La Guadeloupe, un an après

14 min

Depuis la grève qui a paralysé l'île quarante-quatre jours l'an passé, rien n'a été fait pour sortir la Guadeloupe du mal-développement. Embarquement pour Pointe-à-Pitre.

Le 4 mars 2009, le protocole d’accord signé par le LKP 1 et les pouvoirs publics nationaux et locaux mettait fin au spectaculaire mouvement de grève qui venait de paralyser la Guadeloupe durant quarante-quatre jours, pour protester contre la vie chère. Mais cette mobilisation exceptionnelle - près de 70 000 personnes sont descendues dans la rue jour après jour dans cette île de 405 000 habitants - avait aussi des racines plus profondes. Notamment l’aspiration à sortir de cette " économie coloniale de consommation ", forme renouvelée du pacte colonial, que dénonce Elie Domota, porte-parole du LKP et secrétaire général de l’UGTG, le principal syndicat local. Un an après, cette aspiration ne semble guère en voie de se concrétiser, en dépit des promesses formulées par le gouvernement en novembre dernier à la suite des Etats généraux de l’outre-mer.

Une économie atrophiée

L’arrivée aux Antilles, pour le touriste fraîchement descendu de l’avion, c’est d’abord l’évidence qu’on est bien en France. Mêmes panneaux indicateurs, mêmes gendarmeries nationales, même agences postales... La végétation est luxuriante et l’architecture des maisons adaptée au climat, mais les routes sont au standard métropolitain et l’entrée de Pointe-à-Pitre ressemble à s’y méprendre à la périphérie de n’importe quelle ville française, avec sa profusion de supermarchés, de grandes surfaces spécialisées et de panneaux publicitaires, tandis que les encombrements rythment soir et matin les abords de l’agglomération... A y regarder de plus près, on découvre rapidement les stigmates d’un profond mal-développement.

Le chômage touche ici 51 000 personnes - soit près d’un quart de la population active - et 40 % des moins de 30 ans. L’île ne produit que peu de richesses par elle-même : la banane, la canne à sucre et le rhum, en régression, ne contribuent plus que pour 1,4 % au produit intérieur brut (PIB) local. Quant au tourisme, après s’être développé durant les années 1990 avec la baisse des tarifs aériens, il subit la concurrence des îles voisines, où le soleil brille autant mais où les salaires sont plus faibles. Les événements de l’an passé n’ont rien arrangé, même si le niveau de fréquentation de l’île pour la saison 2010, à en croire les hôteliers, est plutôt satisfaisant. L’économie de l’île repose en fait surtout sur l’emploi public et la redistribution.

Intégration inachevée

Faut-il s’en inquiéter ? Bien des départements de métropole sont dans une situation voisine. Et personne ne s’en émeut. La Guadeloupe ne peut cependant être assimilée à la Lozère ou aux Alpes de Haute-Provence, ni par sa géographie - à huit heures d’avion de Paris - ni par son histoire... La grande majorité de sa population a été conduite ici de force, réduite en esclavage, pour produire le sucre dont la métropole était friande. Au début des années 1950 encore, la balance commerciale avec la métropole était excédentaire et les salaires et droits sociaux des travailleurs des plantations outrageusement bas. Le mouvement d’émancipation des peuples colonisés a rendu intenable cette situation : comment pouvait-on prétendre que la Guadeloupe, c’était la France, tout en continuant d’exploiter aussi scandaleusement la main-d’Oeuvre locale ? D’autant que, dans le même temps, les fonctionnaires d’origine métropolitaine touchaient un sursalaire de 40 %, au titre de l’éloignement ! L’écart a donc été progressivement réduit, tandis que les standards en matière de santé et d’éducation étaient améliorés au bénéfice de tous. Il en a résulté logiquement une hausse des coûts qui a restreint d’autant la compétitivité des vieilles cultures de rente.

Que faire, du coup, de cette île devenue coûteuse ? La droite métropolitaine, attachée aux confettis de l’empire, et la gauche, consciente de la dette de la métropole envers la population de l’île, ont choisi toutes deux la voie d’une intégration dans la République, via la départementalisation. Certes, on a longtemps fait les choses à moitié. Le rattrapage salarial n’a été obtenu qu’au prix de nombreux et parfois sanglants conflits 2. Reste que, désormais, les salaires sont les mêmes qu’en métropole pour qui a un emploi. Quant à la prime d’éloignement de 40 % des fonctionnaires venus de métropole, désormais dénommée prime de vie chère, elle a été étendue à tous les titulaires d’emplois publics.

La République n’est cependant pas allée jusqu’au bout du chemin. Au fond, considérer que la Guadeloupe pouvait devenir un département " comme les autres " revenait à nier sa différence, à refuser de s’interroger sérieusement sur ce que pourrait être une stratégie de développement adaptée à sa situation, au sortir de l’économie de plantation.

Une solution a été trouvée un temps dans l’émigration. Désormais relativement qualifiés grâce à l’école de la République, les Antillais ont été invités à quitter leur île, durant les décennies 1960 et 1970, pour aller travailler en métropole, dans un centre de tri, un hôpital ou s’engager dans l’armée 3. Faute d’emploi au pays, ils ont servi de réservoir de main-d’Oeuvre " immigrée " pour le secteur public, en occupant des postes pour lesquels la nationalité française était requise. Au point qu’aujourd’hui encore, plus d’un cinquième des natifs de Guadeloupe résident en métropole. Ces flux se sont depuis taris, du fait de la baisse des besoins de main-d’Oeuvre en métropole. Du coup, un chômage structurel massif s’est installé, en dépit du développement continu de l’emploi dans l’île 4.

Salariés et entreprenants

Car les Guadeloupéens ne sont pas tous fonctionnaires ou RMIstes. La part des revenus de remplacement demeure d’ailleurs moins élevée qu’en métropole, en raison de la démographie insulaire : la Guadeloupe compte moins de personnes âgées (15 % de plus de 60 ans, contre 22 % en métropole) et celles-ci ont, en outre, de moindres droits à la retraite. Parallèlement, la natalité est en forte baisse - avec deux enfants par femme, le taux de fécondité est désormais proche de celui de la métropole, ce qui réduit d’autant les prestations familiales. L’essentiel des revenus des ménages guadeloupéens provient donc d’une activité, salariée ou indépendante.

L’esprit d’entreprise est d’ailleurs au rendez-vous : près de 3 000 entreprises ont été créées au cours des deuxième et troisième trimestres 2009. " 70 % d’entre elles n’ont aucun salarié ", modère cependant Charles François, qui dirige un cabinet d’expertise-comptable et de commissariat aux comptes. La création d’une micro-entreprise est aussi le moyen de survivre, en l’absence d’emplois salariés en nombre suffisant : d’où un pourcentage d’artisans, commerçants et chefs d’entreprise presque deux fois plus élevé qu’en métropole (10,3 %, contre 5,9 % en 2006). Sans parler des nombreux djobeurs, chômeurs et RMIstes qui s’en sortent en développant une activité informelle. De fait, si la fonction publique représente 30 % de l’emploi - contre 20 % en moyenne en métropole -, l’argent injecté a un véritable effet multiplicateur : les services marchands, très diversifiés, représentent 50 % des emplois, les 20 % restants étant offerts par le bâtiment, l’industrie - agroalimentaire, produits intermédiaires pour le bâtiment, etc. - et, dans une moindre mesure, par l’agriculture, sachant qu’une grande partie de la main-d’Oeuvre des plantations est désormais immigrée, soit en provenance d’Haïti, soit de l’île voisine de la Dominique, des salariés d’autant moins exigeants qu’ils sont souvent sans papiers. Alors que le niveau de vie dans l’île était en moyenne inférieur de 70 % à celui de la métropole en 1970, le développement depuis lors a permis de combler une partie du retard, désormais ramené à 42 %. Encore un effort et on ne sera plus très loin de la Corse ou du Languedoc-Roussillon...

Tout ne va donc pas si mal pour les Guadeloupéens. A ceci près que cette amélioration n’a rien changé aux compromis sociaux hérités du passé. Certes, les élites politiques, les élus, sont tous issus de la majorité noire. Mais, sur le plan économique, la réalité est bien différente.

Une nouvelle économie de rente

L’économie de plantation a cédé la place à une autre forme d’économie de rente, alimentée par l’argent de la métropole. Une économie où importateurs et distributeurs, très souvent en situation de monopole, tiennent le haut du pavé. Ces activités demeurent en grande partie dans les mains d’une minorité blanche qui a su s’allier avec les intérêts métropolitains. Quelques familles de " békés "* martiniquais dominent toujours le grand commerce et les concessions automobiles. Une large partie des cadres supérieurs du secteur privé sont recrutés en métropole tout comme les plus hauts fonctionnaires d’Etat, sans parler des gendarmes dont la couleur uniformément blanche fait tache...

Peut-on parler d’apartheid, comme le dénonce Elie Domota, ou cette situation reflète-t-elle un déficit de qualification de la main-d’Oeuvre guadeloupéenne d’origine africaine ? La formule mérite d’être nuancée. En réalité, la minorité blanche est très hétérogène. A côté d’une petite minorité qui a souvent conservé une mentalité assez détestable, et des cadres dirigeants des administrations et grandes entreprises, on trouve également nombre de " métros ", venus tenter leur chance, attirés par le climat et la beauté de l’île. Ils contribuent à développer l’activité, en tenant des petits hôtels ou restaurants indépendants des grandes chaînes dans les sites touristiques, ou en développant des activités de services. Dans le même temps, si les Guadeloupéens d’origine africaine et indienne trustent les emplois de services peu qualifiés, ils sont aussi médecins, pharmaciens, universitaires, avocats, patrons de PME, cadres techniques ou commerciaux.

" Le marché du travail demeure néanmoins marqué par un profond dualisme ", constate Jean-Gabriel Montauban, directeur de la faculté d’économie et de droit. Et il semble bien qu’un plafond de verre demeure présent dans de nombreuses entreprises pour qui n’a pas la bonne couleur de peau. Au point qu’une partie des jeunes Guadeloupéens les plus qualifiés choisissent l’exil, d’autant que la fonction publique n’embauche plus guère. " On refuse facilement les postes aux Guadeloupéens au motif de leur absence d’expérience. Mais si les entreprises refusent de leur donner leur chance, ils ne risquent pas d’apprendre ! ", observe Charles François.

Des élites qui y trouvent leur compte

Comment une telle situation peut-elle perdurer ? Parce que les élites politiques et économiques locales et métropolitaines y trouvent leur compte. La classe politique locale pratique un clientélisme d’autant plus efficace que la région est pauvre, tout en assurant la stabilité attendue par Paris. Les élites économiques se nourrissent des flux de revenus largement issus de la métropole, qui paye les fonctionnaires d’Etat et aide les collectivités locales (région, département, communes) à rémunérer les leurs. Celles-ci distribuent en effet emplois, aides sociales et subventions diverses au-delà de leurs moyens, au point qu’une bonne partie d’entre elles sont sous tutelle... En cause, la faiblesse de la base fiscale, mais aussi le faible taux de recouvrement des impôts et cotisations sociales. Un exemple : les retards de paiement de cotisations sociales dépasseraient aujourd’hui les 600 millions d’euros. Une conséquence du conflit de l’an passé mais aussi le reflet de bien mauvaises habitudes.

Aujourd’hui encore, la moitié des recettes des collectivités guadeloupéennes - région, département et communes - provient d’une taxe à l’importation : l’octroi de mer. Cette taxe, au taux variable, est censée protéger l’offre locale et devrait, officiellement, disparaître en 2014, libre circulation des marchandises oblige. En pratique, elle a surtout le mérite d’être fort simple à prélever puisque toutes les marchandises transitent par le port de Pointe-à-Pitre... Présenté comme un instrument de politique économique, l’octroi de mer joue plutôt un rôle désincitatif en termes de développement, puisque les caisses des collectivités territoriales se remplissent en due proportion du volume des importations.

" Il n’y a aucune volonté de construire un projet de développement économique et social de la Guadeloupe, ni de la part de Nicolas Sarkozy ni des élus et du patronat locaux ", accuse Elie Domota. Ce ne sont pas tant les aides de la métropole qui font problème aux yeux du leader du LKP - elles ne sont pour lui que la juste contrepartie de la dette coloniale -, que le fait qu’elles entretiennent la dépendance de l’île.

Diversifier et monter en gamme

Que faudrait-il faire ? Une chose est sûre : ce n’est pas en modifiant à la marge les institutions des DOM, comme l’a proposé le gouvernement, qu’on résoudra les problèmes structurels de l’île. Car développer l’économie guadeloupéenne ne va pas de soi, alors que le niveau des coûts salariaux est équivalent, voire supérieur, à celui de la métropole. Il serait sans doute souhaitable de mettre fin progressivement au sursalaire de 40 % dont bénéficient les fonctionnaires, qui déstabilise le marché du travail, sans pour autant courir après une compétitivité-prix introuvable en multipliant zones franches et déductions fiscales.

Il faudrait au contraire conduire une politique de diversification et de montée en gamme de l’offre locale, notamment à destination des économies voisines de la Caraïbe. Ce qui suppose d’investir massivement dans l’éducation et la formation, dont le niveau demeure insuffisant. Il faudrait parallèlement casser les vestiges de l’économie de rente et adopter un système fiscal réellement favorable au développement. Au-delà, même si l’étroitesse du marché local limite les stratégies de substitution aux importations, on peut se demander si, sur le plan de la production agricole, il est bien normal qu’une partie des Oeufs soient importés, ou encore, que les jus de fruit tropicaux vendus dans les supermarchés soient issus de concentrés provenant de métropole ! Le potentiel agricole de l’île pourrait être développé à condition d’encourager l’autosuffisance alimentaire, comme l’a fait historiquement la PAC, en Europe 5

Ajuster l’offre touristique

Côté tourisme, il ne suffit pas de mener des politiques fiscales d’encouragement à l’investissement dans l’immobilier touristique. Encore faut-il remplir les hôtels. Et sur ce plan, les freins au développement tiennent moins au coût de la main-d’Oeuvre qu’au positionnement choisi. S’il s’agit de vendre uniquement des camps de vacances possédés par quelques grands groupes, la République dominicaine est sans doute plus compétitive. En revanche, s’il s’agit de vendre des paysages naturels splendides, un pays sûr où l’on peut s’arrêter au coin de la rue pour prendre un verre ou déguster un plat local en bavardant avec ses voisins, alors la Guadeloupe, comme la Martinique voisine ont une carte à jouer.

Mais il faudrait aussi que les investisseurs ne se contentent pas d’empocher la déduction fiscale. Et que les élus locaux comprennent qu’il ne suffit pas de concéder quelques sites remarquables, mais qu’il faut aussi aménager les bords de mer des villes côtières, restaurer les maisons traditionnelles, souvent à l’abandon, et investir dans l’assainissement et le traitement des déchets, même si des progrès ont été réalisés dans ce domaine. Enfin, il est urgent d’imposer des plans d’occupation des sols afin de limiter le mitage général de l’île par des constructions souvent illégales, un phénomène qui n’atteint cependant pas la partie centrale de Basse-Terre, protégée par le statut de Parc national, ou les portions de côtes acquises par le Conservatoire du littoral.

Enfin, il faudrait qu’émergent des personnalités soucieuses de porter un tel programme, au-delà d’un mouvement social, comme le LKP, dont la démarche est par nature revendicative 6. Il manque à l’île un patronat organisé qui ne soit pas dominé par les grands intérêts commerciaux, et des élites politiques qui souhaitent, autrement qu’en paroles, rompre avec le clientélisme. Les récentes déclarations de Mme Marie-Luce Penchard 7, la ministre de l’Outre-mer, guadeloupéenne d’origine, montrent que ce n’est pas encore acquis.

  • 1. Liyannaj Kont Pwofitasyon (Alliance contre l’exploitation outrancière, en créole), regroupement d’organisations syndicales et d’associations de la société civile guadeloupéenne à l’origine du mouvement de grève de 2009.
  • 2. Notamment en mai 1967, où près d’une centaine de manifestants tombent sous les balles de l’armée française. L’alignement du Smic local sur le Smic français n’a été obtenu qu’en 1996.
  • 3. A l’époque, une structure spécifique, le Bureau pour le développement des migrations intéressant les départements d’outre-mer (le Bumidom) encourageait cette émigration.
  • 4. Le solde migratoire demeure négatif de 2 000 personnes par an.
  • 5. Sachant qu’une partie des terres, dans les plantations de bananes, ont été empoisonnées par un insecticide non biodégradable, le chlordécone.
  • 6. Même si certains leaders du mouvement figuraient en bonne place, voire en tête, aux élections régionales, sur trois listes différentes...
  • 7. La ministre avait promis, le 13 février dernier, lors d’un meeting tenu aux Abymes, dans la banlieue de Pointe-à-Pitre, qu’elle privilégierait l’île dans l’affectation d’une enveloppe de crédits destinés à l’ensemble des DOM au détriment de la Martinique, de la Guyane et de la Réunion ! Cela n’a cependant pas empêché son échec cinglant aux élections régionales. Notons, pour donner un aperçu de la complexité de la politique locale, que la maire de la commune du Moule, Gabrielle Louis-Carabin, très populaire, élue députée UMP en 2007, était deuxième sur la liste PS de Victorin Lurel, réélu dès le premier tour.
* Béké

Population créole descendante des premiers colons européens.

À la une

Laisser un commentaire
Seuls nos abonnés peuvent laisser des commentaires, abonnez-vous pour rejoindre le débat !
Sur le même sujet
Foo Série 2/16
Histoire

Bonaparte livre bataille aux Noirs pour l’esclavage

Hervé Nathan