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Industrie pharmaceutique : la fin d’une époque

7 min

Les brevets de nombreux médicaments phares vont tomber dans le domaine public alors que les grands laboratoires manquent de produits nouveaux.

La falaise. C’est ainsi que les analystes financiers ont surnommé l’échéance qui attend l’industrie pharmaceutique à l’horizon 2012-2013. La formule évoque le brusque affaissement d’un modèle : nombre des brevets protégeant les médicaments les plus rentables vont en effet tomber dans le domaine public. Et pour la suite, l’industrie souffre d’un manque total de visibilité, car les projets susceptibles de remplacer ces médicaments phares sont trop peu nombreux dans les " tuyaux ". A quoi s’ajoute la volonté croissante des pouvoirs publics de mieux contrôler les dépenses de santé. Du coup, c’est l’avenir de tout un secteur qui semble menacé. Alors qu’il y a encore dix ans, il paraissait l’un des plus rentables et des plus solides...

Les brevets arrivent à expiration

Les molécules que les laboratoires commercialisent sont en effet protégées par des brevets. Mais au bout de vingt ans, cette protection arrive à échéance. Le médicament peut alors être copié et fait son entrée sur le marché des médicaments dits génériques : ils contiennent la même molécule que l’original mais sont vendus bien moins cher. Ce qui entraîne une chute des ventes du produit d’origine, généralement de l’ordre de 75 %, et cela quasiment dès la première année. Or, nombre des grands médicaments qui réalisent chacun plus d’un milliard de dollars de chiffre d’affaires annuel, surnommés des blockbusters dans la profession, sont tombés dans le domaine public au cours des dernières années. Et ce phénomène va encore s’amplifier, pour culminer entre 2011 et 2013.

En 2011, expirera notamment le brevet du traitement le plus vendu au monde, l’anticholestérol Lipitor (ou Tahor) de Pfizer, qui réalise le quart du chiffre d’affaires de ce laboratoire. Le deuxième médicament le plus vendu au monde, l’antithrombotique Plavix de Sanofi-Aventis et Bristol-Myers Squibb, voit, quant à lui, son brevet arriver à échéance en 2012 aux Etats-Unis. Mais en Europe, il est déjà copié depuis octobre dernier, les fabricants génériques ayant obtenu gain de cause pour vendre leurs molécules dès maintenant. Au total, d’ici à 2013, ce ne sont pas moins de 135 milliards de dollars de chiffre d’affaires qui vont être concernés par des brevets arrivant à expiration, selon le cabinet d’études spécialisé IMS Health. "Tous les blockbusters actuels, qui ont été lancés dans les années 1990, vont bientôt être copiés. Or, le vrai problème c’est que les industriels n’ont pas de grands traitements pour prendre leur relais", constate Claude Le Pen, consultant chez IMS Health et professeur d’économie de la santé à l’université Paris-Dauphine.

Plus gros, moins innovants

Les laboratoires sont en effet confrontés à une crise de l’innovation. Leurs portefeuilles de médicaments nouveaux sont de plus en plus dégarnis. Seules 25 molécules innovantes ont été lancées dans le monde en 2008, contre 44 dix ans auparavant. Et pour l’avenir, les nouveaux grands médicaments potentiels sont trop peu nombreux pour faire face à la déferlante de génériques. D’où la crise structurelle que traverse le secteur. "Nous sommes en train d’assister à la fin du modèle sur lequel l’industrie pharmaceutique s’est bâtie, celui du médicament blockbuster vendu à des millions de personnes, à un prix élevé, grâce à la promotion réalisée par des armées de visiteurs médicaux", estime Claude Le Pen.

Ce modèle s’était mis en place dans les années 1970-1980, porté par un flux d’innovations et par des politiques de santé favorables aux laboratoires. Par la suite, pris dans une spirale de mégafusions, les groupes pharmaceutiques sont devenus de plus en plus grands, mais aussi de moins en moins innovants. Meurtrie par les rapprochements successifs, leur recherche et développement (R&D) s’est sclérosée au sein de ces très grandes structures. La machine s’est d’autant plus grippée que les industriels ont privilégié surtout le marketing au niveau de leurs investissements : leurs budgets commerciaux et publicité (23 % de leur chiffre d’affaires) dépassent maintenant largement ceux de la R&D (17 %), selon un rapport de la Commission européenne.

Les médicaments les plus vendus au monde en 2008 et date d’échéance de leur brevet aux Etats-Unis

Ils se sont de plus focalisés sur les mêmes créneaux jugés potentiellement les plus rentables (cholestérol, insuffisance cardiaque, inflammation, etc.). Résultat : dans ces grandes pathologies, les médecins disposent désormais d’une large panoplie de traitements très similaires et de plus en plus " génériqués ". " L’arsenal thérapeutique dont on dispose dans certains domaines, tel celui des statines prescrites pour réduire les mauvaises graisses, par exemple, est tellement important qu’il est difficile de trouver mieux", constate Claude Allary, fondateur associé du cabinet Bionest Partners.

La pression des Etats sur les tarifs

Parallèlement, les réglementations se sont durcies. Les autorités sont devenues plus précautionneuses sur les risques éventuels des nouvelles molécules, ce qui a rendu leur développement plus long, plus coûteux et plus aléatoire. Elles sont aussi plus réticentes à rembourser, via les systèmes publics d’assurance maladie, des prix élevés pour de " pseudo-innovations ". Partout, la pression sur les tarifs a augmenté, y compris aux Etats-Unis, l’Eldorado du secteur : dans le cadre de sa proposition de réforme de la santé, le président Barack Obama a ainsi obtenu des industriels américains un engagement de baisse des prix des médicaments à hauteur de 80 milliards de dollars sur dix ans.

Enfin, la recherche elle-même évolue également. Les produits issus des biotechnologies prennent leur essor. Ces produits souvent plus ciblés, tels les traitements de la sclérose en plaque ou de l’infertilité, s’adressent aussi à des populations plus réduites. " Pendant des années, nous avons vécu sur le modèle du médicament de masse. Le même type de traitement était donné à tous les malades. Ce modèle ne marche plus face à l’avènement d’une médecine plus personnalisée", estime Christian Lajoux, président de Sanofi-Aventis France et du Leem, le syndicat professionnel qui défend les entreprises du secteur.

La poursuite des mégafusions

Le règne incontesté du blockbuster qui représentait l’essentiel des ventes d’un laboratoire paraît donc révolu. Cela signifie-t-il pour autant que l’ère des géants de la pharmacie l’est aussi ? Quel nouveau modèle va émerger ? "Personne ne le sait vraiment, mais tout le monde essaie de s’y préparer ", note un professionnel. Certains continuent cependant de miser sur la solution classique des mégafusions, malgré ses effets secondaires. C’est le cas en particulier des groupes américains. Pfizer, le numéro un mondial, a racheté l’année dernière son compatriote Wyeth pour 68 milliards de dollars. Merck a acquis Schering-Plough, pour 41 milliards de dollars. Grâce à de tels mariages, ils regarnissent provisoirement leur portefeuille de médicaments et réalisent des économies d’échelle.

Zoom L’Inde dans le collimateur des labos

L’Inde est l’un des rares pays émergents qui a réussi à se doter d’une puissante industrie pharmaceutique. Ses laboratoires - Ranbaxy, Dr Reddy’s ou Cipla - vendent désormais leurs génériques dans le monde entier, et notamment dans les autres pays en développement. Cette situation s’explique notamment par le fait que l’Inde ne s’est pliée qu’en 2005 à la réglementation internationale sur les brevets, et ce, de manière limitée. La section 3d de la loi indienne sur les brevets stipule en particulier que de simples modifications d’une molécule déjà connue ne peuvent être brevetées si elles ne sont pas réellement innovantes. Aussi, les laboratoires occidentaux, qui cherchent à retarder la concurrence des génériques en multipliant ce type de brevets, attaquent-ils cette disposition en justice. Le suisse Novartis avait déjà porté, sans succès, la loi indienne devant les tribunaux, suite au rejet de sa demande d’un brevet sur son anticancéreux Glivec. Il repart à l’assaut en intentant un nouveau procès devant la Cour suprême indienne, pour contester l’interprétation faite de la section 3d.

Dans la foulée du rachat de Wyeth, Pfizer a ainsi annoncé la suppression de 18 000 postes, soit 15 % des effectifs du nouvel ensemble. De manière générale, face à la crise, tous effectuent d’ailleurs des coupes claires dans leurs forces de vente et leur R&D interne. Sanofi-Aventis va fermer quatre centres de recherche en France et supprimer 3 000 postes, selon les syndicats, soit plus de 10 % de ses effectifs dans l’Hexagone. Pour limiter l’effondrement de leur marché, les industriels essaient aussi de retarder la concurrence des génériques, en défendant bec et ongles leurs brevets, tant en Europe que dans les pays en développement (voir encadrés).

Zoom Retarder à tout prix les génériques

Les laboratoires utilisent toutes sortes de procédés afin " d’empêcher aussi longtemps que possible l’entrée des génériques sur le marché ". Telle est la conclusion d’un rapport de la Commission européenne sur le secteur, publié en juillet dernier. Il dénonce notamment la multiplication des dépôts de brevets sur de pseudo-nouvelles indications d’un médicament pour continuer à le protéger des copies. Un laboratoire a ainsi déposé 1 300 brevets sur une seule molécule ! Par ailleurs, les actions en justice contre les fabricants de génériques ont quadruplé depuis 2000, pour s’élever à 700 en 2007. Les laboratoires ont aussi multiplié les accords à l’amiable pour retarder la commercialisation des génériques. Enfin, le rapport met en cause la tactique qui consiste à introduire sur le marché, à grand renfort de promotion commerciale, des produits de " deuxième génération ", qui prennent le relais d’un grand médicament quand son brevet expire, mais en diffèrent en réalité très peu. C’est le cas, par exemple, de l’antiulcéreux Nexium d’AstraZeneca, qui a succédé à son Losec. 40 % des médicaments dont les brevets ont expiré entre 2000 et 2007 ont ainsi eu un " successeur ".

Diversification

D’autre part, les uns et les autres cherchent de nouvelles sources de croissance. Les groupes pharmaceutiques se diversifient dans les biotechnologies : partenariats et rachats de société se multiplient. Souvent considérés comme les " médicaments du futur ", les traitements plus ciblés issus de ces technologies sont aussi beaucoup plus difficiles à copier que les traditionnelles molécules chimiques ; ils sont en effet issus du vivant (hormones, interférons, etc.) et produits par génie génétique.

Chiffre d’affaires 2009 des plus grands laboratoires mondiaux

Les vaccins, également complexes à fabriquer, suscitent eux aussi un intérêt croissant. GlaxoSmithKline, Novartis et Sanofi-Aventis se diversifient également de plus en plus dans l’automédication, la santé animale ou l’ophtalmologie. Le suisse Novartis a ainsi absorbé, en janvier, le numéro un mondial de l’ophtalmologie, l’américain Alcon, pour 39 milliards de dollars.

Ils essaient enfin de se faire une place dans... les génériques. Pourquoi, en effet, les grands labos ne tireraient-ils pas eux aussi profit de ce marché en plein essor ? Le groupe français Sanofi-Aventis a décidé d’y grandir notamment pour se renforcer dans les pays émergents. "Nous devons cesser de réaliser 80 % de notre activité avec 20 % de la population et entrer dans une logique de volume", a déclaré Chris Viehbacher, son nouveau PDG. La croissance des ventes de médicaments est en effet à deux chiffres dans les pays du Sud , alors qu’elle se traîne dans les vieux pays industrialisés. Et, dès 2012, la Chine devrait devenir le troisième plus grand marché du monde, selon le cabinet IMS. Bref, le secteur n’est pas au bout de ses peines pour remonter la falaise...

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