L’Etat reprend Paris

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Le Grand Paris doit permettre à la capitale de rivaliser avec les grandes métropoles mondiales. Si l'objectif fait consensus, les moyens sont loin de faire l'unanimité.

Visionnaire ou ringard ? Christian Blanc, le secrétaire d’Etat au Développement de la région capitale, a une mission difficile : " Définir une vision pour la région capitale à l’horizon 2030. " La loi sur le Grand Paris, votée par l’Assemblée nationale le 1er décembre dernier et qui devrait passer devant le Sénat en février, précise ses intentions. Son objectif : défendre le rang de Paris dans la compétition des " villes mondiales ", face à Tokyo, New York et Londres, et face à l’émergence des grandes métropoles du Sud, telles que Shanghai et Bombay.

Son concept central : le cluster*. Christian Blanc, qui inspira la politique des pôles de compétitivité, identifie autour de Paris neuf " territoires stratégiques ", correspondant à des " pôles d’excellence économique " à développer. Son levier : un réseau de métro automatique de 130 km qui lie ces pôles entre eux et les raccorde au centre et aux vraies " portes " du Grand Paris, que sont les aéroports et les gares TGV périphériques. Son bras armé : la Société du Grand Paris, nouvel établissement public, chargé de la réalisation de l’infrastructure de transport et de l’aménagement autour des nouvelles gares.

Cette stratégie est loin de faire l’unanimité, tant sur la méthode que sur le fond. Les élus locaux se sont sentis tenus à l’écart de l’élaboration du projet, conçu dans le plus grand secret. Les maires craignent de perdre la maîtrise du sol autour des nouvelles gares. La région, à laquelle l’Etat avait finalement laissé les rênes des transports franciliens en 2006, se voit dessaisie d’une compétence majeure. Et les architectes de renom auxquels le président de la République avait demandé de dessiner le visage d’une métropole " post-Kyoto " ont le sentiment d’avoir travaillé pour rien. " Est-ce parce que Christian Blanc présida Air France et la RATP qu’un tube vers un aéroport est son seul souci ? ", ironise l’architecte Paul Chemetov, résumant le sentiment que la montagne des propositions urbaines a accouché d’une souris technocratique.

Le schéma du Grand Paris de Christian Blanc
L’Ile de France en quelques chiffres (2005)

Une vision tronquée du développement

Qu’il faille miser sur le développement économique de la région capitale, nul ne le conteste. Le temps où l’on déshabillait Paris pour habiller la province semble révolu. L’économie mondialisée se structure autour de " villes mondiales ", qui concentrent et redistribuent les flux d’hommes, d’idées et de capitaux. La métropole parisienne est un des quatre ou cinq plus grands hubs urbains de la planète et c’est un atout décisif pour l’ensemble du pays. Quatrième ville mondiale en termes de produit intérieur brut (PIB), après Tokyo, New York et Los Angeles, Paris jouit d’une position exceptionnelle. C’est à la fois un centre majeur des affaires (deuxième métropole mondiale derrière Tokyo pour le nombre de sièges sociaux de grands groupes multinationaux qui y sont implantés), un grand centre intellectuel (au premier rang de la recherche en Europe) et un symbole dans le monde entier, qui lui vaut d’être la première destination touristique mondiale, avec 35 millions de visiteurs étrangers chaque année.

L’économie francilienne est aussi plus diversifiée que celle de ses concurrentes. Si les activités financières et de services aux entreprises y sont très présentes, comme dans les villes globales décrites par la sociologue Saskia Sassen, l’Ile-de-France demeure notamment une région industrielle (la première en France en termes de valeur ajoutée produite).

A cet égard, " les pôles mis en exergue par Christian Blanc ont le mérite de révéler les potentiels économiques de la métropole et de rendre lisible son territoire à une échelle internationale ", estime Anne-Marie Romera, directrice du département économie de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Ile-de-France (IAU Ile-de-France). Mais l’ambition affichée par le secrétaire d’Etat de doubler, à 4 % par an, le taux de croissance de l’économie francilienne est discutable. Paris connaît certes une croissance moindre que Londres ou New York, du moins c’était le cas jusqu’à la crise... Mais celle-ci a montré que cette croissance, liée à une spécialisation financière très marquée, était bien peu soutenable. Une telle croissance supposerait en outre la création de 800 000 à un million d’emplois en quinze ans, quand les projections démographiques réalisées par l’IAU Ile-de-France et l’Insee prévoient une progression de la population de 20 à 64 ans de 300 000 personnes d’ici à 2030. Il faudrait donc, pour atteindre les objectifs de Christian Blanc, de très fortes migrations, à la fois internes (au détriment des autres régions) et internationales.

Il faudrait aussi pouvoir loger ces nouveaux actifs. Or, la région souffre d’une pénurie de logements dramatique. On y construit 40 000 logements par an quand il en faudrait 60 000 à 70 000. Le taux de construction par habitant y est le plus faible de France. Cette pénurie entraîne le départ des familles avec enfants, provoquant des tensions sur le marché du travail, et celui des jeunes retraités qui vont dépenser leur retraite ailleurs.

Une partie de la richesse produite en Ile-de-France profite ainsi au reste du pays. Alors que la région génère près de 30 % du PIB national (pour 22 % des emplois et 19 % de la population), " ses ménages ne bénéficient que de 22,5 % du revenu des ménages français ", souligne l’économiste Laurent Davezies. Une différence qui tient notamment au jeu des transferts sociaux - les cotisations prélevées sur les salaires des actifs franciliens se transforment en retraites dépensées sur la côte d’Azur - et d’une consommation de loisirs qui profite également au reste du pays.

Le phénomène est commun aux grandes métropoles, mais il est particulièrement accentué en Ile-de-France. Ce qui n’est pas sans poser problème. Car l’insuffisant développement de ce que Laurent Davezies appelle " l’économie résidentielle " contribue à expliquer la plus faible progression de l’emploi en Ile-de-France, en comparaison du reste du pays (+ 11 % entre 1996 et 2006, contre plus de 15 % dans les autres régions) et l’augmentation de la pauvreté (le taux de pauvreté y a progressé de 22 % sur la même période, alors qu’il diminuait de 14 % en France).

Le dynamisme économique ne dépend donc pas seulement de l’attrait de la métropole à l’égard des investisseurs étrangers, mais aussi vis-à-vis des actifs et des retraités. Une stratégie économique métropolitaine devrait s’intéresser à la production de logements abordables en quantité suffisante, à la qualité de l’environnement et des équipements.En termes d’attractivité de la métropole, pouvoir se baigner dans la Seine vaut sans doute quelques clusters...

Disparités spatiales

Cette vision de la ville organisée par clusters pose d’ailleurs de nombreuses questions. Une question de cohésion territoriale, d’abord. " Il y a un effet de vases communicants en Ile-de-France : si l’offre immobilière pour les entreprises se développe quelque part, c’est au détriment d’autres sites ", souligne Anne-Marie Romera. La polarisation accrue des activités risque d’accentuer encore les inégalités qui déchirent l’agglomération parisienne. Si les riches y sont plus riches que dans le reste de l’Hexagone (la métropole concentre les emplois les plus qualifiés et les mieux payés), les pauvres sont aussi plus pauvres. Cette polarisation sociale se double d’une polarisation spatiale : le potentiel fiscal par habitant des communes d’Ile-de-France varie de plus de un à sept. A cet égard, la desserte de la cité de Clichy-Montfermeil par le métro automatique ne suffira pas à compenser l’absence de solidarité financière entre collectivités.

Une question d’efficacité économique, ensuite. " Un cluster fonctionne comme un système neuronal. Ce qui compte, ce sont les possibilités de connexion ", explique Anne-Marie Romera. Plus elles sont nombreuses, mieux ça marche. Le modèle s’applique bien au territoire en pleine recomposition de la Plaine-Saint-Denis, qui cherche à s’imposer en matière d’industries de la création audiovisuelles et numériques. Mais fonctionnera-t-il sur le plateau de Saclay, situé à une vingtaine de kilomètres de Paris ? Malgré la présence de plusieurs centres de recherche et d’institutions d’enseignement prestigieuses (dont l’Ecole polytechnique), Saclay est loin de correspondre au rêve d’une Silicon Valley à la française. Le gouvernement mise gros sur ce territoire, qui se voit doté d’un établissement public d’aménagement (c’est l’objet de la deuxième partie de la loi sur le Grand Paris), d’une desserte en métro et d’un investissement d’un milliard au titre du Grand emprunt, pour y renforcer les équipements d’enseignement supérieur. Cela suffira-t-il à faire prendre la mayonnaise du cluster ? Pas sûr. Le territoire paraît à la fois trop loin de Paris et trop vaste pour être correctement connecté par une ligne de métro. Et en même temps, il reste sous-dimensionné par rapport à l’ambition placée en lui. La Silicon Valley américaine mesure 100 km sur 50 km et compte plus de 3 millions d’emplois, soit l’équivalent de plus de la moitié de l’Ile-de-France. " Le cluster, ce n’est pas Saclay, c’est l’ensemble de la métropole ", estime Anne-Marie Romera.

Un schéma dépassé

Les pôles de Christian Blanc correspondent selon elle à un " schéma un peu dépassé, pas très éloigné des villes nouvelles ". Cet élargissement de la métropole va finalement à contre-courant des tendances récentes qui voient le développement de vastes campus urbains au coeur des villes, comme à Barcelone ou à Séoul 1 et un certain retour des entreprises au coeur de l’agglomération. Alors que l’emploi s’était largement éloigné et dispersé en grande couronne dans les années 1980 et 1990, provoquant une aggravation des problèmes de transports et d’accessibilité des emplois, les programmes de bureau pour les prochaines années indiquent un regain de la petite couronne. Tout ceci plaide pour une ville compacte, et un maillage étroit de transports collectifs, plus proche du réseau de transport préconisé par le schéma directeur de la Région, qui prévoit une rocade en très proche couronne (de 2 à 5 km de Paris).

Zoom Condamnés à s’entendre

Contrairement à d’autres régions capitales, comme Londres, Madrid ou Berlin, la métropole parisienne n’est pas dotée d’une structure spécifique. Et contrairement à ce qui s’est passé en province, la décentralisation n’a pas fait émerger de structure métropolitaine. Moins de la moitié de la population francilienne vit en intercommunalité et aucune n’inclut Paris. Cette situation est totalement aberrante quand on sait, par exemple, qu’un tiers des Parisiens travaillent en banlieue. Il y a cent cinquante ans, la capitale aurait annexé les communes limitrophes, comme le fit le baron Haussmann, donnant à Paris ses limites actuelles.

Mais les libertés municipales sont passées par là. Aussi, quand le maire de Paris Bertrand Delanoë a entrepris de renouer le dialogue avec ses voisins, il a opté pour une structure informelle, plaçant toutes les collectivités sur un pied d’égalité. L’initiative a pris : Paris Métropole, transformé dernièrement en syndicat mixte d’étude, rassemble près d’une centaine de collectivités (communes, intercommunalités, départements, région), mais reste un forum de discussion, sans capacité opérationnelle.

La région Ile-de-France est ce qui se rapproche le plus aujourd’hui de l’échelle métropolitaine. C’est elle qui détient désormais les rênes de l’autorité organisatrice des transports. Elle a élaboré un schéma directeur (le Sdrif) en 2008, après des mois de concertation, que l’Etat refuse toujours de valider, lui reprochant son manque de " vision " et d’ambition économique. Mais la région n’a guère les moyens de ses ambitions, même modestes. Les objectifs affichés en matière de logement (60 000 nouveaux logements par an) dépendent, pour leur réalisation, du bon vouloir des communes sur lesquelles elle n’a pas d’autorité. Même en matière de transports elle ne semble pas avoir le poids politique suffisant pour faire avancer les choix stratégiques. Comme l’écrivent les chercheurs Frederic Gilli et Jean-Marc Offner 1 : " Hiérarchiser les orientations suppose un poids politique fort que la région n’a pas. " L’Etat a choisi de reprendre la main plutôt que de mettre en place les structures qui auraient permis à la métropole de se gouverner elle-même. Reste qu’il n’a pas les moyens d’agir seul. S’il n’est pas capable de construire un large consensus sur le projet métropolitain, le Grand Paris restera un effet de manche de plus.

  • 1. Dans un excellent petit livre synthétique paru début 2009 : Paris, métropole hors les murs, éd. Presses de Sciences po.

Cette configuration spatiale est plus économique dans tous les sens du terme. Elle préserve d’abord cette ressource rare qu’est l’espace naturel dans une très grande ville. Aller étendre la ville dans les " champs de patates " de Saclay pose en effet un problème dans une métropole qui compte tant de délaissés urbains à reconquérir en petite couronne, où les espaces naturels ont été progressivement grignotés par une urbanisation désordonnée. Elle est aussi plus économe en deniers publics. 130 km de métro automatique, cela coûte cher : 21 milliards d’euros. Or de vastes tronçons situés en deuxième couronne risquent d’être sous-utilisés, alors que des besoins pressants ne sont toujours pas satisfaits dans des territoires très denses de la proche banlieue. Le secrétaire d’Etat, qui ne s’embarrasse pas trop des contraintes financières, estime qu’il ne faut pas sacrifier l’avenir à l’urgence. Mais le député UMP Gilles Carrez, chargé par le Premier ministre d’examiner les sources de financement du réseau de transports francilien, préconise de commencer par réaliser les investissements prévus au contrat de plan Etat-région et d’attendre sagement 2025 pour envisager le reste...

  • 1. " Innovation goes Downtown ", Business Week du 30 novembre 2009.
* Cluster

" groupe d'entreprises et d'institutions partageant un même domaine de compétences, proches géographiquement, reliées entre elles et complémentaires " (Porter). Cette agglomération crée des externalités positives : un bassin d'emploi compétent ; des fournisseurs plus spécialisés ; des transferts formels et informels de connaissance et de savoir-faire, via notamment la mobilité des salariés ; des coûts de transactions réduits entre les firmes qui ont l'habitude de travailler ensemble et qui partagent les mêmes standards.

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