Environnement

Entreprises et CO2 : l’heure des comptes

8 min

Le WWF et Vigeo ont étudié les émissions de gaz à effet de serre d'une cinquantaine de grosses sociétés françaises. Attention, surprises.

Quelles sont les entreprises françaises qui contribuent le plus au changement climatique ? Si la question est simple, la réponse est (très) compliquée. Et pourtant elle est indispensable pour hiérarchiser les secteurs les plus concernés et déterminer les actions les plus pertinentes au moment où la communauté internationale vient de confirmer sa volonté d’agir sans tarder. Les banques, par exemple, émettent relativement peu de gaz à effet de serre pour chauffer leurs bureaux, faire fonctionner leurs ordinateurs..., à la différence évidemment d’une cimenterie ou d’une centrale électrique au charbon. Cependant, ce sont elles qui financent, entre autres, les cimentiers et les électriciens. Elles contribuent donc, de manière indirecte certes, mais non moins déterminante, au changement climatique.

Apprécier l’impact des entreprises implique en fait de s’intéresser à trois " périmètres " distincts : les émissions de gaz à effet de serre directement liées à leur activité, mais également celles induites par la production de l’énergie dont elles ont besoin pour fonctionner ; celles liées, en amont, à l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement et, en aval, les émissions liées à l’utilisation de leurs produits ou services par les consommateurs. Evidemment cette façon de compter, au-delà donc des seules émissions " internes ", interdit de faire des additions : les émissions induites des uns sont en effet les émissions internes des autres.

Cette approche donne cependant une bonne idée de l’impact d’ensemble, et donc de la responsabilité, qu’a une entreprise ou un secteur donnés. C’est l’exercice auquel se sont livrés Vigeo, agence de notation sociale et environnementale des entreprises et l’organisation non gouvernementale (ONG) environnementaliste WWF France. Leur étude, publiée à la veille du sommet de Copenhague, analyse les émissions de 46 grandes entreprises, dans une dizaine de secteurs d’activité. En tête des émetteurs : la banque et l’industrie aéronautique.

Banque et assurance : écrans de fumée

Nouveaux bâtiments à haute performance énergétique, achat de véhicules de fonction moins gourmands, développement du covoiturage pour le personnel..., les géants de la banque multiplient les annonces pour montrer qu’ils ont compris l’enjeu et sont prêts à passer au " vert ". Mais il faut rester circonspect, car dans ce domaine l’arbre ne doit pas cacher la forêt.

Dans le décompte du WWF et de Vigeo, les émissions de CO2 liées à la consommation d’énergie des bureaux et au transport des salariés ne représentent en effet que 0,1 % du total des émissions induites par l’activité des banques. Les 99,9 % restants sont liés aux émissions des activités qu’elles ont financées. Les établissements français, via les crédits qu’ils accordent en France et à l’étranger, entraîneraient ainsi l’émission de 3 170 millions de tonnes équivalent CO2 (MteqCO2), auxquelles s’ajoutent 510 MteqCO2 pour les assureurs, soit au total huit fois les émissions de l’Hexagone (444 MteqCO2). Contrairement à ce qu’on pourrait considérer a priori, ce secteur d’activité arrive donc très loin en tête (voir graphique page 43).

Emissions totales par secteur, en milions de tonnes équivalent CO2

Réduire les émissions induites par le secteur financier nécessite donc d’agir en priorité à deux niveaux : celui des financements directs (aux particuliers, aux entreprises, à l’Etat et aux collectivités) et celui des placements réalisés par les banques, pour leurs clients et pour elles-mêmes.

On mesure la complexité de la tâche, tant les acteurs et les intérêts sont multiples : le riche particulier obtient sans difficulté un crédit pour acheter un gros 4x4, tandis que celui, un peu moins riche, qui voudrait isoler sa maison, se voit regarder de travers. Et le gestionnaire d’actifs mise souvent plus volontiers sur les majors du pétrole, plutôt que sur les PME spécialisées dans les énergies renouvelables. Bien sûr, les Etats qui régulent (ou non) et incitent (ou non) fiscalement tel ou tel type de consommation ont une responsabilité essentielle. Ce qui n’empêche pas que les établissements financiers doivent (et peuvent) se montrer beaucoup plus proactifs en matière d’investissement responsable. Tant sur les placements qu’ils proposent à leurs clients que sur les conditions dans lesquelles ils financent, en particulier, les grands projets d’infrastructures au Sud. Rien d’étonnant si de nombreuses ONG environnementalistes, comme le WWF ou les Amis de la Terre, orientent de plus en plus leur lobbying en direction des banques 1.

L’avion plus pollueur que l’auto

Selon le WWF et Vigeo, la construction aéronautique, essentiellement Airbus bien sûr, arrive à la seconde place des secteurs qui émettent le plus en France avec 925 MteqCO2, deux fois l’ensemble des émissions de l’Hexagone. Le chiffre peut surprendre, mais il s’explique : les émissions liées à la production des avions proprement dite n’en représentent en effet que 2 %, le reste (98 %) étant lié à l’utilisation de ces appareils.

Vue ainsi, la construction aéronautique émet donc quatre fois plus de gaz à effets de serre que l’industrie automobile (925 MteqCO2, contre 215). Pourtant, au niveau mondial, le transport aérien international a représenté en 2007 dix fois moins d’émissions que le transport routier terrestre 2. Ce décalage tient à la méthode retenue par l’étude WWF-Vigeo : elle intègre la consommation des passagers du monde entier volant sur des Airbus, tandis qu’il n’y a pas que les autos de Renault et de PSA qui roulent en France...

La réduction de la consommation, en améliorant les performances des appareils, est donc bien la priorité n° 1 dans l’aéronautique. Bien sûr dans ce secteur aussi, la question des régulations publiques joue un rôle central. A travers, en particulier la taxation du kérosène, qui reste actuellement exempté des taxes payées sur les autres carburants. Mais aussi en développant les alternatives au transport aérien. Il n’en reste pas moins que, parmi les entreprises françaises, Airbus est donc une de celles dont les activités directes et indirectes contribuent le plus au changement climatique...

Le message est tout aussi clair et le constat analogue pour l’automobile : 98 % des émissions de ce secteur sont dues à l’utilisation des véhicules, et c’est, sans surprise, là qu’il est prioritaire d’agir, en jouant certes sur les leviers technologiques mais aussi et peut-être surtout sur le changement des business models : il faudrait privilégier désormais la vente de services de mobilité plutôt que celle de véhicules. Mais passer d’une logique d’offre de véhicules à une logique d’offre de services suppose, souligne l’étude, une profonde mutation pour ces entreprises dont la profitabilité reste actuellement étroitement couplée au nombre d’unités vendues...

Pétrole et gaz : économies à tous les étages

Les émissions liées à l’activité des entreprises françaises du pétrole et du gaz, principalement Total et GDF-Suez, représentent elles aussi des niveaux considérables : 845 MteqCO2, deux fois les émissions du pays. Mais là encore, les émissions liées à la production sont modestes par rapport à celles liées aux usages finaux. Pour produire, transporter et raffiner un baril de pétrole brut, Total en consomme 9 % du contenu énergétique. Le reste des émissions (91 %) correspond au carburant brûlé par les industriels et les ménages.

L’industrie pétrolière et gazière peut agir sur deux volets, indiquent le WWF et Vigeo. D’abord, réduire les gaspillages en amont. Le torchage* des gaz récupérés lors de l’extraction du pétrole représente à lui seul, au niveau mondial, la consommation gazière de l’Allemagne et de l’Italie réunies... En aval, les industriels devraient eux aussi " se positionner comme fournisseurs de services énergétiques plutôt que de carburants fossiles " : diversifier leur offre en intégrant davantage d’énergies vertes et, surtout, aider leurs clients à réduire leur demande. Une recommandation qui suppose cependant, une fois de plus, parallèlement des politiques publiques actives, via l’allocation de quotas échangeables ou des taxes comme la contribution climat-énergie qui a vu le jour au 1er janvier, afin de donner un signal-prix clair aux clients finaux.

La viande est rouge

L’agroalimentaire (industrie et distribution confondues) figure parmi les secteurs qui émettent le moins de gaz à effet de serre parmi ceux étudiés par le WWF et Vigeo : 140 MteqCO2, y compris l’amont - l’agriculture - et l’aval - la consommation. Mais à la différence des Airbus d’une compagnie américaine ou chinoise transportant des passagers de toutes nationalités, il s’agit pour l’essentiel d’émissions directement liées à ce qui se trouve dans nos propres assiettes. Sur ces 140 MteqCO2, 8 % sont attribuables, en aval, à la cuisson des aliments et 2 % à l’énergie que nous dépensons pour aller les acheter dans les supermarchés. Ces derniers, en intégrant la chaleur et l’électricité dont ils ont besoin pour fonctionner, comptent pour environ 3 %, tandis que les camions qui les approvisionnent représentent environ 8 %. Les émissions internes à l’industrie agroalimentaire pèsent pour 9 % des émissions du secteur.

Faire bouger les entreprises

Pas mal, mais peu à côté des émissions agricoles : 59 % du total, dont la moitié relève de l’élevage. En clair, les émissions de gaz à effet de serre de l’agro-industrie seraient sensiblement réduites si nous avions une nourriture moins carnée et plus bio (la fabrication des engrais azotés représente en France la moitié de la consommation énergétique de l’agriculture). Ce qui ne dispense pas d’agir sur la multiplicité des autres sources, induites en particulier par l’éloignement des lieux de production et de consommation des aliments et la pléthore d’emballages.

Au final, l’analyse des émissions engendrées par les différents secteurs économiques en termes de cycle de vie (de l’amont à leur destination finale) fait donc apparaître toute la complexité de la chaîne des responsabilités : impossible d’attaquer une banque dont les investissements et les prêts ne sont pas très " verts " sans s’interroger parallèlement sur les rendements exigés par les épargnants et les règles édictées par les autorités publiques. Mais inversement, on se rend compte ainsi à quel point les produits et les services commercialisés par les entreprises portent une responsabilité lourde dans les émissions de gaz à effet de serre, et donc dans le changement climatique. Une responsabilité qui va très au-delà des seules émissions liées à leur activité propre. D’où l’importance qu’elles doivent absolument accorder tant à la nature de leurs achats qu’à l’impact potentiel des produits et services qu’elles vendent. Et cela sans continuer à se cacher derrière la complexité de l’affaire et la multiplicité des acteurs...

  • 1. " Quand les banques se veulent vertueuses ", Alternatives Economiques n° 245, mars 2006, disponible dans nos archives en ligne.
  • 2. " L’économie durable ", hors-série n° 83 d’Alternatives Economiques, p. 45.
* Torchage

Lors de l'extraction du pétrole, on récupère généralement aussi des gaz. Ceux-ci sont le plus souvent brulés sur place dans des torchères.

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