Entretien

Climat : un débat sous influence

7 min
Jean Jouzel climatologue, directeur de recherche au CEA, ancien vice-président du groupe scientifique du Giec
Olivier Godard Economiste

Les climato-sceptiques avancent-ils des arguments scientifiques recevables ?

Jean Jouzel : En 2007, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) a établi que " le réchauffement climatique est sans équivoque ". C’est un fait qu’aucun travail scientifique n’a encore permis de démentir. Certains sceptiques, sans nier la hausse des émissions de CO2 ni leur origine humaine, refusent d’y voir la cause principale de la hausse des températures, qu’ils attribuent plutôt aux variations de l’activité solaire. Or, il n’y a pas non plus de travaux solides démentant le rôle prépondérant joué par les émissions de CO2 d’origine anthropique dans le réchauffement. En outre, nul ne le conteste, l’activité solaire est en légère baisse, ce qui place ceux qui veulent à tout prix que le soleil soit la cause du réchauffement récent en position délicate. Les climato-sceptiques avancent des hypothèses, c’est légitime, mais elles ne reposent sur rien de consistant sur le plan scientifique. Ceci dit, la recherche n’est pas close et la connaissance des rôles respectifs de l’homme et des phénomènes naturels doit être approfondie. Ce sera l’objet d’un chapitre dans le prochain rapport du Giec, à paraître en 2013 et 2014.

Le Giec a été accusé de faire de la rétention, voire de la manipulation de données. Y a-t-il eu un " climategate " ?

J. J. : Des climato-sceptiques ont accusé Phil Jones, le directeur du département de recherche sur le climat de l’université anglaise d’East Anglia, de ne pas avoir voulu publier ses données de base. Ces données, comme les relevés de température, ne sont en effet pas en libre accès, mais sont réservées aux scientifiques. Je suis d’avis qu’il faudrait lever cette restriction, mais en tout état de cause, il n’y a pas de rétention de l’information : tout chercheur qui en fait la demande peut obtenir ces chiffres.

Quant au procès en manipulation, à la base du " climategate ", de quoi s’agit-il ? Phil Jones a dit qu’il avait eu recours à une " astuce " de calcul afin de pouvoir raccorder les séries de température de l’époque préindustrielle établies à partir des anneaux d’arbres, aux données obtenues par la suite grâce aux relevés exacts de température. L’astuce en question serait condamnable si la manière dont ces deux séries ont été raccordées l’une à l’autre n’avait pas été expliquée. Or, cette méthode a été discutée par le Giec et expliquée dans ses rapports. Tout ceci est parfaitement transparent. Quant à l’affaire de la fonte des glaciers himalayens - avoir écrit qu’ils risquaient d’avoir disparu en 2035 au lieu de 2350 -, c’était une regrettable erreur que nous assumons, pas de la manipulation.

L’idée d’une manipulation est forte dans l’opinion...

Olivier Godard : La publication d’un rapport du Giec mobilise entre 2 000 et 3 000 chercheurs dans le monde entier. Ils proviennent d’Etats dont les intérêts sont opposés : Etats-Unis, Chine, Europe, Inde, pays du Golfe... Les règles procédurales au sein du Giec sont particulièrement rigoureuses. Les chercheurs, qui peuvent avoir des approches différentes, doivent s’accorder sur un texte commun. Cela donne une base solide. Et dire qu’ils manipulent les gouvernements avec leur " résumé à l’attention des décideurs ", là encore c’est absurde. Si les représentants des gouvernements ne sont pas d’accord avec le projet de rédaction de ce résumé, ils peuvent chercher à l’infléchir, mais seulement sur la base d’une argumentation scientifique puisée dans le corps du rapport. Or, ces résumés ont souvent fait l’objet de discussions longues sur certaines formulations, mais n’ont jamais été remis en cause sur l’essentiel. Comparer le Giec, comme le fait un Claude Allègre, à la prise de pouvoir d’un petit groupe d’hommes qui n’aurait de précédent que celle des bolcheviks en 1917, c’est stupéfiant 1.

J. J. : Quant aux chercheurs sceptiques, certains sont présents au sein du Giec ; ils s’expriment et participent aux travaux. Si l’on se donne la peine de regarder les comptes rendus, toutes les critiques font l’objet de réponses. Un argument n’est pas rejeté sans motifs scientifiques. Mais il ne s’agit pas de publier des contre-vérités sous prétexte de faire plaisir aux sceptiques !

O. G. : Il y a un point d’importance dans la rhétorique de tous ceux qui veulent accréditer des thèses que la science n’admet pas, qu’il s’agisse des créationnistes ou des négationnistes de la Shoah : l’invocation du nécessaire débat public pour que chacun puisse se faire son opinion. S’abritant derrière le paravent de la démocratie, il s’agit en l’occurrence de faire reconnaître un contenu de vérité à des allégations qui n’ont pas passé les épreuves de la critique scientifique. Comme l’écrivait en 2006 Susan Woodbury, présidente de la Société météorologique et océanographique canadienne, au Premier ministre canadien Harper : " Nous soutenons l’idée d’un programme d’information du public sur le changement climatique. Cependant, nous ne croyons pas que la consultation du public soit un moyen crédible d’évaluer la science du changement climatique. " Se référer au débat public pour juger de la scientificité de différents énoncés, c’est transposer dans l’ordre de la connaissance scientifique une procédure politique, au rebours d’une éthique des sciences. N’était-ce pas Raymond Aron qui voyait dans la soumission de la science au politique l’une des sources du totalitarisme ?

Les compétitions sportives offrent un exemple à méditer : les journalistes et les passionnés, même les penseurs peuvent bien donner leur appréciation, avant et après les épreuves, sur la valeur des sportifs en compétition, les radios peuvent bien organiser des débats sur les atouts, les chances ou les mérites des athlètes, mais ce n’est pas la mise en débat public qui forme le cOeur de l’épreuve sportive. Il en va de même pour la science, à la différence près que le public ne peut pas observer de visu les épreuves et leurs résultats. Ce spectacle lui est fermé du fait qu’il n’y a pas de science sans détour, sans connaissances et sans compétences préalablement acquises. Du coup, le public est tenté de renvoyer chacun dos à dos, ou de choisir l’une des " thèses " en fonction de croyances a priori, ce qui est le but recherché par les détracteurs.

Les sceptiques disent aussi que l’attention excessive portée au changement climatique nous détourne d’autres problèmes tout aussi, sinon plus urgents...

O. G. : C’est, entre autres, la thèse de Bjorn Lomborg, à l’initiative du " consensus de Copenhague ", lancé en 2004. Cette haute figure du scepticisme environnemental a réuni quelques " Nobel d’économie " chargés de nous dire quelles étaient les priorités pour l’action internationale entre différents problèmes, comme la corruption, les maladies infectieuses, l’éducation, l’accès à l’eau, etc., Bien entendu, le climat vient à la fin. Le problème du développement durable ne se pose pas en ces termes. Ce n’est pas le climat ou la santé ou la gouvernance. Il faut tout faire avancer à la fois, d’autant qu’il y a de fortes interactions entre les différentes questions : le problème de l’eau, c’est aussi dans une large mesure celui du réchauffement climatique.

En réalité, l’idée de base, derrière ce type d’argument, c’est que la sauvegarde de l’environnement n’est pas un vrai sujet. La priorité, ce serait d’accélérer la croissance, et c’est cette accélération qui est supposée permettre la résolution de tous les problèmes, y compris la dégradation de l’environnement. Or, cette relation mécanique entre croissance économique et amélioration de l’environnement n’existe pas. Je ne suis pas pour autant un partisan de la décroissance et pense au contraire que nous avons besoin de croissance pour financer les investissements considérables nécessaires pour décarboner nos systèmes économiques. Mais cette réorientation de la croissance ne se fera pas spontanément. Elle implique des choix politiques forts et une action publique intelligente et tenace.

  • 1. Voir la réponse d’Olivier Godard à l’apologie de Claude Allègre par François Ewald dans Les Echos du 2 mars 2010 : www.alternatives-economiques.fr/le -climat--l-imposteur-et-le-sophiste_fr _art_633_48600.html
Propos recueillis par Antoine de Ravignan

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