe qui : philosophe connu outre-Rhin, Peter Sloterdijk est recteur d’université et a publié ou participé à de nombreux livres, y compris très récemment avec le Cercle des économistes 1.

Sa thèse ? Rien de très original, à vrai dire : l’Etat est une " main qui prend ", qui accapare une partie croissante de la richesse produite. Cette " kleptocratie étatique " sert notamment à entretenir cette " bonne moitié de la population de chaque nation moderne " aux revenus nuls ou minimes qui vit " dans une large mesure des contributions de l’autre moitié de la population, celle qui paie des impôts ". Ce qui aboutit finalement à une " exploitation des citoyens productifs par les citoyens improductifs ", dont on ne sortira que par " la fin de l’impôt obligatoire et sa transformation en don à la collectivité ".

L’Etat spoliateur est un vieux classique qui court dans la pensée ultralibérale, de Benjamin Constant à Pascal Salin. Ce dernier, dans Libéralisme (éd. Odile Jacob, 2000), écrit ainsi : " Imaginons, par exemple, un village de 100 personnes, où une bande de 51 brigands essaie de spolier les 49 autres habitants. (...) [S’ils prennent] le pouvoir dans le village en se faisant élire démocratiquement, il leur suffira alors de voter des règles ou des impôts spoliateurs et la spoliation deviendra alors légale. Bien entendu, dire qu’elle est légale ne veut pas dire qu’elle est légitime. " Brigandage ou kleptocratie, l’élégance du style diffère, mais l’idée est la même : les pauvres sont des exploiteurs, qui utilisent la force du nombre pour mettre en coupe réglée les malheureux riches qui, eux, sont productifs.

J’avoue qu’à cette lecture, mes yeux se sont dessillés. J’ai enfin compris que les actionnaires des fonds d’investissement, des fonds spéculatifs et des fonds de pension étaient les vrais créateurs de la richesse - des citoyens productifs dans le langage de notre philosophe -, alors que les enseignants 2 ou les personnels des hôpitaux ne sont que des prédateurs vivant honteusement sur leur dos par le biais des impôts.

J’ai enfin compris que, si nous sommes aujourd’hui en grande difficulté, ce sont tous ceux qui vivent sur le dos des riches qui en sont responsables, en se montrant insatiables et en exigeant toujours plus de moyens. Tandis que les actionnaires, les traders et les financiers ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour empêcher la mécanique infernale de la crise de se mettre en branle, notamment en essayant de créer le maximum de richesses pour faire face à la cupidité des pauvres et des fonctionnaires. J’ai enfin compris que les riches, ou les apprentis riches, les Madoff, Kerviel, Bouton et compagnie tentaient de s’enrichir non pour eux-mêmes, mais pour pouvoir alimenter la gloutonnerie du fisc.

J’ai enfin compris pourquoi il était si important d’instaurer des dispositifs fiscaux réduisant l’imposition des riches (bouclier fiscal, donations patrimoniales exemptées de droits de succession, réductions d’ISF...) pour un coût de plusieurs milliards d’euros et si injuste d’instaurer une taxe de 1 % sur les revenus du patrimoine afin de financer les 1,5 milliard d’euros destinés au RSA : réduire l’imposition rend les riches plus désireux d’accroître la richesse au bénéfice de tous et leur permet de donner davantage aux pauvres méritants.

J’ai enfin compris qu’un riche l’est parce qu’il est intelligent, astucieux et innovateur : mettez-le au milieu du désert, il vous fera pousser des richesses, c’est dans ses gènes, dans sa nature. Tandis que le pauvre ne sait que quémander, se plaindre, pleurnicher, voire menacer, et n’arrive pas à comprendre que si la société lui verse jusqu’à 400 euros par mois de RSA, c’est un gaspillage éhonté, qu’il devrait dire " merci, M. Salin, merci M. Sloterdijk, vous êtes trop bons ", en triturant son béret, en baissant la tête et en promettant se s’amender pour que ces messieurs continuent de donner à la collectivité.

La prochaine fois que je créerai un journal, je l’appellerai Alternatives patrimoniales. Comme ça, je ferai fortune et je pourrai donner aux pauvres. Ils seront drôlement contents. Et moi aussi.

  • 1. Jours de colère. L’esprit du capitalisme, avec Pierre Dockès, Marc Guillaume et Francis Fukuyama, éd. Descartes & Cie, 2009.
  • 2. Parmi lesquels on compte notamment Peter Sloterdijk et Pascal Salin.

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