La fabrique de l’identité nationale

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Le lancement du grand débat sur l'identité nationale, au moment où les Français s'inquiètent de la hausse du chômage, relève du calcul politique. Il traduit aussi le retour d'un nationalisme de droite.

Comme toute identité, l’identité nationale est d’abord affaire de conscience personnelle et d’expérience vécue. On peut être français sans se sentir français. On peut même se sentir français sans l’être... De la fierté patriotique à l’indifférence tranquille, en passant par l’exaltation des valeurs républicaines, le chauvinisme étroit ou le nationalisme agressif, il y a mille manières de décliner son appartenance à la nation. Pour autant, l’identité nationale ne dépend pas seulement des individus et de leurs préférences, mais également des modèles d’identification (mythes, symboles, valeurs, préjugés, récits) qui leur sont proposés. C’est pourquoi elle est aussi le nom d’une fabrication politique. L’histoire permet à la fois d’en prendre conscience et de se repérer dans la confusion actuelle.

La nation, une idée progressiste

Contrairement à ce que l’on croit souvent, la nation fut longtemps une idée progressiste. Pour les révolutionnaires, elle s’incarne dans le tiers état, c’est-à-dire le peuple qu’il faut libérer des chaînes de l’Ancien Régime. De ce peuple souverain, la Révolution donne une définition essentiellement politique et juridique : " un corps d’associés vivant sous une loi commune représentés par une législature commune ", écrit l’abbé Sieyes. C’est la volonté de vivre ensemble en conformité avec quelques grands principes partagés qui est mise en avant. Avant d’être bretons ou chrétiens, les Français sont d’abord des citoyens. Si les révolutionnaires habillent cette identité civique de puissants symboles (drapeau, hymne, fêtes, calendrier...), c’est un universalisme de la raison qu’ils cherchent à couronner plutôt qu’une mémoire singulière ou une culture exclusive.

Cette conception trouvera d’importants prolongements au XIXe siècle. Pourtant, si la Révolution a permis d’égaliser les droits politiques, il apparaît qu’elle est loin d’avoir résolu la question sociale. A rebours de l’utopie jacobine d’un peuple " un et indivisible ", c’est une société divisée que l’on découvre alors. " Une nation n’est pas un bloc ", écrit Jaurès : elle est partagée en intérêts antagonistes. Le socialisme y voit les ferments de " classes en lutte ".

En dépit des revendications internationalistes qui l’animent, ce combat ne se sépare pourtant pas totalement de l’idée nationale. Il se présente même à bien des égards comme la continuation du précédent dans l’ordre économique et social : " Dans l’ordre politique, écrit Jaurès, la nation est souveraine et elle a brisé toutes les oligarchies du passé ; dans l’ordre économique, la nation est soumise à beaucoup de ces oligarchies. " Tel doit être le nouveau chantier d’émancipation.

L’antagonisme franco-allemand

De 1870 à 1914, c’est cependant l’antagonisme franco-allemand qui fixe les représentations dominantes de l’identité nationale, plus que les débats sur la question sociale. Pour les Français, la nation se confond avec l’idée d’une communauté organisée sur le mode d’une association volontaire d’individus autonomes. Pour les Allemands, elle désigne une réalité originaire et affective, antérieure à toute organisation politique : elle est affaire de naissance, de langue et de sang.

Contre cette acception romantique, voire ethnique, l’historien Ernest Renan défend, dans une conférence (" Qu’est-ce qu’une nation ? ", 1882), la conception élective héritée de la Révolution. Pour lui, la nation est un " plébiscite de tous les jours " : elle réunit ceux qui sont prêts à faire des sacrifices les uns pour les autres sans distinction d’origine. Dans cette " querelle des historiens " qui oppose les deux rives du Rhin, Renan cherche surtout à montrer que l’Alsace-Lorraine a beau parler allemand, elle reste française par l’histoire, la volonté et les valeurs.

Sous la IIIe République naissante, ces valeurs ne se résument pas à quelques grands principes généraux : elles se cherchent et s’affirment à travers une série de combats concrets dont les lois sur l’école, la liberté de la presse, les syndicats, la liberté d’association ou la séparation de l’Eglise et de l’Etat portent témoignage. Construisant ainsi une puissante synthèse idéologique, les républicains conçoivent la nation à la fois comme une école d’émancipation, un ciment moral et un projet social.

Le nationalisme antirépublicain de droite

L’antagonisme franco-allemand ne se réduit pourtant pas à un différend théorique. Il donne bientôt lieu à de puissantes fièvres patriotiques où se dévoile une autre source du sentiment national : l’inimitié. En 1914, l’identité de la nation puise moins dans l’émancipation politique et sociale que dans un unanimisme défensif. Ce n’est plus depuis longtemps le " nationalisme républicain de gauche " qui domine (par exemple celui des révolutionnaires et des patriotes partisans de la Commune, qui se soulevèrent à la fois contre l’ennemi et contre un gouvernement défaillant). " L’union sacrée " s’alimente à des sources à la fois plus simples et plus martiales.

Le découpage entre les conceptions française et allemande présente une autre limite : s’il rend compte de l’histoire des idées, il résume en revanche très imparfaitement l’histoire sociale et culturelle du sentiment national. Ces deux conceptions ont en réalité cohabité en France même. Tout contemporains qu’ils fussent des Ernest Renan, Jean Jaurès ou Jules Ferry, les Français n’ont pas été les derniers à se chercher une généalogie identitaire à travers des héros légendaires, des origines ancestrales immémoriales et des mythes historiographiques...

A côté de la nation républicaine, s’est notamment développé un nationalisme antirépublicain de droite qui, de Barrès à Le Pen, veut ancrer le sentiment national dans un ensemble de références culturelles exclusives. C’est ainsi qu’à partir de la fin du XIXe siècle, la droite française reprend possession d’une thématique nationale dont les progressistes et les républicains l’avaient longtemps tenue écartée. Elle trouve alors dans l’exaltation d’une " patrie charnelle " et d’un nationalisme " de la terre et des morts " (Barrès) le moyen de se désembourber des croisades chrétiennes et monarchistes de la contre-révolution. Et alimenter les projets de révolution nationale qui allaient servir de support idéologique au régime de Vichy.

Mais l’expérience de Vichy fut aussi celle d’une trahison de la nation. Associée à l’expérience nazie, elle jeta pour longtemps le voile sur les idéologies nationalistes de droite. A tel point que la thématique nationale elle-même en devint suspecte.

Un nationalisme de compromis

Ce n’est plus le cas depuis les années 1980. Accompagnant la montée des inquiétudes face à la mondialisation et à l’immigration, la poussée du Front national a marqué un renouveau du nationalisme de droite. Mais, dans le même temps, émerge une nouvelle forme de revendication nationale, qui veut croiser valeurs républicaines et affirmation d’une différence culturelle sur fond de polémiques à propos de l’islam. Officiellement, ce n’est plus au nom d’un christianisme millénaire ou d’une supériorité occidentale que sont stigmatisées certaines pratiques musulmanes, mais au nom de la laïcité, de l’égalité hommes-femmes, de la liberté d’expression ou encore de la conjuration du communautarisme... Plus ou moins explicitement, la nation est présentée comme le cadre d’un compromis raisonnable entre la froide allégeance aux principes désincarnés de la démocratie et de l’Etat de droit, et la menace d’un retour des logiques identitaires, ethniques ou religieuses.

L’islam n’est que le catalyseur intérieur de cette synthèse national-républicaine. Sur le front extérieur, c’est l’Europe qui a joué ces dernières années le rôle de repoussoir : une Europe caricaturée en coalition sans âme d’intérêts mercantiles. Toutefois, en faisant cause commune avec une critique obsessionnelle des moeurs musulmanes, il n’est pas sûr que cette synthèse parvienne à conjurer les dérapages islamophobes et racistes : elle risque plutôt de les encourager. De la même façon, en emboîtant le pas aux partisans d’une Europe minimaliste, elle pourrait réveiller d’inquiétantes forces de désunion. Au total, les nationaux-républicains pourraient bien être les pompiers pyromanes de ce début de XXIe siècle.

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